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Mes pontons/Chapitre 16

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Captivité de Louis Garneray : neuf années en Angleterre ; Mes pontons (p. 44-46).

XVI.


Ponton la Vengeance – Un brocanteur émérite – Un bonheur m’arrive – Incurables – Haine et cruauté – Dévouement d’un défenseur – Un jeune amoureux – Altercations – Suicide


Pendant les premières semaines qui suivirent la révocation du capitaine R…, je parvins à me caser assez convenablement, et je me remis à mes travaux de peinture.

Je travaillais, pendant les loisirs assez nombreux que me laissaient mes fonctions, à un grand tableau, lorsque notre nouveau capitaine m’annonça que son confrère du ponton la Vengeance, dont l’interprète venait de mourir, lui faisait demander de lui céder le sien pour quelques jours, et que comme il comprenait, lui, assez le français pour pouvoir se passer momentanément de mes services, il avait disposé de moi.

Il n’y avait rien à répondre à cet ordre, sinon à obéir. Je pris donc congé de mes camarades de la Couronne, que je ne devais plus revoir, et je m’embarquai pour la Vengeance. C’était sur ce ponton que devait se terminer ma captivité ; seulement, cette captivité devait durer encore cinq années !

Je n’entreprendrai point de dépeindre au lecteur l’aspect que me présenta cette nouvelle prison lorsque j’y arrivai. À peu de chose près, car ces tombeaux vivants se ressemblaient tous, c’était absolument la même chose qu’à bord de la Couronne.

Installé en ma qualité d’interprète dans une petite chambre particulière située dans la batterie de 18, j’étais bien moins à plaindre que le reste des prisonniers ; je ne tardai pas non plus à m’arranger avec notre commis aux vivres qui me céda, ou pour être plus exact qui me loua une cabine étroite qu’il occupait à bâbord sur le gaillard d’arrière, et dont je fis mon atelier.

Entièrement absorbé par mes travaux, je me mêlais fort peu à la vie des prisonniers ; et le temps passait pour moi, sinon d’une façon heureuse, au moins rapidement.

Un jour je reçus la visite d’un gros petit homme qui, entrant sans façon dans mon modeste atelier, se mit sans me dire un mot à examiner mes productions avec le plus parfait sans-gêne.

— Ces marines, pour être peintes par un Français, ne sont pas par trop médiocres, me dit-il enfin ; si vous voulez vous montrer raisonnable nous nous arrangerons peut-être ensemble !… Je suis marchand de tableaux à Portsea !

Comme j’étais alors fort à court d’argent, il me parut voir le ciel s’ouvrir devant moi, et je m’empressai de répondre que j’étais l’homme le plus facile du monde en affaires.

— Mon garçon, me dit le marchand – car les Anglais abusant de notre position avaient pour habitude de nous traiter avec une dédaigneuse familiarité –, « mon garçon », vous avez tort de parler ainsi ! Si le hasard eût fait qu’au lieu d’être un honnête homme comme je le suis, vous eussiez trouvé un juif en moi, cet aveu eût pu vous coûter cher… Heureusement pour vous que votre bonne étoile vous a servi, je me nomme Abraham Curtis !

L’Anglais prononça ce nom avec une telle emphase, que je jugeai qu’il devait être très honorablement connu ; et je n’osai lui avouer que cette fois était la première de ma vie que je l’entendais prononcer.

Après un court débat, il fut convenu qu’il me prendrait tous mes tableaux, à la condition toutefois qu’ils fussent d’une certaine dimension et très soignés, à raison d’une livre sterling ou vingt-cinq francs pièce.

Ce prix, auquel j’étais loin de m’attendre, me combla de joie. Je touchai le jour même six livres sterling pour tous les tableaux qui se trouvaient dans mon atelier, et qu’Abraham Curtis emporta avec lui.

À partir de ce moment ma vie se changea en un travail acharné ; je ne quittais presque plus mon chevalet que pour prendre mes repas, je peignais sans cesse, hiver comme été. J’arrivai de cette façon à produire jusqu’à trois et quelquefois quatre tableaux par mois.

Fidèle à ses promesses, mon marchand me payait avec une régularité dont je ne pouvais lui savoir assez de gré : je le proclamais en mon cœur l’homme le plus honnête et le plus généreux du monde entier.

Vers le milieu de l’automne, il y avait à peu près six mois que j’étais sur la Vengeance, le capitaine m’ordonna un matin d’annoncer aux prisonniers pour le jour même la visite du médecin du Transport-Office chargé d’examiner les malades que l’on devait renvoyer cette année dans leurs familles comme incurables.

Cette annonce, ainsi que cela avait toujours lieu, produisit sur les détenus une impression profonde ; car comme chacun, parmi eux, se trouvait, hélas ! en état de concourir, chacun espérait.

Vers les deux heures de l’après-midi arriva le médecin ; tous les cœurs battaient d’espoir et de crainte. Le médecin chargé de cette importante visite, un nommé Weiss, mérite bien que je lui consacre quelques lignes.

Espèce de petit-maître ridicule, poudré, pincé, et ricanant sans cesse, ce docteur était âgé d’environ cinquante-cinq ans, d’une taille exiguë, et affligé de la figure la plus disgracieuse qu’il fût possible d’imaginer ; il était amoureux de lui-même à l’excès et se croyait complaisamment le premier praticien de l’Angleterre ; au reste, d’une insolence remarquable, il professait hautement pour les Français le plus profond mépris et ne daignait même pas leur cacher la haine qu’ils lui inspiraient. Amateur effréné de mauvais jeux de mots et de calembours, chaque mot qu’il prononçait était un quolibet, et chaque quolibet une insulte. À présent, passons à la visite.

Les deux premiers malades qui se présentèrent devant ce juge cruel et prévenu offraient un curieux et attendrissant contraste entre eux.

Le premier, beau vieillard âgé de soixante-cinq à soixante-huit ans, était, ainsi que le laissait facilement deviner son teint bronzé par les chaleurs des tropiques et ses mains déformées par un contact journalier avec le chanvre et le goudron, un matelot fini. Amputé de la jambe droite, il s’appuyait sur un beau jeune homme qui pouvait avoir vingt-cinq à trente ans, mais dont les traits flétris et le corps affaibli par le marasme ne laissaient que trop entrevoir la fin prochaine.

Ce vieillard et ce jeune homme étaient le père et le fils : tous les deux matelots, tous les deux faits prisonniers le même jour. C’étaient des concurrents sérieux, et je ne doutais pas que le docteur Weiss ne fit droit à leur juste demande.

— Ah ! ah ! s’écria le docteur d’un air joyeux en frappant de sa canne la jambe de bois du vieillard, il paraît, mon ami, que vous avez voulu causer avec les Anglais… C’est un vilain défaut que d’être bavard… Voyez où cela vous a conduit… Ma foi, c’est bien fait, vous n’avez eu là que ce que vous méritiez…

Le vieillard qui depuis six ans pourrissait sur les pontons ne releva pas cette mauvaise plaisanterie et se contenta de plaider sa cause.

— Monsieur le docteur, dit-il humblement, renvoyez-moi en France, je vous en conjure. Je sens que je n’ai plus que peu de temps à vivre, et je voudrais bien mourir là où est mort mon père ! Et puis, quel tort puis-je faire à présent aux Anglais, pauvre misérable estropié que je suis ? À quoi sert ma présence ici, sur les pontons ? Quel avantage en retire le gouvernement anglais ? Pourquoi dépenser son argent à me nourrir ?

— Le fait est, vieil éclopé, s’écria le docteur, que je ne vois pas trop pourquoi le gouvernement s’occupe de vous. Quel est votre âge ?

— J’ai soixante-six ans, mon bon docteur !

— Dormez-vous bien ?.. vous sentez-vous robuste ?..

— Je ne puis plus dormir, et j’éprouve à chaque instant des éblouissements et des faiblesses qui m’empêchent de me tenir debout.

— Mauvais, cela… Donnez-moi votre pouls… Détestable ! Montrez-moi votre langue… Abominable !… Mon garçon, je ne voudrais pas me trouver en ce moment dans votre peau… Dites-moi, avez-vous bien envie de revoir votre pays, de retourner en France ?

— Si j’en ai envie, mon excellent docteur, s’écria le malheureux, c’est-à-dire qu’à cette idée je pleure de joie comme un enfant.

— Allons, consolez-vous, et bon espoir !

— Alors, ô mon bon docteur, vous me désignerez donc cette fois ! s’écria le pauvre mutilé, en proie à une émotion profonde.

Il me parut que le docteur, contrairement à son habitude, ressentait quelque pitié, car, frappant doucement du revers de sa main la joue brunie du vieux matelot :

— Je vous le répète, du courage et bon espoir, lui dit-il d’un air de bonté dont je ne le croyais pas capable. Et ce jeune homme, quel est-il ?

— C’est mon fils, docteur.

— Ah ! votre fils ! c’est-à-dire que c’est vous qui lui avez appris son état de marin, sans doute ? C’est d’un bon père. Et que réclame-t-il ce jeune homme ?

— Il voudrait comme moi, docteur, retourner mourir en France…

— Voyons, que je l’examine un peu… Oui, en effet, il est dans un piteux état… Pauvre jeune homme ! — Ainsi, docteur, reprit le vieux matelot d’une voix qui tremblait, ainsi vous le renverrez aussi ?…

— Soyez sans inquiétude… On vous a dit que j’étais méchant, cruel même… Ce sont des calomnies…

— Vous méchant ! s’écria le mutilé, c…est-à-dire qu’en ce moment je vous trouve aussi bon que le bon Dieu…

Le docteur serra alors avec effusion la main du matelot, comme pour le remercier de lui rendre cette justice, puis d’une voix attendrie :

— Vous avez raison, pauvre malheureux, d’avoir confiance en moi… Il faudrait être un monstre pour vous arracher aux soins de votre fils… Je ne vous séparerai pas… je vous en donne ma parole.

À cette annonce de leur liberté le père et le fils tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

— Au revoir ! mes amis, leur dit alors en ricanant le docteur ; à l’année prochaine…

— Comment, à l’année prochaine ! répéta le vieux matelot en ouvrant des yeux hagards.

— Eh bien, oui, je le répète, à l’année… Ne vous ai-je pas promis de ne pas vous séparer de votre fils ?.. Or, comme je suis un honnête homme et que je n’ai qu’une parole, je vous laisse ici ensemble tous les deux.

Le docteur se mit à rire et continua sa tournée.

Le malheureux matelot poussa un cri déchirant et perdit connaissance.

Les moindres délits commis par les prisonniers français étaient punis avec une telle sévérité à bord des pontons, et il fallait si peu de chose pour constituer un délit aux yeux de nos geôliers, que personne parmi nous n’osa, à la vue de cette ignoble cruauté du docteur Weiss, élever la voix.

Ce fut un Anglais, je suis heureux de constater ici cette exception aussi honorable que rare, qui se fit l’interprète de l’indignation générale. Cet Anglais, nommé Fuller, était le médecin ordinaire attaché spécialement à notre ponton.

— Monsieur, dit-il en s’adressant d’un ton ferme à son confrère, votre mission, si je ne me trompe, consiste tout bonnement à constater l’état de la santé des prisonniers, et nullement à leur infliger la torture. Or, puisque vous êtes médecin comme moi, monsieur, vous devez savoir que l’émotion cruelle que votre barbarie vient de faire éprouver à ce pauvre vieux matelot et à son fils est de nature à aggraver d’une façon désastreuse leur position déjà si critique. Comme homme et comme médecin, je proteste donc hautement contre votre inqualifiable conduite.

À ces paroles du généreux Fuller le docteur Weiss pinça ses lèvres d’un air rogue et méchant, et d’une petite voix doucereuse qui produisit sur moi le même effet que si j’eusse entendu siffler un serpent :

— Monsieur, répondit-il à son confrère, vos observations peu parlementaires viennent tout bonnement de ce que le Transport-Board, manquant de confiance dans vos talents et vos lumières, a jugé à propos de m’envoyer inspecter vos malades… C’est votre amour-propre froissé et non votre conscience indignée qui parle… Veuillez vous rappeler que vous ne m’êtes adjoint dans la visite générale que je passe aujourd’hui qu’à titre d’auxiliaire, que pour me donner les renseignements dont je puis avoir besoin sur l’état et la position des malades que vous soignez plus ou moins mal depuis un an !… Votre rôle, monsieur, est en ce moment tout à fait secondaire ; votre position, celle d’un subalterne… ne l’oubliez point !

— Je prends vos paroles, monsieur Weiss, non pour une insulte, car je vous méprise trop pour admettre que votre insolence puisse atteindre jusqu’à mon honneur ; mais je les regarde comme une nouvelle lâcheté, répondit vivement le docteur Fuller. Quant à ma position de subalterne dont vous vous targuez, je suis prêt, si vous avez assez de cœur pour venir avec moi sur le terrain, à donner immédiatement ma démission.

M. Weiss, à ce défi clairement formulé, garda un moment le silence, puis se retournant bientôt vers son confrère, et lui souriant d’un air aimable :

— Allons, mon cher Fuller, lui dit-il toujours de ce même ton doucereux qui ne l’abandonnait jamais, laissons de côté ces discussions puériles et continuons notre tournée. Nous sommes trop vifs tous les deux et cela finirait mal. Voici ma main.

Le docteur Fuller, qui avait servi longtemps dans la marine royale, et donné en maintes occasions des preuves multipliées d’abnégation et de courage, était doué d’une loyauté et d’une rigidité de principes remarquables : il ne daigna donc pas toucher la main que son confrère lui présentait, et il se contenta de répondre d’un ton bourru :

— C’est bien ; continuons notre visite.

— Mauvaise tête ! s’écria en riant le docteur Weiss, qui eut l’air de ne point remarquer cette nouvelle insulte. L’inspection sanitaire durait à peu près depuis trois heures et les deux tiers des prisonniers étaient déjà passés en revue lorsque les deux médecins s’arrêtèrent devant un matelot qui paraissait en proie à de vives souffrances.

— Voici un homme, dit Weiss, qui pour se faire renvoyer dans ses foyers doit avoir pris quelque mauvaise drogue… Ces Français sont d’une indélicatesse et d’une fausseté révoltantes. Voyons l’ami, ne fermez point ainsi vos yeux et ne prenez point tant de peine pour jouer le moribond. Je vous avertis que je connais mon métier et que je ne tombe jamais dans ces vieux pièges usés, bons tout au plus à tromper des étudiants, que l’on tend chaque jour à ma sagacité.

Le prisonnier à qui je traduisis cette phrase paraissait en proie à des souffrances atroces ; le corps appuyé contre le plat-bord, d’une main il se serrait le front, et de l’autre, passée en arrière, il soutenait ses reins. Il fut quelque temps sans pouvoir me répondre.

— Dites à l’Anglais, camarade, murmura-t-il enfin, qu’il est un imbécile, que je n’ai pris aucune drogue pour me rendre malade, que je ne demanderais pas mieux que de me bien porter, car je souffre cinq cents millions de douleurs, et qu’il me fiche la paix…

On conçoit que j’apportai de notables modifications à la traduction de cette phrase.

— C’est bon, s’écria Weiss ; le drôle tient à jouer son rôle jusqu’au bout… Passons outre…

— Permettez, monsieur, dit vivement le docteur Fuller, mais cet homme me semble au contraire fort malade… Dans quels parages avez-vous été fait prisonnier, mon ami ? demanda le docteur au matelot.

— Dans les Florides, en revenant de La Havane…

— Vous êtes naïf, cher confrère. Et de quelle maladie est donc atteint, d’après vous, ce rascal ?

Le docteur Fuller allait répondre, lorsque se ravisant subitement il approcha sa bouche de l’oreille de son supérieur et lui parla quelques instants à voix basse. Jamais je n’oublierai l’expression de terreur qu’affecta alors le visage de ce dernier qui s’éloigna brusquement du matelot en poussant une exclamation d’effroi et de dégoût. Son confrère, au contraire, le brave Fuller, se rapprocha avec empressement du malade et se mit à lui tâter le pouls et à l’examiner avec attention.

— Venez, venez, Fuller, s’écria le docteur, voici la nuit qui approche, et il faut absolument que nous terminions notre tournée aujourd’hui… Ordonnez que l’on emporte cet homme à l’infirmerie… Mais dépêchons-nous, dépêchons-nous…

Il y avait tant de terreur dans la voix du docteur Weiss que les plus saugrenues superstitions me passèrent par la tête. L’inspection continua ; le dernier prisonnier devant lequel les docteurs s’arrêtèrent était presque un enfant. Il pouvait avoir dix-sept ou dix-huit ans au plus et était doué de la plus charmante figure que l’on puisse imaginer : on eût dit une jeune fille travestie en matelot.

En voyant la commission sanitaire arriver près de lui, le jeune homme écrasa avec son poing des larmes qui remplissaient ses yeux, et prit une pose respectueuse.

— Voilà une toute jeune vipère qui n’a pas dû mordre encore beaucoup d’Anglais, car ses dents sont à peine poussées, dit le spirituel Weiss. Depuis combien de temps êtes-vous à bord de la Vengeance, jeune drôle ? continua le docteur.

— Depuis deux mois et quatre jours.

— Où et comment avez-vous été pris ?

— Dans le détroit de la Manche, après un combat.

— Sur un navire de guerre, sans doute ?

— À peu près ; sur un corsaire, sur l’Éclair.

— Ah ! ah ! jeune flibustier, vous vouliez piller les Anglais et les Anglais vous ont attrapé… C’est bien fait, et vous n’avez pas au moins volé votre captivité… Voilà ce que, c’est que aimer trop argent…

— Oh ! de l’argent, répéta en soupirant l’enfant, j’m’en moquerais pas mal, moi, si le père Mignar voulait me donner Angélique sans dot… Mais le père Mignar aime l’argent…

Cette exclamation me fit sourire, et je ne jugeai pas à propos de la traduire aux docteurs.

— Eh bien ! Fuller, dit l’inspecteur en chef en s’adressant à son confrère, voilà enfin notre corvée terminée. Mes notes sont prises et nous pouvons nous en aller. Partons ! L’atmosphère putride et étouffante qui règne dans cette dunette-ci pourrait nous rendre malades. Venez-vous ?

Les deux docteurs s’éloignaient, Fuller avec calme et Weiss avec une grande précipitation, lorsque le jeune corsaire, courant après eux, les retint par le bras.

— Eh bien ! et moi, vous ne m’avez pas examiné, fainéants, leur dit-il, je suis malade, très malade. Je souffre joliment. Est-ce que vous n’allez pas me renvoyer en France ?

— Insolent ! oser me prendre ainsi par le bras, s’écria le docteur Weiss en levant sa canne sur l’enfant.

— Ah ! sacré mille noms ! à bas la badine, ou je tape, s’écria le petit prisonnier qui, les yeux flamboyants et les poings serrés, tomba bravement en garde devant le docteur, lequel recula vivement.

— Demandez à cet enfant d’où il souffre, me dit en riant M. Fuller.

— D’où je souffre ? de partout, donc !

— Avez-vous de l’appétit, mon ami ? — Est-ce que je sais, moi ! D’abord on ne nous donne rien à manger.

— Dormez-vous bien, la nuit ?

— Il faut bien que je dorme pour rêver à elle… mais je me réveille plus de cent fois de suite en sursaut.

— Pleurez-vous souvent ?

— C’est humiliant à avouer, pour un homme, mais je ne fais que ça ; mes yeux ressemblent à des fontaines… Pourtant je puis dire, la main sur la conscience, que c’est pas le courage qui me manque… Que voulez-vous, c’est plus fort que moi.

— Hélas ! mon pauvre enfant, je regrette d’avoir à vous annoncer que nous ne pouvons rien pour vous, dit d’un ton affectueux le docteur Fuller. Vous êtes amoureux, et l’amour n’est pas considéré, à tort peut-être, comme une maladie assez grave pour motiver le renvoi d’un prisonnier dans sa patrie…

— Tiens ! qui donc vous a dit que j’étais amoureux ? s’écria le jeune homme avec étonnement. Eh bien, c’est vrai ! Après tout, c’est pas une chose déshonorante… Oui, c’est pour pouvoir gagner de quoi épouser Angélique que je me suis embarqué à bord de l’Éclair. Quant à être malade, je jure que je le suis…

M. Fuller, n’ayant rien à répondre, s’éloignait pour rejoindre son confrère déjà parti lorsque le jeune corsaire le retint à son tour.

— Ainsi, lui dit-il d’un ton suppliant, vous ne voulez pas me renvoyez en France ?

— Je vous répète, mon pauvre garçon, que cela m’est impossible.

— C’est votre dernier mot ? Eh bien, si vous êtes un honnête homme vous ne tarderez pas à vous repentir de ce refus ; je ne vous dis que ça. Le petit jeune homme, après avoir prononcé ces paroles d’un ton déterminé, enfonça d’un coup de poing son chapeau de cuir goudronné sur sa tête et se dirigea vers un des coins les plus obscurs de la batterie.

Lorsque nous rejoignîmes le docteur Weiss, il était retenu par une foule de prisonniers qui, avant de le laisser partir, voulaient tous rappeler à son souvenir les cas d’infirmité qui selon eux devaient les faire renvoyer en France.

Le docteur semblait jouir avec volupté de toutes ces supplications, de toutes ces douleurs et donnait un libre cours à sa méchanceté : chaque soupir lui arrachait un sourire, chaque plainte lui inspirait un calembour ; toutefois, malgré le plaisir évident que lui procurait l’application de ces tortures morales, il semblait pressé de quitter le gaillard d’arrière et une inquiétude mal dissimulée se lisait dans ses regards.

— Allons, Fuller, partons, dit-il en se dirigeant enfin vers la porte de l’escalier extérieur.

Dans le brusque mouvement qu’il fit pour rompre le cercle des prisonniers qui l’entouraient, un papier tomba de sa main, et je m’empressai de le ramasser. En tête de ce papier était écrit en grosses lettres :

« Noms des détenus à renvoyer en France ! »

On conçoit que je me gardai bien de rendre ce précieux document dont Fuller possédait le double ; je le cachai aussitôt sous ma veste afin de pouvoir, en le communiquant aux prisonniers qu’il intéressait, leur éviter la pénible attente de quinze jours ou un mois peut-être, qu’entraînait toujours la publication de la révision annuelle qui avait lieu sur tous les pontons.

J’ai dit que le docteur Weiss, repoussant les prisonniers, s’était élancé vers la porte de sortie ; une fois arrivé au pied de l’escalier il leva la tête, se retourna vers nous, et, certain que nous ne pouvions plus nous opposer à son passage :

— Après tout, mes amis, nous dit-il d’un air plein d’onction et de bonhomie, consolez-vous : il y en a beaucoup parmi vous qui ne doivent plus rester longtemps à bord de la Vengeance

— Quoi ! docteur, serait-il question de la paix ? s’écria un détenu.

— Pas précisément, mes excellents amis, mes très chers Français, à moins toutefois que vous n’entendiez par la paix, le repos de la tombe… car… je vous gardais cette bonne nouvelle pour mes adieux, la fièvre jaune vient de se déclarer à bord de la Vengeance.

Le docteur, après avoir prononcé avec une joie singulière cette foudroyante révélation qui nous frappa d’épouvante, sauta lestement de l’escalier, dont sa main tenait la rampe en corde, dans son canot, et se retira.

Comment expliquer à présent la terreur que nous causa l’annonce de ce terrible et mystérieux fléau que les Français désignent sous le nom de fièvre jaune et les Espagnols sous celui de vomito ? Chaque soir vingt malheureux ne succombaient-ils pas à la suite de maladies cruelles ? une mortalité énorme avait-elle jamais cessé de nous décimer ? jouissions-nous parfois d’une heure de repos, d’une seconde de plaisir ? Non, non, mille fois non !

Chaque nuit une chaloupe chargée des corps de nos amis s’éloignait silencieusement de notre ponton sans être accompagnée par une prière, et sans nous laisser, tant la souffrance nous avait endurci le cœur, ni un regret ni un souvenir ! Pourquoi donc la fièvre jaune nous épouvantait-elle à ce point ? Je l’ignore… Je constate ici un fait, et voilà tout.

Je dois rendre cette justice au docteur Fuller, qu’en apprenant la perfide indiscrétion de son supérieur il qualifia avec une généreuse indignation son ignoble conduite.

— Mes amis, nous dit-il, ne vous laissez pas aller au désespoir. J’ai longtemps séjourné dans les colonies où règne le vomito, et je puis vous assurer que cette maladie n’est nullement contagieuse ! Soignée à temps et avec intelligence, elle peut parfaitement bien se guérir. Seulement, ceux qui s’affectent le moral et cèdent au découragement ou à la peur courent de bien plus grands dangers que les hommes doués d’un esprit résolu. Du courage, je vous le répète. Je réponds de sauver ceux d’entre vous qui seront atteints.

M. Fuller, que nous remerciâmes avec chaleur pour ses bonnes paroles, allait se retirer lorsque des cris perçants de : « Au secours ! au secours ! » partant du fond de la batterie lui firent remonter les premières marches de l’escalier qu’il avait déjà franchies.

Au même instant un prisonnier couvert de sang, le visage altéré par une vive émotion et les vêtements en désordre, se précipita parmi nous.

— Un de nos camarades vient de se couper la gorge, nous dit-il, venez à son secours ; je ne crois pas qu’il soit encore mort.

Le docteur Fuller, accompagné par la foule, s’empressa de suivre le matelot qui le conduisit au fond de la batterie, dans un endroit tellement obscur qu’à peine pouvait-on y reconnaître quelqu’un à trois pas de distance.

Nous distinguâmes confusément en arrivant comme un paquet noir étendu par terre : c’était le corps du suicidé.

— Portez ce malheureux au grand jour ! dit Fuller.

On s’empressa d’obéir au docteur, et que l’on juge de l’émotion que je dus ressentir lorsque je reconnus dans l’infortuné le pauvre petit corsaire amoureux de mademoiselle Angélique !

Je me rappelai alors les dernières paroles du jeune corsaire, et je me reprochai amèrement de n’y avoir pas attaché plus d’importance que je l’avais fait.

C’était au moyen d’une lime aiguisée que le malheureux avait tenté de se donner la mort. Lorsqu’on le releva, il était inondé de sang, pâle comme un cadavre, mais il respirait encore.

Le docteur Fuller, après lui avoir fait prendre un cordial que lui apporta son aide, un médecin français nommé Tancret, examina avec une grande attention sa blessure.

— Si le coup que s’est porté cet infortuné n’avait été amorti par la rencontre d’une côte, il serait mort sur-le-champ, nous dit-il. À présent je puis répondre de lui… il ne succombera pas…

Quelque endurcis que nous fussions, cette assurance nous causa un vif plaisir ; car il était impossible, en voyant la jeunesse et la beauté de cet enfant, de ne pas s’intéresser à lui.

Bientôt il reprit connaissance :

— Ne parlez pas et remuez le moins que vous pourrez, lui dit le docteur ; vous ne courez aucun danger, et si vous voulez bien suivre exactement mes ordres, dans quinze jours vous serez guéri.

— Tant pis, docteur, répondit d’une voix faible le blessé ; après tout, que m’importe… une fois guéri… je recommencerai…

Il y avait un tel accent de volonté dans la manière dont le pauvre petit malheureux annonça cette résolution, que je me promis, une fois qu’il serait en convalescence, de le surveiller de façon à l’empêcher de donner suite à ses projets. J’étais loin de songer, en ce moment, que cette aventure, commencée si tragiquement, devait se terminer de la façon la plus burlesque et la plus bizarre, et donner lieu à l’un des épisodes les plus curieux et les plus extraordinaires que renferme l’histoire des pontons.