Mes pontons/Chapitre 21

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Captivité de Louis Garneray : neuf années en Angleterre ; Mes pontons (p. 55-58).

XXI.


Arrivée des prisonniers de Cabrera – Le Pégase – Les bains homicides – Le colonel Lejeune – Affreuse épidémie – J’en suis atteint – Fignolet retrouvé – Perroquet-Vert – Son amour conjugal


Vers la fin de l’année 1811, les Espagnols remirent aux Anglais les restes de la division française que la déplorable capitulation de Baylen, faite par le général Dupont, leur avait livrée en 1809 et qui, retenue pendant deux ans dans l’île de Cabrera, avait été horriblement décimée par les maladies et par la faim.

Ces malheureux à leur arrivée en Angleterre furent disséminés sur tous les pontons ; la Vengeance en reçut pour sa part une trentaine. Il me serait impossible de peindre le triste état dans lequel se trouvaient ces infortunés ; la cruauté des Espagnols avait été telle à leur égard que la perspective d’être jetés à bord des pontons leur paraissait un bonheur inespéré et auquel ils n’osaient croire.

Au reste ils arrivèrent tous, je parle de ceux qui furent dirigés sur la Vengeance, dans une position tellement désespérée qu’il nous parut évident que pas un seul ne pourrait vivre. Je vois encore le canot qui nous les amena. Quel lugubre spectacle !

Les malheureux, couchés dans le fond de l’embarcation, poussaient des cris de souffrance et se roulaient en proie au délire de la fièvre ; maigres comme des squelettes, pâles comme des cadavres, à peine recouverts quoiqu’il fît un froid intense par de misérables haillons, l’homme le plus insensible n’eût pu les voir sans se sentir le cœur attendri ! Eh bien ! ce que c’est pourtant qu’une haine nationale, les Anglais les traitaient avec la plus grande inhumanité ; pour eux ce n’étaient pas des créatures humaines qui souffraient : c’étaient des prisonniers de guerre français.

Sur les trente malheureux que nous amenait le Transport-Board, à peine une dizaine furent-ils assez valides pour monter à bord ; les autres, incapables de se remuer, restèrent étendus au fond de l’embarcation.

— Capitaine, dit le docteur de la Vengeance en s’adressant à notre commandant, je m’oppose quant à moi à ce que ces vagabonds soient embarqués sur le ponton !… Frappés comme ils le sont d’une maladie contagieuse, avant quinze jours d’ici ils changeraient la Vengeance en un vaste tombeau.

— Que faut-il en faire, docteur ?

— Les envoyer à l’hôpital, capitaine !

— Au fait, vous avez raison. Seulement, comme leur arrivée n’est pas attendue sur le Pégase, je vais expédier un canot pour prévenir le commandant de ce ponton.

Le Pégase, vieux vaisseau à l’aspect lugubre, aux flancs déprimés, noirci par l’air et le goudron, ruiné par le temps, surmonté de cabanes de toutes formes et de toutes grandeurs qui le faisaient assez ressembler vu de loin à une jonque chinoise, était un 64 français, pris pendant la guerre de 1780, et qui depuis cette époque jusqu’à ce jour n’avait jamais eu une autre destination que de servir à enfermer les prisonniers de guerre de toutes les nations ou des objets d’équipement maritime.

Fixé par quatre énormes chaînes en tête des onze autres pontons dans le grand canal de la rivière de Portchester, le Pégase avait été définitivement métamorphosé en hôpital.

Tout le temps que resta absent le canot envoyé par notre commandant pour avertir son confrère du Pégase du surcroît de pensionnaires qui allait lui arriver, c’est-à-dire pendant près d’une heure, nos malheureux compatriotes exposés dans leur embarcation à toute la rigueur du froid firent continuellement entendre de douloureux gémissements qui nous déchiraient le cœur.

En vain suppliâmes-nous le capitaine de faire monter ces malheureux à bord ; il ne voulut jamais y consentir.

— Ce n’est pas la peine, nous répondit-il, pour quelques minutes de plus que ces gens ont à attendre, de déranger mon monde… Au reste, quand on a la fièvre on ne ressent pas les atteintes du froid…

Enfin nous vîmes revenir le canot ! Nous espérions que la cruelle position de nos pauvres camarades allait cesser : il n’en fut rien. Le commandant du Pégase priait son confrère de la Vengeance de vouloir bien ordonner, avant de lui envoyer les Français annoncés, qu’ils prissent un bain car, faisait-il dire, son hôpital était tellement encombré qu’il ne restait pas de place pour accomplir cette opération indispensable pour éviter la contagion.

— Mon confrère a raison, dit notre commandant. Eh bien ! que l’on conduise ces gens dans la buanderie et qu’on les baigne.

Cet ordre barbare fut aussitôt exécuté. Nos pauvres camarades, hissés sans connaissance à bord, furent portés à la buanderie, espèce de cabane située à l’avant de la Vengeance ; puis mis complètement à nu, on les plongea à plusieurs reprises dans des tonnes remplies d’eau glacée : autant eût valu les fusiller.

Cette mortelle opération terminée, on les rembarqua de nouveau, et l’embarcation prit enfin le chemin de l’hôpital. Quant à moi, en ma qualité d’interprète, j’étais tenu d’inscrire et d’enregistrer sur le livre d’entrée les nom, prénom, âge, qualité ou profession des nouveaux venus ; cette formalité, fort peu difficile et fort peu compliquée, demandait cependant à être remplie avec beaucoup de soin car elle était très importante. En effet c’était cette liste que l’on consultait, tant pour opérer tous les échanges que pour distribuer les envois d’argent qui venaient de France. Une lettre changée dans un nom propre pouvait parfois priver durant la guerre un prisonnier de sa liberté. Je venais de terminer mon travail et d’inscrire nos nouveaux compagnons de captivité lorsque je vis entrer dans ma cabine un bien singulier personnage.

Qu’on se figure un grand et bel homme à peine âgé de trente-six à trente-huit ans, à la physionomie ouverte et fine, à la démarche fière et assurée, qui, vêtu d’une véritable veste de paillasse, à cela près que les carreaux de l’étoffe étaient bleus au lieu d’être rouges, s’avança vers moi d’un air superbe et protecteur tout à la fois, et m’adressant brusquement la parole :

— Allons, commis des Anglais, me dit-il, taille ta plume et fais ton métier. Dépêche-toi… Je t’avertis que je ne suis pas patient…

— Je ne sais, et peu m’importe de savoir quel est votre caractère répondis-je au beau paillasse avec une colère que le lecteur comprendra sans peine. Toutefois, il n’est pas difficile de deviner à vos manières que vous êtes parfaitement mal élevé…

— C’est ainsi que tu oses me parler, misérable traître ! s’écria le bel homme qui me parut au moment de s’élancer sur moi. Prends garde que je ne te fasse repentir de ton insolence.

Cette fois, la colère qui grondait en moi éclata tout à fait et, m’avançant avec une pose menaçante vers l’insolent, je le traitai en employant le tutoiement, ainsi qu’il m’en avait donné l’exemple, avec la dernière brutalité.

Je m’attendais à ce que ce dialogue peu parlementaire finît par des coups de poing : il n’en fut rien, au contraire.

Le beau paillasse parut charmé de ma conduite, et se calmant tout à coup :

— Ah ça, camarade, me dit-il, il faut pour que tu oses me parler ainsi que tu sois franc du collier !… Je croyais moi que les interprètes étaient des espions !… Tu n’es donc pas un espion ?

Quelque injuste que fût cette question je ne pus, tant le paillasse me l’adressa avec un ton de bonne foi, la prendre en mauvaise part et m’en formaliser.

— Je n’accepte les fonctions d’interprète, lui répondis-je, que parce que cette position me met à même de rendre des services à mes compagnons d’infortune. Informe-toi de moi auprès du premier venu, et l’on te dira ce que je vaux et qui je suis.

— Alors, pardon et tope là ! me dit le paillasse en me tendant la main. Je t’estime !… Si je reste sur ton maudit ponton, nous ferons je crois bon ménage !… Moi, vois-tu, j’aime les hommes colères, car ils sont ordinairement francs…

Il y avait tant de noblesse, de franchise et de bonté tout à la fois dans la contenance et dans la voix du paillasse que je serrai cordialement la main qu’il me présenta et la paix se trouva ainsi conclue.

— Veux-tu répondre à présent à mes questions, camarade Paillasse ? lui dis-je en riant.

— Volontiers ; mais si ça vous est égal, l’ami, laissons là le tutoiement…

— Dam’, vous avez commencé… Votre nom ?

— Celui d’un ennemi des Anglais… Lejeune.

— Par qui et où avez-vous été pris ?

— Par des brigands, mille tonnerres… en Espagne, à Badajoz…

— Très bien, Lejeune ; pris par les Espagnols, écrivis-je.

— Du tout, je ne veux pas que vous écriviez cela, s’écria t-il en redevenant furieux. Pourquoi changez-vous mes réponses ? J’ai dit par des brigands, et vous, vous mettez par des Espagnols. Je sais bien que c’est la même chose ; n’importe, je tiens à ma rédaction. J’ai répondu des brigands, écrivez des brigands.

— Mais cela m’est impossible, camarade !

— Ah ! bah ! et pourquoi donc ? Je veux bien admettre que les interprètes ne soient pas des espions, mais votre conduite me prouve qu’ils sont au moins de vils flatteurs.

— Ah ! tonnerre ! m’écriai-je en perdant à cette nouvelle insulte tout mon sang-froid, je vous prouverai, si toutefois vous en valez la peine, que si les interprètes sont des flatteurs, au moins ils ne s’abaissent pas devant la pointe d’un fleuret.

— Un duel !… Au fait, pourquoi pas ? À bord des pontons les distances disparaissent… ça me fera passer une matinée : votre nom ?

— Garneray, aide-timonier dans la marine impériale.

— Seriez-vous parent du célèbre peintre, de l’émule d’Isabey ?

— Voulez-vous parler du professeur de la reine Hortense, de cette excellente femme, de cette femme de mérite, protectrice dévouée des arts et des artistes ?

— Justement. Vous le connaissez ?

— C’est mon frère…

— Vous êtes le frère d’Auguste Garneray ? Mais je le connais beaucoup, moi, votre frère, ainsi que votre père ; c’est le papa Garneray qui m’a donné les premières leçons de dessin, votre mère était fille du marquis de Courgy, assassiné par les révolutionnaires. Votre frère Hippolyte donne aussi de grandes espérances, ce sera un peintre fort distingué. Quelle diable d’idée ai-je eue de vouloir vous couper la gorge ! s’écria le bizarre personnage en me serrant de nouveau la main avant que j’eusse le temps de m’opposer a son action.

Puis sans me donner le temps de revenir de ma surprise :

— Tiens, mais à propos, continua-t-il, qu’est-ce que je vois donc sur votre habit ? des taches d’huile et de couleur ! Seriez-vous peintre aussi ?..

— Pas précisément, mais j’essaye de le devenir…

— On peut donc peindre à bord des pontons ?

— Voici des tableaux qui répondent à cette question, lui dis-je en lui montrant du doigt une marine que je venais de terminer.

— Ah ! c’est de vous ? Voyons donc.

Le paillasse se dirigea aussitôt vers mon tableau, l’examina pendant assez longtemps en silence, puis se retournant enfin vers moi :

— Monsieur Garneray, me dit-il avec un exquise politesse et du ton d’un homme de bonne compagnie, recevez tous mes sincères compliments… Vous êtes digne de porter le nom de votre famille ! En vérité, ce tableau est bien, très bien… Il s’y trouve bien par-ci, par-là quelques imperfections qui décèlent un certain manque du maître et du métier ; mais, je vous le répète, l’ensemble en est excellent.

Aussi surpris de la politesse et des compliments de l’inconnu que je l’avais été d’abord de sa violence et de sa grossièreté, je ne savais à quelle idée m’arrêter sur son compte.

— Est-ce que vous êtes peintre, monsieur ? lui demandai-je à mon tour afin de renouer la conversation.

— Mais oui ; de temps en temps, lorsque mes occupations me laissent quelques loisirs, je les emploie à gribouiller des batailles

— Ah ! vous êtes militaire, repris-je en montrant du doigt mon registre d’entrée resté ouvert devant moi, puis-je, sans abuser de votre confiance, écrire cette réponse ?…

— Parbleu ! vous me faites penser, me dit alors en riant le paillasse, que je n’ai pas encore répondu à vos questions… J’ai éprouvé une telle colère en me voyant sur un ponton que, ma foi, j’ai été un moment sans savoir ce que je disais et ce que je faisais…

Cette manière délicate et détournée, sinon de me faire des excuses, au moins d’expliquer sa conduite à mon égard, me confirma dans l’opinion que ce grand beau paillasse devait appartenir aux classes élevées de la société et qu’il n’était pas un simple soldat.

— Si vous voulez bien vous donner la peine de reprendre la plume, je suis maintenant à vos ordres, continua-t-il en me saluant légèrement d’une inclination de tête.

Je me plaçai devant mon pupitre et repris mon interrogatoire.

— Quelle est, je vous prie, votre profession ? demandai-je.

— Colonel du génie faisant partie de l’armée française d’Espagne, me répondit-il en souriant. Oui, je conçois que mon titre vous semble un peu en désaccord avec l’accoutrement grotesque dont je suis revêtu, mais fait prisonnier et par conséquent dévalisé par des guérillas espagnols et amené aussitôt en Angleterre sur un transport marchand, j’ai été encore trop heureux de pouvoir me procurer cet habit de saltimbanque ! Après tout, si je suis destiné comme cela ne me paraît que trop probable à pourrir sur les pontons, mon nouvel uniforme me semble à la hauteur de ma destinée.

— Colonel, rassurez-vous, lui répondis-je, vous ne resterez pas longtemps à bord de la Vengeance. Votre grade, dès qu’il sera connu, et il le sera dès aujourd’hui car je m’en vais aller trouver de suite le commandant, vous fera transporter immédiatement à terre. Les pontons ne sont point faits pour les officiers supérieurs.

— Quoi ! vous croyez que l’on me laissera libre sur parole ?

— Dans un cantonnement, oui ; seulement j’ai le regret de vous annoncer que le sort des Français dans ces cantonnements n’est guère préférable, grâce à l’ombrageuse méfiance des Anglais, à celui des prisonniers des pontons…

En effet, quelques jours après le colonel Lejeune fut dirigé sur Odiham.

— Au revoir, mon cher Garneray, me dit-il en s’embarquant, croyez que si je puis quelque chose pour vous, que s’il m’est permis de vous faire mettre à terre, je ne vous oublierai pas.

Je souris tristement à cette promesse : j’avais déjà si souvent été victime de l’ingratitude et de l’oubli d’anciens compagnons de captivité que je ne pouvais plus guère ajouter foi aux promesses : et puis au total, pourquoi le colonel Lejeune à qui je n’ai rendu aucun service, me disais-je, s’occuperait-il de moi ? parce que nous faisons tous les deux de la peinture ? quelle folie !

Je jugeais mal l’excellent colonel, c’était au contraire le seul homme qui dût s’occuper de moi.

Puisque le hasard a mis sous ma plume le nom du colonel Lejeune, je profite de cette occasion pour dire qu’à mon avis ses tableaux de bataille, fort estimés au reste encore aujourd’hui des amateurs initiés aux batailles, sont les plus remarquables que nous possédions en ce genre en France. Peut-être pèchent-ils parfois par quelques légères imperfections d’exécution, mais nul autre peintre de bataille n’a approché de la vérité à laquelle il a atteint.

La veuve de M. Lejeune, mort il y a peu d’années général, a exposé ces tableaux qui ont eu un grand succès et m’ont fait, quant à moi, le plus vif plaisir.

Je reviens à mon récit.

La maladie contagieuse dont étaient atteints les prisonniers de l’île de Cabrera transportés à bord de notre ponton ne tarda pas à se propager parmi nous avec une effrayante rapidité.

Le vomito que nous avions subi n’était rien en comparaison de cette nouvelle épidémie. La Vengeance présenta bientôt l’aspect le plus sombre et le plus lugubre. Mes compagnons d’infortune, dont le moral était très affecté, se désolaient comme des enfants et voyaient tous une mort affreuse en perspective !

Quant à moi, soit que la vie plus confortable et dénuée de privations matérielles m’eût laissé plus de force, soit que mes travaux en m’absorbant l’esprit m’eussent garanti de cette influence fatale qui pesait sur mes compagnons, toujours est-il que je m’occupai fort peu du fléau et que je me portais fort bien.

Un jour cependant je me sentis pris d’un léger frisson et d’un mal de tête assez violent. J’espérais que cette indisposition n’aurait pas de suite, lorsque tout à coup il me sembla que le ponton tournait rapidement en tous sens, et je tombai sans connaissance.

Lorsque je revins à moi, j’étais dans un canot qui me conduisait, accompagné d’autres malades, à l’hôpital.

Dire la pénible impression que me causa cette découverte me serait chose difficile ; mon esprit flottant entre la raison et le délire me laissait assez d’intelligence pour comprendre ma position, et pas assez de force pour pouvoir la supporter. La pensée qui me tourmentait le plus, je me rappelle encore cette impression pénible aujourd’hui, était celle de ce fatal bain glacé que sous prétexte de propreté l’on faisait subir à tous les malades lors de leur arrivée sur le Pégase.

Bientôt cependant le délire ne tarda pas à s’emparer tout à fait de moi et je cessai de lutter contre mon mal ; mais j’étais vaincu.

Lorsque je repris connaissance j’étais dans la buanderie du Pégase. La vue de grandes tonnes pleines d’eau glacée m’arracha un cri d’effroi et me rendit pour un moment toute ma raison.

— Je ne veux pas que l’on me baigne ! m’écriai-je avec force. Malheur à celui qui osera porter la main sur moi… je me défendrai !

Les Anglais et les infirmiers français, ai-je besoin de le dire, ne prêtaient aucune attention à mes protestations et à mes cris : occupés avec mes compagnons d’infortune qu’ils plongeaient et replongeaient dans les grandes cuves d’eau glacée dont je viens de parler, ils semblaient, à la précipitation avec laquelle ils remplissaient cette tâche, désirer la terminer le plus tôt possible.

Je voyais avec effroi mon tour arriver, lorsqu’un matelot français qui aidait les Anglais dans l’accomplissement de leur corvée vint droit à moi pour me dépouiller de mes vêtements.

Le matelot portait déjà la main sur mes habits lorsque poussant tout à coup un cri de joie et de surprise :

— Tiens, c’est vous, monsieur Garneray, me dit-il. Ah ! je suis t’y content de vous voir !

— Je ne veux pas que l’on me baigne ! m’écriai-je en poursuivant toujours mon idée.

— Ne craignez rien… les Anglais ne vous toucheront pas… Je me charge de vous !… me répondit l’infirmier qui, me soulevant dans ses bras, m’emporta aussitôt hors de la buanderie.

J’ignore combien de temps se passa depuis lors jusqu’au moment où, reprenant pour quelques instants connaissance, je me trouvai couché dans un lit.

— Eh bien, monsieur Garneray, ça va-t-il mieux ? me dit en français un homme qui, assis à mon chevet, semblait veiller sur mon sommeil.

Je reconnus le matelot qui m’avait préservé du bain glacé et je le remerciai par un signe de tête.

— Je vous ai fait placer près de la porte, continua l’inconnu, afin de ne pas vous perdre de vue. De cette façon les Anglais ne pourront pas vous monter tout vif dans la cabane aux morts !

Cette phrase lugubre me causa une impression profonde, et j’aurais bien voulu en demander l’explication à mon ami inconnu ; mais je me sentais si faible, si accablé, que je dus renoncer à l’interroger.

Bientôt je m’endormis d’un pénible sommeil et je passai jusqu’au lendemain matin une nuit épouvantable. Quels rêves affreux pesèrent sur mon repos ! L’idée fixe qui me dominait était que les Anglais s’étaient donné le mot pour me faire passer pour mort et pouvoir m’enterrer vivant !

Je n’abuserai pas de la patience du lecteur en lui décrivant toutes les phases de ma maladie, je préfère reprendre mon récit au jour où, grâce à un hasard providentiel, car le traitement que l’on nous faisait subir à bord du Pégase était tout à fait contraire à notre maladie et aboutissait presque toujours à la mort, j’entrai en convalescence.

— Eh bien ! monsieur Garneray, ç’a été rude, mais il paraît, à ce que prétend le médecin, que vous voilà enfin hors de danger, me dit un matelot français qui était adjoint aux infirmiers anglais en qualité d’aide, et que je trouvai en rouvrant les yeux assis auprès de mon lit. Ça ne fait rien, quoique vous soyez joliment solide, je suis persuadé que si je ne vous avais pas sauvé du bain glacé vous auriez été flambé !

— Quoi ! c’est vous, mon ami, m’écriai-je, qui m’avez emporté de la buanderie jusqu’à mon lit ?

— Eh ! oui donc, c’est moi ! Dame, c’est bien le moins que je devais faire pour une ancienne connaissance…

— Comment ! une ancienne connaissance ! Nous sommes-nous donc déjà rencontrés avant ce jour ? demandai-je au matelot en le regardant avec plus d’attention que je ne l’avais fait jusqu’alors.

— Quoi ! vous ne me remettez pas, s’écria-t-il ; c’est donc cela… Je me disais aussi : Tiens, mon lieutenant n’a pas l’air satisfait du tout de me revoir… et ça me chiffonnait. Au fait, en y réfléchissant, voilà neuf ans que nous ne nous sommes pas trouvés ensemble !… Or, de seize ans à vingt-cinq ans un homme change joliment… Eh bien, y êtes-vous, à présent ?

— Nullement, mon ami ; j’ai beau vous examiner, vous ne me rappelez aucun souvenir.

— Quoi ! vous avez oublié la Doris, le capitaine Liard, la révolte des moricauds, notre naufrage, les amis Combaleau, Périn, Ducasse et moi, Fignolet, le novice Fignolet ?

— Fignolet, m’écriai-je, en regardant avec un étonnement profond le robuste et athlétique matelot que j’avais devant les yeux ; quoi, tu es Fignolet ?

— Eh ! oui donc, lieutenant, c’est moi… tout ce qu’il y a de plus moi !… Ah ! dame, j’avoue que j’ai pas mal grossi et grandi… l’appétit est toujours bon…

— Vraiment, Fignolet, ta présence à bord du Pégase me semble un rêve ; je ne puis en croire le témoignage de mes yeux… car, en effet, à présent je te reconnais très bien…

— Mon Dieu ! lieutenant, ma présence ici n’a rien de bien extraordinaire. Pincé, il y a deux ans, par une frégate anglaise, j’ai été conduit d’abord sur un ponton ; puis ensuite envoyé comme homme de bonne volonté et en qualité de sous-aide sur le Pégase… Oui, je sais ce que vous allez me dire : que les croque-morts, comme on nous appelle, ne sont pas très estimés… Que voulez-vous ? je mourais de faim, et l’on me promit que si je consentais à devenir employé de l’hôpital, on me triplerait ma ration. Naturellement, j’ai dû accepter…

— Et tu as bien fait, Fignolet, car sans toi je serais mort.

— Oh ! vous n’êtes pas encore hors de danger, lieutenant. Faut pas chanter victoire d’avance.

— Je t’assure, Fignolet, qu’à une extrême faiblesse près, je me trouve tout à fait bien.

— Oh ! quant à ce qui est de votre état intérieur, ça va ! Ce que je crains pour vous, c’est que vous ne puissiez résister à la diète rigoureuse à laquelle vous allez être à présent soumis. Si cependant vous voulez me jurer d’être prudent et de ne pas vous laisser pincer, je pourrais bien vous venir en aide…

— Je te jure tout ce que tu voudras, Fignolet.

— C’est bon ! alors je vous remettrai tous les jours une part de ma ration ; de cette façon, avant deux semaines, vous pourrez vous lever.

En effet, le bon et excellent Fignolet m’apportait le soir même une petite tasse de bouillon qui me procura une nuit de calme profond.

Pendant les deux ou trois jours qui suivirent, ma convalescence fit de rapides progrès, et je me mis à observer ce qui se passait autour de moi. La première chose, cela va sans dire, qui attira mon attention furent mes voisins.

À ma gauche était un pauvre soldat horriblement atteint par le fléau ; à ma droite un matelot qui se mourait. Ce voisinage peu récréatif n’était guère de nature à me donner des idées riantes.

Le lendemain même du jour de ma conversation avec Fignolet, mon voisin de droite succomba à la violence de la maladie et à l’inopportunité des remèdes qui lui furent administrés ; les infirmiers anglais s’empressèrent d’emporter son cadavre dans la cabane aux morts, située sur le pont.

À peine une heure s’était-elle écoulée depuis ce décès lorsque je vis arriver, pour occuper ce lit, une de mes connaissances de la Vengeance, un prisonnier nommé ou, pour être plus exact, connu sous le sobriquet de Perroquet-Vert. Jamais je n’ai pu me rendre compte de la raison qui avait motivé ce sobriquet, car Perroquet-Vert était un grand diable à la figure bronzée, aux traits effacés, et dont rien dans la personne ne se rapprochait, en aucune façon, de l’oiseau dont on lui avait donné le nom.

Perroquet-Vert était au reste un garçon fort original et doué d’une rare ténacité d’esprit. Jeté à bord de la Vengeance à moitié nu et sans un sou en poche, il n’avait pas tardé, en s’industriant de toutes façons et en se chargeant des corvées des autres prisonniers, à amasser un minime capital qui lui permit de s’établir vendeur de ratatouille.

Bientôt il ne fut plus question, dans tout le ponton, que de la supériorité culinaire de Perroquet-Vert sur tous ses autres rivaux, et le débit de sa marchandise prit un tel développement qu’il se trouva forcé de s’adjoindre un aide. La ratatouille ne suffisant plus à l’ambition de Perroquet-Vert, il fonda une espèce de restaurant, un bal et une roulette qui obtinrent aussi un grand succès. PerroquetVert devint donc bientôt millionnaire, c’est-à-dire qu’il réalisa de scandaleux bénéfices : près de cent francs par mois.

Avec de telles richesses l’illustre Perroquet eût pu mener une vie de sybarite, avoir une cour et des courtisans, faire bonne chère, se passer la fantaisie d’au moins deux valets de chambre et éclipser la plupart des prisonniers par son luxe ; mais il ne fit rien de tout cela, au contraire.

À peu près aussi mal vêtu qu’un rafalé, se nourrissant à peine et ne reculant jamais devant aucune corvée, Perroquet-Vert était, sous le rapport matériel, le plus malheureux de tous les prisonniers de la Vengeance. Oui, mais au moral, quel bonheur était le sien ! Perroquet-Vert, amoureux fou de sa femme, lui envoyait tout l’argent qu’il gagnait, et cela le rendait le plus heureux des hommes.

— Comme ma femme doit s’amuser aujourd’hui dimanche ! nous disait-il parfois ; je la vois, revêtue d’une belle robe de percale, faire son entrée au Vauxhall… Toutes les femmes la regardent avec jalousie, tous les jeunes gens lui présentent leurs hommages… elle est la reine du bal ! Je tâcherai, le mois prochain, de lui envoyer davantage, afin qu’elle puisse aller au Ranelagh.

Or, la femme si ardemment aimée par Perroquet était connue de plusieurs prisonniers qui nous apprirent qu’elle était âgée d’au moins cinquante-cinq ans et d’une affreuse laideur. Et c’était ce fameux Perroquet-Vert qui revenait occuper le lit vacant placé à la droite du mien. En proie lorsqu’on le coucha à un délire furieux et intense, deux hommes étaient obligés de le garder à vue ; et ses cris m’empêchèrent de reposer pendant la plus grande partie de la nuit. Que l’on juge donc de mon étonnement lorsqu’en me réveillant le lendemain, assez tard dans la matinée, la première personne que j’aperçus fut Perroquet-Vert qui, debout et un petit paquet sous son bras, se disposait à s’en aller : je crus rêver.

— Bonjour Garneray, me dit-il tranquillement. Je suis content de savoir que vous êtes hors de danger. Je retourne à bord de la Vengeance ; si vous avez à me charger de quelque commission pour vos amis, je suis à vos ordres. Ces paroles prononcées avec un grand sang-froid augmentèrent ma stupéfaction.

— Mais, Perroquet-Vert, lui répondis-je, est-il possible que vous, que j’ai vu hier au soir en proie au plus violent délire, vous songiez à abandonner l’hôpital ?.. Vous ne ferez pas deux pas sans tomber.

— Le fait est camarade, me répondit-il, qu’hier au soir j’étais en effet joliment malade !

— Et quelques heures ont suffi pour opérer votre guérison ?

— Mon Dieu oui. Je me suis dit : Perroquet-Vert, mon ami, si tu te laisses aller à la fainéantise, tu vas tomber sérieusement malade et rester, si toutefois tu ne meurs pas, au moins six semaines au lit… Que pensera alors ta jolie femme, misérable, en ne voyant pas arriver à la fin du mois le mandat que tu lui adresses ordinairement avec tant d’exactitude ?.. Que tu ne l’aimes plus, que tu fais la cour à quelque Anglaise, que tu es devenu un volage !… Alors, à cette idée, voyez-vous, camarade, je me suis dit encore : Perroquet-Vert, si tu as du cœur, tu ne seras pas malade… tu vas de suite aller reprendre tes occupations… tu n’as déjà que trop perdu de temps… une demi-journée… Allons, guéris vite et dépêche-toi… et je me suis senti guéri… Lève-toi… Me voilà debout… Va-t’en… et j’ai l’honneur de vous saluer !…

Perroquet-Vert m’adressa alors une légère inclination de tête, et se dirigeant d’un pas ferme et assuré vers la porte de sortie, il disparut bientôt à nos yeux. Ce fait, auquel je ne croirais pas si je n’en avais pas été témoin, et qui peut paraître invraisemblable, me donna beaucoup à réfléchir. La force de volonté peut donc dompter une maladie ! Je me promis d’essayer l’exemple que me donnait Perroquet-Vert ; malheureusement j’étais si affaibli que mes forces trahirent mon courage ; je ne pus, malgré toutes mes tentatives, parvenir à me lever.