Mes prisons/08
VIII
Il me revient que le nouveau Palais de Justice de Bruxelles est babéliquement monumental, et je veux bien le croire.
L’ancien était hideux d’incommodité, de laideur et même de pauvreté lépreuse, littéralement. On y accédait, je ne sais plus comme, tant je déteste encore les deux visites que j’y fis, au « débotté », de l’infâme véhicule dont il fut question tout à l’heure ; mais je puis certifier qu’on pénétrait là dedans mal à l’aise, à travers des corridors sans nombre, sur des espèces de passerelles, de ponts véritablement assommants, entre deux gendarmes terriblement coiffés de bonnets à poil à rendre des points à feu la vieille garde du premier Empire. — Pas méchants, du reste, les gendarmes belges. Vous savez, sans doute, qu’ils se recrutent, contrairement à ce qui se pratique chez nous, comme le reste de l’armée, — de sorte que ce sont de tout jeunes gens accessibles encore à la pitié ou tout au moins à quelque compassion pour leurs quasi-justiciables. J’en fis l’expérience comme on va voir, et j’envoie d’ici à ce corps, qui n’est là-bas point d’élite, mais tout bonnement spécial, mon très cordial bonjour, non pas au revoir, tout de même, en dépit des procédés gentils, dont voici quittance.
Quoi qu’il en soit, ils me conduisirent, ces excellents alguazils, haut coiffés et fort bottés, après un stage ès un vestibule assez pauvrement meublé, dans la •••me Chambre (le souvenir du numéro me fait défaut) du Tribunal correctionnel.
Vilaine, étroite et galeuse cette chambre, ou plutôt cette salle, jadis crépie à la chaux, alors tout écaillée, lézardée et comme menaçant ruine. Au mur d’en face (le public assis sur des bancs de bois, munis juste de dossiers, qu’il semblait qu’on eût pleuré pour les mettre là) un Christ dartreux pendait qui paraissait se faire des cheveux trop longs et n’avoir été perché en ce lieu que pour regarder les prévenus
Les trois conseillers chargés de me faire mon affaire, siégeaient en des fauteuils cachés par leurs larges manches, vêtus à peu de chose près comme nos juges français, derrière une table à tapis vert uni, sur laquelle des codes, des papiers, des écritoires et un pupitre central pour M. le Président. On me fit asseoir en face du tribunal sur un simple tabouret sans gendarmes à mes côtés, mon avocat derrière moi, en costume presque pareil à celui des avocats que l’Europe nous envie et que la France nous envoie, en masses profondes, à la Chambre et au pouvoir.
« Mon audience » commença. Même cérémonie qu’en France :
— Accusé, levez-vous.
— Vos nom et prénoms ?
— Profession ?
— Vous êtes accusé d’avoir, etc.
et, après un interrogatoire, d’ailleurs court et pas
trop féroce, le traditionnel : — Allez-vous asseoir.
Et tandis que j’obtempérais, le procureur du Roi
se leva.
Je vois encore le personnage, petites moustaches en crocs, petits favoris dits « Cambronne », une main dans la poche de son pantalon de coutil blanc (pourquoi pas de treillis ?) retroussant comme cavalièrement, à la houzarde, la robe noire, tandis que son autre main retirait de dessus sa petite tête, la disgracieuse lourde toque de l’emploi et la posait sur la table étroite, aussi, du décors recouverte d’un tapis comme celle du tribunal et, comme elle chargée de codes, de papiers, d’un écritoire, et d’un pupitre.
« Messieurs, débuta-t-il, en me désignant, l’homme que vous avez devant vous est un étranger… »
Et c’était comique d’entendre en français, cet accent par trop belge que vous avait ce jeune à peine sorti de quelque Louvain ou de quelque Gand ou de quelque autre université du cru.
Puis, passant aux faits de la cause et après avoir déploré qu’il n’en fut pas en justice civile comme devant les conseils de guerre pour lesquels « l’ivresse n’est pas une excuse », il me flétrit en me traitant de lâche (quelle logique !) « Oui, messieurs, l’assassin » — il oubliait que l’accusation d’asacinat avait été abandonnée, « oui, l’assassin tire de sa poche un revolver à six coups chargé (simplet, s’il n’avait pas été chargé, à quoi bon le tirer de ma poche ? raisonnons un peu tout de même), il vise sa victime (prononcez victimne), deux coups partent dont l’un atteint l’infortuné. » (Ô Rimbaud alors confortablement soigné pour ton bobo que je déplorerai quand même toute ma vie de t’avoir fait, en voulant d’ailleurs faire pire, comme tu eusses ri, pauvre ami disparu à jamais, de t’entendre ainsi qualifier !) « Et ensuite, messieurs, non content de ce premier crime (lisez délit)… »
Et le « magistrat debout » raconte en son langage et à sa manière la scène, d’ailleurs déplorable, de la rue, et finalement réclame pour moi « toutes les sévérités dont la loi est armée ».
Se conformant à ces conclusions, malgré une bonne plaidoirie de mon défenseur, le tribunal, sans en avoir plus mûrement que le droit délibéré, m’appliqua le maximum, deux ans d’emprisonnement.
Sur le moment, et devant le public, je fis bonne contenance. Mais une fois rentré sous la garde d’un huissier à chaîne d’acier, dans le vestibule où les gendarmes m’attendaient, je me pris à pleurer comme un enfant, si bien que « mes anges gardiens » se mirent à me consoler en ces termes textuels :
« C’est pour une fois, ça, mais il y a l’appel, tiens. »
Et, mon avocat, survenu, me fit, en effet, signer un acte en appel.
Puis, fouette, cocher (de la cellulaire) pour les Petits-Carmes, iterum.