Mes pontons/Chapitre 17

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Captivité de Louis Garneray : neuf années en Angleterre ; Mes pontons (p. 46-47).

XVII.


Infamie du docteur Weiss – Dissertation médicale – Épidémie – Expulsion du docteur Fuller


Une fois le docteur Fuller parti, je m’empressai de donner communication à mes compagnons d’infortune du précieux document que je possédais ; c’est-à-dire de la liste, comprenant quarante noms, des prisonniers désignés pour être renvoyés dans leurs foyers.

Dire les transports de joie, tenant presque de la folie, qu’éprouvèrent les élus, me serait impossible : il y a de ces cris, de ces élans partis du cœur qui n’appartiennent à aucune langue humaine et ne peuvent s’écrire.

Que l’on juge du désespoir immense, sans nom, que durent ressentir ces malheureux, lorsque, quinze jours plus tard, l’on vint appeler sur la Vengeance les noms des malades que l’on libérait : il se trouva que pas un seul d’entre eux ne figurait sur cette liste définitive.

Le papier que le docteur Weiss avait eu l’air de laisser tomber par mégarde n’était autre chose qu’une jolie plaisanterie de sa part pour vexer, selon son expression, les chiens de Français. Lui-même nous fit plus tard cet aveu en se moquant beaucoup de notre crédulité.

Ah ! comment qualifier une semblable conduite ! Quelles expressions employer pour flétrir une nation qui traitait nos intrépides marins et nos braves soldats, dont le seul crime consistait à avoir été trahis par les hasards de la guerre, comme jamais les infidèles ne traitèrent les chrétiens captifs, comme jamais la chiourme n’oserait agir envers les forçats !

Aussi, je l’avoue, j’en suis à douter parfois de mon intelligence lorsque je vois les Anglais s’apitoyer sur le sort de l’émir Abd-el-Kader, traité si royalement par la France dont il a tué les enfants ! Je me demande alors, en jetant un long et douloureux regard dans mon passé et en voyant se dresser devant moi tous ces affreux souvenirs de ma captivité, je me demande, dis-je, si je ne rêve pas, si ce sont bien les Anglais qui osent aujourd’hui nous accuser de cruauté par cela seul que nous retenons un tigre dans sa cage !… Le fait est qu’il y a parfois des impudences si grandioses qu’elles atteignent au sublime, et font douter aux gens de bon sens de leur raison.

Mais je reviens à mon récit.

Les médecins prétendent que la fièvre jaune n’est pas une maladie contagieuse et je dois le croire ; il n’en est pas moins vrai cependant, malgré cette opinion, que ce terrible fléau ne tarda pas à se développer sur notre ponton avec une extrême violence. La plupart des prisonniers en furent atteints.

M. Fuller tint dignement alors la parole qu’il nous avait donnée ; il eut pour nous des soins qui furent constamment couronnés de succès. Son traitement, non seulement approprié à la nature du mal mais encore au tempérament et aux habitudes des malades affaiblis par le régime affreux des pontons, les arracha presque tous à la mort : je ne crois même pas me rappeler, en y réfléchissant bien, qu’un seul ait succombé. Le quinquina pris à haute dose et les restaurants employés à propos rendaient la science victorieuse sur toute la ligne.

Inutile d’ajouter qu’en voyant combien le fléau qui nous avait d’abord si fort effrayés lors de son apparition causait peu de ravages, le moral des prisonniers, un moment affecté, ne tarda pas à se relever : on composa même une chanson burlesque intitulée : Monsieur le Vomito.

Hélas ! cet heureux état de choses ne devait pas durer. Quinze jours après l’envahissement de la Vengeance par la fièvre jaune, arriva un matin à bord de notre ponton l’exécrable Weiss : cette arrivée fut pour nous un coup de foudre. Il me semble voir encore l’entrevue des deux médecins.

— Monsieur Fuller, je vous salue bien, dit ce dernier à notre bon et brave docteur en lui souriant d’un air hypocritement doucereux, je regrette d’avoir à vous annoncer, si toutefois cette nouvelle ne vous est pas déjà parvenue d’une façon officielle, que le Transport-Board a jugé à propos de m’envoyer vous remplacer pour soigner les Français atteints de la fièvre jaune ! Je ne doute nullement que vous n’ayez fait de votre mieux, et moi-même, croyez-le bien, j’ai pris votre défense et fait votre éloge, mais enfin, je ne puis rien contre la vérité, et un fait est toujours un fait : il est certain que le Transport-Board n’est pas satisfait de vous en cette circonstance, et qu’il désapprouve complètement la façon dont vous avez traité vos malades. Je ne prétends pas qu’il ait raison… Je…

— Laissez-moi donc tranquille avec toutes vos hypocrisies, s’écria le docteur Fuller en haussant les épaules d’un air de mépris. Vous convoitiez ma place, vous avez intrigué et vous l’avez obtenue. Je ne vois rien qui ne soit très naturel dans tout cela ; chacun agit pour le mieux de ses intérêts, et pourvu que vous continuiez le traitement que j’ai suivi jusqu’à présent, je n’aurai rien à dire.

— Ah ! permettez, cher et aimable ami, vous soulevez là bien légèrement une question très grave… Je ne prétends pas que vous manquiez de talent, loin de là ; je suis au contraire plein de confiance dans vos lumières, et j’apprécie plus que personne au monde votre savoir ; mais, vous le savez, la science possède bien des systèmes différents. Or, je vous l’avoue, je ne partage nullement votre manière de voir à l’égard de la fièvre jaune. Ne vous étonnez donc pas si mon traitement diffère complètement du vôtre.

— Quoi ! vous abandonneriez le quinquina à haute dose et les restaurants gradués qui m’ont toujours si parfaitement réussi !…

— Mais oui, cher et estimable confrère… Que voulez-vous j’ai une lourde responsabilité à porter… Je dois agir d’après ma propre conscience.

— Puis-je vous demander quel traitement vous comptez faire subir à vos malades ? demanda M. Fuller en changeant de couleur.

— Certainement,. cher confrère… D’abondantes saignées, de larges vesicatoires sur l’estomac, la diète pour toute nourriture, voilà mon système.

— Monsieur Weiss, s’écria le docteur Fuller d’une voix éclatante, votre système est celui d’un fou ou d’un assassin. Si vous le mettez en exécution, je vous déclare d’avance que pas un de vos malades ne se rétablira… que vous les tuerez tous…

— Bah ! quelques Français de plus ou de moins…

— Ah ! je comprends tout à présent, reprit avec une indignation croissante le bon docteur Fuller, et le mécontentement que le Transport-Board éprouve de ma conduite et la préférence qu’il vous donne… Votre mission monsieur, je ne me trompais pas, et je le répète, est celle d’un assassin !… Non, cela n’aura pas lieu, je parlerai, j’écrirai…

— D’abord, monsieur, interrompit Weiss en changeant complètement son air doucereux et hypocrite en un ton de commandement, vous allez quitter de suite, sans plus tarder la Vengeance !… Vous avez servi longtemps dans la marine royale, et par conséquent vous devez savoir mieux que tout autre que la hiérarchie n’est pas une chose illusoire !… Je suis votre chef, commencez donc par m’obéir….

— Je me retire, monsieur ; mais vous ne m’empêcherez ni de parler ni d’écrire… La presse me servira à dévoiler votre ignoble et épouvantable conduite…

— Et comme vous n’aurez aucune preuve à alléguer contre moi, car enfin qui prouvera que mon système est inférieur au vôtre ? vous serez condamné comme calomniateur, et cette condamnation entraînera votre déshonneur et la ruine de votre famille, interrompit de nouveau le docteur Weiss. Allez, monsieur, je ne vous retiens plus.

— Cet infâme a raison ! murmura le pauvre et noble docteur dont la colère s’éteignit dans une douleur profonde. Je ne puis rien… je ne puis rien…

Une demi-heure après cette scène que je rapporte ici, selon mon habitude, avec la plus grande véracité, le bon et loyal Fuller quittait pour n’y plus revenir la Vengeance, et le Weiss entrait en fonctions.

Quoiqu’il y eût à bord de chaque ponton un médecin français adjoint au médecin anglais, l’autorité de ce dernier était tellement supérieure à celle du premier dont le rôle se trouvait à peu près réduit à celui d’aide, que bientôt une mortalité effrayante se déclara parmi nos malades : tous ceux qui furent traités par Weiss succombèrent sans exception.

À présent, si le lecteur veut connaître mon opinion intime et personnelle, je ne ferai aucune difficulté pour avouer qu’en mon âme et conscience le Transport-Board et le docteur Weiss étaient tacitement d’accord pour l’accomplissement de ces assassinats ! Si je me trompe en émettant cette opinion, Dieu m’est témoin que mon erreur est celle d’un honnête homme qui vit loyalement ce qu’il pense, et que la passion n’entre pour rien dans mon jugement !…

En cinq semaines nous perdîmes environ une trentaine de camarades. L’épidémie alors cessa tout à fait. Sur ces entrefaites, le capitaine commandant le ponton la Vengeance fut mis à la retraite pour cause d’âge et remplacé par un tout jeune lieutenant de vaisseau nommé Edwards.