Mes paradis/À Maurice Bouchor

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À MAURICE BOUCHOR


Mon cher ami,

Voici le livre que j’appelais le Paradis de l’Athée au post-scriptum de la lettre te dédiant les Blasphèmes. Il y a, de cela, dix ans. Et en ces dix ans, ce n’est pas seulement le titre du livre qui s’est modifié : le livre lui-même ne ressemble plus guère à celui que j’imaginais alors.

Alors une terrible fièvre d’orgueil me brûlait et j’étais comme soûl du vin de ma pensée. Je l’étais à ce point, que ton retour vers des idées contraires aux miennes me parut une sorte d’apostasie, que j’en souffris cruellement, et qu’il fallut toute la force de notre mutuelle affection pour me retenir de te garder rancune. Par bonheur, cette force était si forte, que rien ne pouvait prévaloir contre elle. Et c’est là précisément que mon orgueil prit sa première raison de se trouver déraisonnable, et que commença de se dissiper ma farouche ivresse philosophique. Ô miracle, en effet ! Nous avions chacun notre hypothèse sur l’origine et la fin des choses, et ces deux hypothèses se contredisaient, et cela ne nous empêchait pas de nous aimer toujours aussi fraternellement ! Toute mon intransigeance en fut mise à bas. Je n’en continuai pas moins à croire en mon hypothèse, puisque je suis organisé de telle façon que celle là seule me satisfait ; mais je dus admettre qu’une autre hypothèse pouvait mieux satisfaire d’autres esprits. Je me sentis devenir tolérant. Et plus je le devins, plus j’eus conscience d’être, en cela, logique avec ma négation de l’absolu. Du même coup, je compris combien la pensée est peu de chose au prix de l’amour, et je le compris de plus en plus par la suite, en constatant que nos intelligences se dissociaient chaque jour davantage, jusqu’à devenir antipodes, sans que nos cœurs eussent un instant cessé de battre à l’unisson. Et ce me fut une lueur vers quoi je m’orientai à la recherche de mes paradis. Tu la verras grandir de page en page en avançant dans le livre.

Je ne veux pas l’expliquer ici, ce livre, comme j’essayai d’expliquer les Blasphèmes par la lettre préliminaire où je te les présentais. Je me doutais bien, alors déjà, de l’inutile peine qu’on se donne à prendre de telles précautions ; mais je ne m’en doutais pas encore assez, et l’effet a passé mes prévisions de beaucoup. Les Blasphèmes ont été blâmés et loués presque toujours à contresens. Et pourtant l’inspiration en était, je crois, bien claire et facile à démêler ! Que serait-ce donc de ce nouveau livre, autrement complexe, et dont la moitié porte cette rubrique significative : dans les remous ? Quelle préface, fût-ce sous forme de sommaire paragraphe et numéroté, y pourrait servir de guide aux esprits malintentionnés ou paresseux ? Mieux vaut renoncer à cet espoir, et que le livre s’explique de lui-même aux gens, attentifs et de bonne foi. Je ne leur ferai qu’une recommandation : c’est qu’ils veuillent bien lire ces pages dans l’ordre où je les ai rangées, y trouver la suite que j’ai tâché d’y mettre, n’en pas juger telle ou telle prise à part, et ne se scandaliser de rien avant d’avoir tout compris. En d’autres termes, je voudrais que le livre fût considéré, par eux, non comme un recueil de pièces détachées, mais comme un seul poème d’une tenue. Je les prierai aussi de ne jamais perdre de vue cette lueur dont je te parlais plus haut, et qui fut mon pôle et qui doit être le leur. Que si, enfin, quelque apparente contradiction pouvait leur sembler gênante, entre ce livre et le précédent, je leur dirai de bien prendre garde qu’elle est seulement apparente, et qu’il en faut d’ailleurs, même au cas où elle serait réelle, chercher la raison dans ceci : à savoir que les Blasphèmes furent écrits de vingt à trente ans, et Mes Paradis de trente à quarante, voire un peu au delà. Mais la sincérité fut égale et entière ici et là, j’espère que les sincères le reconnaîtront.

Ceux qui ne le sont pas, je n’en ai cure. Pharisiens de la pensée ou chicaneurs de la forme, ils ne m’intéressent point et je suis aussi insensible à leurs critiques qu’à leurs éloges. J’emploie de mon mieux les dons que je puis avoir, en les fécondant de toutes mes forces par le travail. Quant à mettre le public dans le secret de ce travail, non ! Quant à rédiger des manifestes, jamais ! J’aime trop, pour cela, mon indépendance et je respecte trop celle des autres. Que chacun aille à sa guise et qu’on me laisse aller à la mienne ! Toutes les guises sont bonnes, dont l’effet est bon. Ce que valent nos efforts à tous, on le saura seulement quand nous n’y serons plus. Suffit que nous nous efforcions, tandis que nous y sommes, vaillamment et loyalement.

J’ai eu un très vieux grand-oncle qui, à quatre-vingt-dix ans passés, quand on lui demandait de ses nouvelles, vous répondait en souriant :

— Faï meis obres, faï ma bisougno.

Tâchons de lui ressembler, mon cher Maurice, et faisons de même nos obres, que ce soit celle de tes divins Mystères ou celle de mes amers Paradis, et faisons-les sans autre souci que de les bien faire, chacun dans notre voie, et disons-nous que le meilleur de notre bisougno aura encore été de nous sentir toujours frères en la faisant, et commençons ainsi à réaliser dans notre coin, à quelques-uns que nous sommes, le chimérique paradis où tous les humains divers et anarchiques s’aimeraient comme nous nous aimons !

Jean Richepin.