Mes pontons/Chapitre 20

La bibliothèque libre.
Captivité de Louis Garneray : neuf années en Angleterre ; Mes pontons (p. 53-55).

XX

Une bonne fortune m’arrive – Une folle partie – Je m’oppose à un assassinat – Un meurtre – Abraham Curtis me met le pied sur la gorge


De même que j’ai bien voulu déjà pour obéir à un sentiment de convenance ne pas donner le nom de l’atroce capitaine de La Couronne, de l’ignoble R…, ainsi encore cette fois je désignerai par une simple initiale le successeur du généreux Edwards, car M. T… ne valait pas beaucoup mieux que R…

Il n’était pas investi depuis plus de quinze jours du commandement de la Vengeance que déjà tous les anciens abus, que la fermeté et la justice du capitaine Edwards avaient fait disparaître, apparaissaient de nouveau. Les fournisseurs avaient à prendre une revanche : ils y mirent une telle ardeur que quinze jours plus tard mes pauvres camarades ressemblaient à des squelettes vivants.

Quant à moi, grâce à mes pinceaux qui ne restaient jamais oisifs, grâce aussi à l’empressement que mettait mon digne acheteur de tableaux Abraham Curtis à me prendre et à me payer comptant toutes mes compositions, toujours à raison d’une livre pièce, je me trouvais bien au-dessus du besoin.

J’étais une après-midi en train de terminer un tableau que je devais livrer le lendemain lorsqu’on vint m’avertir qu’un visiteur demandait à me parler. Presque aussitôt entra dans ma cabine un homme tout habillé de noir depuis les pieds jusqu’à la tête, qui après trois profonds saluts s’adressant à moi :

— Est-ce bien vous, monsieur, qui vous nommez Garneray ? me demanda-t-il.

— Moi-même, monsieur. Que désirez-vous ?

— Je désire vous rendre un grand service.

— Je vous remercie beaucoup. À qui ai-je l’honneur de parler ?

— À monsieur James Smith. Mon nom ne vous est probablement pas inconnu.

— Je vous demande pardon, monsieur, il me l’est au contraire complètement ; mais que cette ignorance ne blesse pas votre susceptibilité, en supposant que vous soyez une célébrité, car nous vivons ici tellement en dehors du monde qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que j’ignore ce qui est connu de tout le monde.

— Je ne suis pas, monsieur, une grande célébrité, mais je jouis au moins d’une considération générale. Je suis marchand de tableaux et je crois pouvoir ajouter que les artistes anglais aiment assez avoir des relations avec moi…

— Je n’en doute nullement, monsieur ; puis-je vous demander ce qui me procure l’honneur de votre visite ?

— Votre intérêt et le mien. Toutefois, avant de poursuivre cette conversation, je voudrais bien vous adresser une question ! Combien vendez-vous vos tableaux à Abraham Curtis

— Ah ! vous savez, monsieur, que c’est l’excellent Curtis qui m’achète mes productions ?

— Vous voulez dire le juif Abraham Curtis ? J’attends votre réponse.

— Je ne vois aucun inconvénient à satisfaire votre envie : Curtis me paye mes tableaux à raison d’une livre sterling pièce !…

— Une livre sterling !… Je ne l’aurais pas cru aussi généreux. Eh bien ! savez-vous, monsieur, quel prix retire cet Abraham de vos tableaux ? Il les revend vingt-cinq et quelquefois trente guinées…

— Que m’apprenez-vous là ! m’écriai-je avec un profond étonnement. Quoi ! mes mauvaises croûtes trouvent de pareils débouchés, il faut que vous vous trompiez.

— Je ne me trompe jamais quand il s’agit d’affaires ! Quant à ce que vous voulez bien appeler des croûtes, je trouve moi, et il paraît que le public partage tout à fait ma façon de voir, que si vos tableaux sont faibles sous le rapport de l’art, ils sont doués de la rare qualité d’être vrais et exacts comme la nature. Votre peinture commence à être connue en Angleterre. Vous vous vendez bien. Quant à moi, j’ignorais absolument qui vous étiez et j’étais loin de me figurer que vous vous trouviez sur un ponton. Ces explications données, entrons en affaires. Voulez-vous me livrer vos tableaux à raison de cinq livres sterling chaque ? Si votre réputation s’agrandit, je hausserai mon prix…

— Ma foi, je ne vois pas trop comment je pourrais refuser une proposition aussi avantageuse ! m’écriai-je avec ravissement.

— En ce cas, je vais emporter d’abord ces deux tableaux terminés, que je vois là… Je vous laisserai en partant mon adresse, et vous voudrez bien prendre la peine de m’écrire chaque fois que vous aurez une nouvelle production à me livrer… Tenez, voici dix livres sterling. Monsieur Garneray, enchanté d’avoir fait votre connaissance…

— Comment donc, monsieur Smith, c’est au contraire moi qui suis ravi de me trouver en relation d’affaires avec vous.

Une fois le généreux Smith parti j’étais si heureux, si fier de mes succès qui pour moi représentaient l’indépendance, qu’il me fut impossible de continuer à travailler. Je résolus de célébrer la bonne fortune si inattendue qui m’arrivait en régalant quelques pauvres camarades, et je me rendis de suite dans le faux pont.

Le capitaine Edwards, pendant les derniers mois de son commandement, était parvenu à réaliser un progrès que personne n’avait jamais pu obtenir avant lui, c’est-à-dire la suppression des rafalés. Grâce à sa fermeté et à sa justice, grâce surtout aux sages mesures qu’il avait su prendre et parmi lesquelles se plaçait en première ligne la prohibition des jeux de hasard, les rafalés étaient peu à peu rentrés dans la vie commune.

À peine le capitaine Edwards fut-il parti que la roulette, le passe-dix et le biribi un moment détournés apparurent de nouveau à l’horizon, et avec eux, comme suite inévitable, les rafalés.

Ce fut donc vers ces derniers que je me dirigeai afin d’accomplir mon généreux projet.

— Ma foi, pensai-je, si M. Smith, au lieu de venir me trouver aujourd’hui eût tardé jusqu’à demain à se rendre à bord de la Vengeance, mon juif m’aurait emporté pour trois livres mes tableaux… C’est donc douze livres que le hasard me fait gagner… Je puis bien me passer la fantaisie de consacrer le quart de cette somme à régaler une cinquantaine de ces pauvres affamés… Leur joie m’amusera.

Les deux premiers rafalés qui se présentèrent à ma vue, assis à cheval sur un banc et entourés par une galerie nombreuse de spectateurs, jouaient avec une grande attention une partie d’écarté !

— Il paraît, à en juger par le silence de la foule, que cette partie présente un grand et vif intérêt, dis-je à un prisonnier qui les yeux démesurément ouverts et le cou tendu semblait absorbé par ce spectacle.

— Je crois bien camarade, me répondit-il, il s’agit de la vie du master Linch…

— Comment, il s’agit de la vie du master Linch ?… Que diable me chantez-vous là ?…

— La vérité… Est-ce que vous ne connaîtriez pas le master Linch ?…

— Quelle question ! parfaitement… C’est un garçon aussi brutal et aussi violent que possible qui ne mourra jamais d’amour pour la France…

— Oui, mais il mourra au moins de la main d’un Français...

— Camarade, nous parlons par énigmes… Vous devriez bien vous expliquer un peu plus clairement ! Pourquoi me dites-vous que ces deux rafalés jouent la vie de Linch ? que signifie cette phrase ?..

— Elle signifie tout bonnement ce qu’elle dit… que Petit-Jean et Leroux, ce sont les noms de ces honorables rafalés, particulièrement atteints, à ce qu’il paraît, par la brutalité du master, ont résolu de l’assassiner. Or, je vous le répète, ils jouent en ce moment en vingt points d’écarté le coup de couteau qui nous débarrassera du cruel master…

— C’est impossible !… Il doit y avoir une mystification là-dessous.

— Nullement ; c’est une partie fort sérieuse !

— Non, je ne puis le croire !… Voyez Petit-Jean et Leroux… ils se font des signes d’intelligence et rient par moments aux éclats… Je vous répète qu’ils vous mystifient.

— Moi qui les connais tous les deux, je puis vous assurer que rien n’est plus sérieux que leur enjeu !… Mais je vous en supplie, camarade, laissez-moi suivre cette partie !… Nous aurons tout le temps de causer ensuite.

Petit-Jean avait alors l’avantage. Sa marque portait dix-neuf points et c’était à lui de donner ; celle de son adversaire n’en comptait que dix-sept.

— Eh ! dis donc, Leroux, si j’allais retourner le monarque ? s’écria-t-il en balançant entre ses deux doigts, après avoir donné, la carte qui allait devenir l’atout…

— Eh bien quoi ! après ? répondit tranquillement Leroux, je suis en fonds pour payer et je ne te volerai pas…

— Est-ce que ça ne te vexerait pas un peu d’être pendu ?

— Dam’! à dire vrai, j’aimerais mieux être fusillé… Mais, après tout, faut être philosophe et savoir se contenter de ce que l’on vous accorde… À défaut de prunes de plomb, la cravate de chanvre n’est pas à dédaigner… d’autant plus qu’avant de vous lancer, comme disent les Goddem, dans l’éternité, on vous donne un déjeuner soigné : trois plats, du thé à discrétion et une pinte de bière… Allons voyons, Petit-Jean, retourne donc ta carte, tu vois bien que la société s’impatiente.

— Est-il vif ce Leroux ! s’écria Petit-Jean en riant. Si, comme cela est à présumer, je gagne, il ne sera pas embarrassé pour le payement ; je puis m’attendre à du comptant.

— Tu m’agaces à la fin. Oui ou non, veux-tu en finir ?

— Salpêtre, va ! Voilà la dame de cœur… Que dis-tu ?

— Je dis, répondit tranquillement Leroux, que j’ai dans mes cartes le mâle de cette femelle…

— Ah ! double ; alors, ça te fait dix-huit points ! Proposes-tu ?

— Ça me serait difficile, vu que voici, avec le susdit monarque, le valet, l’as, le dix et le neuf d’atout !… La vole !… Tiens ! mais à propos, dix-huit et deux ça doit faire vingt… J’ai l’air d’avoir gagné…

— Sacristi, pas de chance ! s’écria le malheureux Petit-Jean en donnant un si violent coup de poing sur le banc qu’il fit voler les cartes de tous les côtés.

— Oui, plains-toi, tu es arrivé jusqu’à dix-neuf points ! C’est une défaite fort honorable.

— Oui, et la potence ? Trouves-tu ça agréable, toi ?

— Alors fallait pas jouer… Est-ce que tu reculerais à présent ?

— Moi, allons donc ! Je suis un honnête homme… T’as loyalement gagné et je te payerai de même… sois sans inquiétude à cet égard… seulement ça me fait plaisir de me mettre en colère… et alors je me mets en colère, voilà tout !

— Je n’ai rien à répondre à cela. Chacun a son tic… le tien c’est de crier… crie !… seulement tu me permettras de te rappeler que nous sommes convenus avant de commencer cette partie qu’afin d’éviter les bavardages le perdant payerait comptant.

— Oui, oui, je sais et je suis prêt, répondit Petit-Jean qui se leva aussitôt de dessus son banc. Eh bien, croirais-tu qu’à présent que le quart d’heure critique, c’est-à-dire le moment de passer au comptoir est venu, je n’éprouve plus pour cette canaille de Linch la même haine qu’il m’inspirait encore tout à l’heure avant de commencer notre partie… Je ne puis m’empêcher d’avouer que le gredin n’aime pas les Français, qu’il est mal élevé, injuste et qu’il frappe dur…

— Eh bien ! tout cela uni à sa qualité d’Anglais ne te semble-t-il donc pas suffisant ?

— Certainement que oui, c’est plus que suffisant… Seulement je crois que dans le fond le master n’est pas aussi mauvais diable qu’il en a l’air… enfin… j’y vais…

Petit-Jean, après avoir embrassé ses camarades, se dirigeait d’un air assez indifférent sur le pont lorsque je le retins.

— Misérable, lui dis-je, est-il possible que vous alliez commettre ainsi de sang-froid un abominable assassinat ? Vous ne passerez pas, entendez-vous ; je vous le défends. Des murmures violents accueillirent mes paroles et Leroux s’avança vers moi.

— Et pourquoi donc ne passerait-il pas ? me demanda-t-il d’un ton farouche. De quel droit lui défendez-vous de me payer ?

— Du droit que possède tout honnête homme de s’opposer à l’accomplissement d’un crime.

— Un crime, monsieur Garneray, reprit Leroux avec énergie, ah ! vous appelez cela un crime, vous ! Mais ne savez-vous donc pas que le master Linch ne trouve son bonheur que dans nos souffrances ? Que cent fois plus cruel encore que le capitaine, il ne nous laisse pas une minute de trêve et de repos ! Que tout Français qui passe à la portée de sa main reçoit de lui une blessure et un outrage ! Au fait, comment sauriez-vous tout cela, vous ? Favori des Anglais, et traité par eux plutôt en ami qu’en prisonnier, vous ne vivez pas de notre vie… Vous n’êtes pas des nôtres… Je compris aux chuchotements hostiles qui répondirent dans la foule à ces dernières paroles que la tactique employée contre moi par Leroux ne manquait pas d’adresse, qu’il avait touché juste et qu’il lui serait facile, en exploitant la jalousie qu’inspirait ma position, de me dépopulariser car j’étais, je crois, assez généralement aimé – et de finir même par me rendre suspect ; aussi ne le laissant pas poursuivre et l’interrompant vivement :

— Leroux, lui dis-je, vos insinuations n’ont pas le sens commun. Je suis un meilleur Français et un meilleur camarade que vous et je vais le prouver. Quelle est votre existence à bord de la Vengeance ? Celle d’un mendiant et d’un carottier, qui vit aux dépens d’autrui. Quelle opinion doit donner de la France, dont vous parlez tant et que vous représentez si mal, votre triste conduite ? À coup sûr ce n’est pas par cela que nous sommes nobles et dignes !

« Quant à moi, au lieu d’être à charge aux camarades, n’ai-je pas été au contraire assez heureux pour leur rendre en mille occasions d’assez grands services ? Je ne rappelle point cela pour en tirer vanité, mais seulement pour que l’on ne me fasse pas la honte de me mettre à votre niveau. Voyons, messieurs, continuai-je en élevant la voix et en me retournant vers la foule, y a-t-il ici quelqu’un qui ait eu jamais à se plaindre de moi ? Qu’il parle.

— Je ne prétends pas, monsieur Garneray, que vous soyez un mauvais camarade, me répondit alors Leroux d’un ton beaucoup moins arrogant que celui dont il s’était servi jusqu’alors, je dis seulement que l’habitude de vivre avec les Anglais a dû nécessairement vous rendre ami avec eux…

— Moi, l’ami des Anglais !

— Dame, si cela n’est pas, alors pourquoi défendez-vous avec tant de chaleur le master Linch, notre plus cruel ennemi ? Nous ne vous demandons pas de secours, nous… nous vous prions seulement de ne pas vous mettre entre nos tyrans et notre vengeance, de ne pas prendre parti pour l’Angleterre contre la France…

— Et croyez-vous donc que telle soit mon intention ? Non, certes, ce que je veux empêcher, c’est que ce pauvre Petit-Jean porte sa tête sur l’échafaud…

— Dame ! écoutez donc, camarade, me dit alors en sortant de son silence le rafalé Petit-Jean qui jusqu’alors ne s’était pas mêlé à cette discussion, je ne puis pas me dissimuler, en bonne justice, que j’ai perdu ; que si je ne tue pas cette canaille de Linch, je suis un garçon déshonoré à tout jamais ! Que diable, il ne s’ensuit pas que, parce qu’on est rafalé, on manque complètement de conscience ! Merci donc de vos bonnes intentions. Je dois, et je vais payer…

— Bravo ! Petit-Jean, bravo ! s’écrièrent les prisonniers.

— Embrasse-moi encore, ami de mon cœur, s’écria Leroux en tombant dans les bras du malheureux, tu possèdes toute mon estime ; je n’attendais pas moins de toi ! Bonne chance et n’oublie point que le déjeuner auquel a droit le patient avant de marcher à la potence se compose de trois plats, de thé à discrétion et d’une pinte de bière… Tu as le droit de l’exiger… Si on est même satisfait de ta docilité, peut-être y ajoutera-t-on le petit verre de gin ou de brandy du départ… À revoir et bonne chance.

Petit-Jean s’en fut alors et je dus renoncer à l’espoir de le sauver : surveillé comme je l’étais en ce moment, la moindre démarche inconsidérée de ma part eût pu me susciter sur l’heure les plus graves embarras.

Il y avait à peine cinq minutes que Petit-Jean nous avait quittés lorsqu’un grand cri retentit sur le pont : le misérable n’avait que trop bien payé sa dette et tenu sa promesse ; ce cri annonçait la mort du master Linch, frappé d’un coup de couteau en pleine poitrine.

Petit-Jean, immédiatement arrêté, fut aussitôt conduit à terre : quelques mois plus tard nous apprîmes qu’il avait été pendu…

Le lendemain du jour où j’avais reçu la visite de mon nouveau marchand de tableaux, du généreux Smith, le juif Abraham Curtis vint me trouver.

Sachant à quoi m’en tenir sur son compte mais voulant, pour m’amuser, l’étudier plus particulièrement, je lui demandai de m’accorder une augmentation de cinq shillings par tableau !

God bless me ! que Dieu me bénisse ! me répondit-il en me regardant en dessous et en levant ses yeux vers le ciel : êtes-vous donc fou, mon pauvre ami, pour m’adresser une pareille requête ? Voilà ce que c’est que de vouloir être utile à ses semblables ! on les rend injustes ou exigeants. Mais vous ignorez donc – au fait vous devez l’ignorer, car je vous ai toujours caché ce détail afin de ne point vous humilier – que je n’ai pu encore me défaire d’un seul de vos tableaux ? Je les ai tous en magasin… tous… tous… Aussi, loin de vous accorder cette augmentation de cinq shillings que vous désirez, me vois-je au contraire forcé de vous diminuer de pareille somme ! À l’avenir, je ne vous payerai plus qu’à raison de quinze shillings…

— Alors à l’avenir je ne travaillerai plus pour vous…

— Hein ! plaît-il ! que me dites-vous là ? s’écria le digne Abraham Curtis avec une émotion qui ne m’échappa pas… Voyons, mauvaise tête, vraiment je suis trop faible : mais je ne puis jamais résister au désir de soulager les malheureux. Voyons, mauvaise tête, continua-t-il d’un ton paterne et caressant, travaillez avec conscience… faites mieux… soignez vos tableaux davantage, car les derniers étaient faibles, et je tâcherai de vous les payer toujours une livre…

— Je vous remercie beaucoup de l’intérêt que vous voulez bien me porter, répondis-je alors froidement au juif ; mais je vous avertis que si vous voulez avoir encore des tableaux de moi, je ne vous en livrerai pas un seul à moins de dix livres !

— Dix livres ! s’écria Abraham Curtis en pâlissant. Ah ! mon Dieu ! mon pauvre ami, mais vous êtes donc malade ? Vous souffrez sans doute de la tête, n’est-ce pas ?

— Non, mon cher Abraham, je ne suis nullement fou, lui répondis-je en souriant. Au reste, je ne vois pas ce qu’il y a dans ma proposition qui soit de nature à vous étonner ! Que je vous vende dix louis ce que les amateurs vous payent quinze ou vingt ne me paraît pas une chose si déraisonnable…

— Ce que je vends quinze ou vingt ! répéta le juif en me regardant fixement, comme s’il voulait lire dans ma pensée. Monsieur Garneray, je comprends tout !… Vous avez indignement abusé de la sotte confiance que j’étais assez bon pour avoir en vous… Vous avez vu le marchand Smith…

— Vous avez donc enfin deviné ! Oui, cela est vrai, j’ai reçu hier la visite de M. Smith et je vous avouerai même, si cela peut vous être agréable, que je suis enchanté et de sa personne et des propositions qu’il a bien voulu me faire.

— Frenchman, s’écria alors le juif Abraham en s’interrompant, je ne vous parlerai pas de reconnaissance ; vous vous moqueriez de moi avec raison ; je vous ferai seulement observer que dans votre position actuelle un ennemi n’est pas pour vous une chose indifférente, et que si jamais l’occasion se présente de vous nuire, je m’empresserai de la saisir. On ne se joue pas impunément d’un homme comme moi !

— Honnête juif, répondis-je en prenant l’Abraham par le bras et en le mettant à la porte de ma cabine, je me moque complètement de vos menaces.

Hélas ! j’étais loin de me douter en ce moment que le misérable devait bientôt prendre sur moi, comme le lecteur ne tardera pas à le voir, une éclatante revanche.