Mes paradis/Les Îles d’or/À table, les amis, à table ! Pas bien grande

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XXXIX


À table, les amis, à table ! Pas bien grande,
La table ! Et simple, oh ! oui, simple ! Et pour qu’on s’y rende
Pas de larbins, ouvreurs de cinq ou six salons
Où l’on défile, un couple ayant l’autre aux talons,
Et ces larbins en frac ne différant des hôtes
Que par la croix absente et leurs mines plus hautes !
On n’a qu’à traverser ici le corridor.
Et l’homme qui me sert, avec des anneaux d’or
Aux oreilles, servait déjà mes père et mère,
Et je vais caressant parfois cette chimère
Qu’il serve aussi mes fils comme leurs grands-parents.
C’est le bon serviteur tel que je le comprends,
Brave, de la famille, ainsi qu’au temps antique,
Et notre ami plutôt que notre domestique.

Donc, entendu ! Petite et simple table ; mais
On se rattrape sur la qualité des mets.
La cuisine est aussi faite à la mode antique.
Ce n’est pas du néant soufflé que l’on mastique.
Le rôti n’est pas mis dans un four, au charbon
De terre ; on sait ce qu’il lui faut pour être bon ;
Devant un feu de bois à la braise en fournaise
Dans une rôtissoire il se dore à son aise.
Le pot-au-feu bouillotte à tout petits frissons.
Les ragoûts mijotés, fils des lentes cuissons,
Sont épais, onctueux, roux et parfumés d’herbes.
Déjà, rien que l’odeur et la couleur, superbes,
Disent à l’appétit des mots encourageants.
Nos légumes élus sont ceux des pauvres gens,
Pommes de terre, pois cassés, lentilles, fèves,
Choux, haricots de tous les tons, toutes les sèves,
Haricots rouges, blancs, nains, boulots, de Soissons,
Dont un triste estomac peut craindre les chansons,
Mais dont le nôtre rit et point ne se ballonne.
Gloire à l’Égypte dont les temples à pylône
Faisaient de vous des dieux ayant pour compagnons
Ces autres Immortels, les sublimes oignons !
Ah ! ce n’est pas chez nous, fichtre ! qu’on les méprise !
Ni toi non plus, bel ail dont la nacre s’irise !
On ne t’épargne pas, ail, âme du gigot.
Quant au vin, que l’on boit à tire-larigot,

Ce n’est pas de Bercy qu’il me vient, ni de Cette.
Celui qui le fabrique a la bonne recette.
À Gevrey-Ghambejtin, sans nul autre élément,
Il le fait avec du raisin, tout bêtement.
Son père fournissait le mien. Je continue
À priser mieux ce vin que ceux faits en cornue.
Il fleure le terroir, la grappe et le soleil.
Pour l’huile je me sers d’un procédé pareil.
Je connais, non loin d’Aix, un homme qui salive
Quand on lui dit du bien de son huile d’olive.
En février, je lui commande un estagnon.
Et de mon Provençal et de mon Bourguignon
Mes enfants après moi sauront user, j’espère,
Comme ont fait sagement leur père et leur grand-père.
À table, encore un coup, à table, les amis !
Tout ce qui devant vous sur elle sera mis
Doit être, autant que vous, bon, loyal et sincère.
Est-on dix, y compris la famille, on se serre !
Mais pas trop cependant et sans être à l’étroit.
Il faut qu’on ait de l’air aux coudes, et le droit
De faire en bavardant, si l’on veut, de grands gestes.
Grignotés de profil, les mets sont indigestes ;
Et l’assaisonnement le plus vif aux mangers
C’est le poivre et le sel des propos échangés.
La conversation va, vient, balle élastique.
On parle un peu de tout, jamais de politique ;

De cuisine souvent ; du Beau presque toujours ;
Et quelquefois aussi de ces bons mauvais jours
Où, tels que des oiseaux qu’un vent d’hiver rassemble,
Contre Faulte d’argent on luttait tous ensemble ;
Et les petits, ouvrant de grands yeux batailleurs,
À voir comme on fut brave, en deviennent meilleurs,
Plus armés ; chacun d’eux se dit : « J’aurai de même
« Quelque ami que je veux aimer autant qu’il m’aime ; »
Et les saines leçons ainsi s’amalgamant
À la saine pitance, ils ont double aliment,
Et leur âme et leur chair restent ensemencées
De bonne nourriture et de bonnes pensées.