Mes paradis/Viatiques/Préliminaires

La bibliothèque libre.


VIATIQUES


I

PRÉLIMINAIRES


En vérité, mon frère, homme, je te le dis,
Si je timbre d’un « mes » ce grand mot « paradis »,
Ce n’est pas en façon de main-mise orgueilleuse.
Je ne t’impose point pour soleil la veilleuse
Qui fume et champignonne en toute humilité
Au chevet d’ignorance où je suis alité.
Elle ne vaut pas plus, j’en conviens, que la tienne.
Donc, ô mon pauvre égal, ne crois pas que j’y tienne,
À ce « mes » ; n’y va pas attacher trop de prix
Et penser qu’envers toi j’affecte un sot mépris.
Puis-je te mépriser, en quoi, moi qui me nomme
N’importe qui, rien, moins que rien, ton frère, un homme ?
Hélas ! c’est comme toi, front lourd et bras tordus,
Que je cherche à tâtons les paradis perdus

Et vainement m’épuise en étreintes funèbres
Sur des fantômes faits de vide et de ténèbres ;
Comme toi, que je vais, d’un pas aussi perclus,
Vers une foi, dans un siècle qui n’en a plus ;
Comme toi, même objet d’une juste risée,
Que j’arrose la fleur après l’avoir brisée ;
Comme toi, que l’espoir d’être heureux me reprend
Et que je viens dans l’ombre écouter en pleurant
Si du ciel quelque sourd roucoulement retombe
Au colombier désert dont j’ai fait une tombe.
Ah ! les divins, les chers, les blancs oiseaux, tous morts !
Mon frère, souviens-toi ! Sans pitié, sans remords,
Les traitant de menteurs, et, la mémoire brève,
Oubliant que jadis y chanta notre rêve,
Nous les avons tués, jeté leur plume au vent.
Morts ! Tous morts ! Et le rêve en nous toujours vivant
N’a plus de voix, et geint dans l’horreur ridicule
D’être le sourd-muet qui grogne et gesticule.
Que dit-il, que veut-il, l’affreux déshérité ?
À qui demande-t-il, de quoi, la charité,
Avec sa main tendue et sa bouche écumante ?
Est-ce un regret, est-ce un désir, qui le tourmente ?
Ce qu’il grogne et ce qu’il gesticule, pourtant
C’est quelque chose ; car on le voit, on l’entend ;
On voit des pleurs rouler, lourds, sur sa face pâle ;
On entend des sanglots dans sa gorge qui râle ;

On devine, à travers son obscur bégaiement,
Qu’il a des mots à dire, et désespérément.
À coup sûr, ce n’est plus l’hymne à l’extase folle
Qui vers les paradis religieux s’envole
En lançant à la terre un délectable adieu
Pour monter s’abîmer au sein même d’un Dieu.
À ces paradis-là peu d’âmes croient encore.
Âmes d’enfants, que leur naïveté décore
Et que j’ai pu blesser naguère en blasphémant,
Je leur demande ici pardon très humblement
Et peut-être en secret que je leur porte envie.
Mais quoi ! La route est longue où leur foi nous convie ;
Pour y marcher vers des horizons radieux,
Il faut en voir le bout, et nous n’avons plus d’yeux.
Des paradis tout près, sur le bord de la route,
Semblables à l’auberge où l’on casse une croûte,
Où l’on fait dans l’étable un somme sur le foin,
Voilà les paradis dont nous avons besoin,
Voilà ce qui convient le mieux, avant qu’il crève,
À l’infirme, à l’errant, au gueux qu’est notre rêve.
Comment, rien de plus ? Rien. Pas même, ô sourd-muet,
Le vœu qui, dernier-né, dans ton cœur remuait
Quand, le front lumineux, les yeux visionnaires,
Sur son buccin d’archange où roulaient des tonnerres
Hugo sonnait à notre espoir ressuscité
La diane de paix et de fraternité.

Hélas ! même ce vœu de nos récentes fièvres,
À peine il tremble encor, sourd-muet, sur tes lèvres.
Au sonneur de diane on a sonné son tour
De partir ; et depuis, personne sur la tour,
Pour nous donner par son auréole en couronne
La rose illusion de l’aube qu’il claironne.
L’âge d’or qu’on croyait voir poindre aux lointains bleus,
Avec l’autre âge d’or, l’ancien, le fabuleux,
S’évanouit déjà dans l’ombre légendaire.
Sa Grande-Ourse n’est plus qu’un vague lampadaire
Très pâle et que la nuit ronge. Nous essayons
D’en distinguer encor quelques furtifs rayons,
Une vibration de lumière qui tinte ;
Mais bientôt va sombrer l’ultime étoile éteinte.
À ce paradis-là, quand même, plus humain
Et plus proche, car on l’annonçait pour demain,
Au paradis vers qui l’on marche et l’on progresse,
Subsistent des dévots ravis. Leur allégresse,
Toute folle qu’elle est, m’est enviable aussi.
Mais quoi ! Si devant moi le ciel s’est rétréci,
Si je ne le vois plus, leur labarum polaire,
Si pour le retrouver et qu’il me rééclaire
Il faut encore, ainsi qu’ils le disent, marcher,
Gravir deux ou trois monts de rocher en rocher,
Et si je suis à bout, si je tombe à mi-côte,
Si j’ai sommeil, sommeil, sommeil, est-ce ma faute ?

Et, voulant le repos, ne puis-je à moins de frais
Chercher mes paradis plus près, toujours plus près ?
C’est lâche, oui, je le sais. Mais fais-tu le contraire,
Ô souffrant, fatigué, fourbu, rompu, mon frère,
Triste cadet du siècle en deuil qui va finir
Sans voir du passé mort renaître l’avenir ?
Ah ! combien notre rêve est sobre d’espérances !
Du pain rassis, de l’eau, des restes, même rances,
Quelques sous, par hasard la piécette d’argent
Pour se soûler, cela suffit à l’indigent.
Ainsi faut-il à nos fringales peu gourmandes.
Ce n’est plus le bonheur parfait que tu demandes,
Mais un bonheur quelconque et fait le plus souvent
De ne pas trop sentir que l’on meurt en vivant.
S’il nous revient parfois au cœur une bouffée
Des grands vœux d’autrefois, elle est vite étouffée.
À quoi bon ? Ce n’est plus la brise de printemps
Qui gonflerait ce soir nos drapeaux de vingt ans
Et les ferait claquer sur un rythme de fête ;
Ce serait un soupir de honte et de défaite.
Les cocardes d’antan ont fui de nos chapeaux,
Et dans les plis flétris de nos anciens drapeaux,
Que nous devions planter sur les terres promises,
Pour nos culs de vaincus nous taillons des chemises.
Ainsi, neutres, épris d’un idéal épais,
Nous réclamons, sans plus, un peu de morne paix,

Et de pouvoir cuver dans un sommeil sincère
Quelque ivresse à bas prix sur nos lits de misère.
Que l’existence, avec ses regrets, ses chagrins,
Nous offre encor par-ci par-là des jours sereins ;
Que ce désert de loin en loin ait des mirages ;
Qu’on y fasse l’aumône à nos lâches courages,
Aumône d’amitié, d’amour, d’illusions ;
Que parfois à ces puits en passant nous puisions
Et que nos gorges pour une heure en soient plus fraîches ;
Qu’il reste un brin de fleur au foin sec de nos crèches
Et que ce brin resté nous rende en ses parfums
L’ancienne éclosion de nos avrils défunts ;
Amère, mais avec un rien qui l’édulcore,
Que la vie en un mot nous soit vivable encore ;
Tels sont les paradis, les pauvres paradis,
Qui ne nous semblent pas trop loin, trop interdits,
Et les seuls où sourie un vague espoir de trêve
Pour l’obscur sourd-muet qui geint dans notre rêve.
J’ai compris sa détresse et, lui prenant la main,
Vers ces paradis-là j’ai cherché le chemin.
Si j’ai su les trouver, tels quels, vaille que vaille,
Je n’en suis pas plus fier, car mince est la trouvaille ;
Et je n’exige pas d’un air conquistador
Que mon nom glorieux flamboie en lettres d’or
Sur cette Amérique, humble, hélas ! et bien ancienne
Puisque tout homme en soi peut découvrir la sienne.

Je n’exige pas même en retour un merci.
Tout ce que je désire, ô frère, le voici :
C’est qu’en mes vers loyaux loyalement tu voies
La bonne volonté qui par toutes les voies
Guida mes pas vaillants et mes regards tendus
Pour te rendre un lopin des paradis perdus.