Mes souvenirs (Massenet)/06

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Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 53-61).

CHAPITRE VI

LA VILLA MÉDICIS



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Quels inoubliables moments pour de jeunes artistes qui échangeaient leurs enthousiasmes pour tout ce qu’ils voyaient dans ces villages d’un si délicieux pittoresque, disparu très certainement aujourd’hui !

Nous logions dans des auberges primitives. Je me souviens qu’une nuit j’eus la sensation assez inquiétante que mon voisin du grenier allait incendier la pauvre masure ; Falguière, de son côté y crut aussi.

Pure hallucination. C’était le ciel criblé d’étoiles à la lumière scintillante, qui se montrait à travers le plafond délabré.

En passant par les bois de Subiacco, la zampogna (sorte de cornemuse rustique) d’un berger lança une bouffée mélodique que je notai aussitôt sur un chiffon de papier prêté par un bénédictin d’un couvent voisin.

Ces mesures devinrent les premières notes de Marie-Magdeleine, drame sacré auquel je songeais déjà pour un envoi.

J’ai conservé le croquis que Chaplain fit de moi, à ce moment-là.

Ainsi que d’ancienne date, les pensionnaires de la Villa Médicis y sont habitués pendant leur séjour à Naples, nous allâmes loger casa Combi, vieille maison donnant sur le quai Santa-Lucia. Le cinquième étage nous en était réservé.

C’était une ancienne masure, à la façade crépie en rose, et dont les fenêtres étaient encadrées de moulures en formes de figurines, celles-ci fort habilement peintes, comme celles que l’on peut voir dans toute la région italienne dès qu’on a passé le Var.

Une vaste chambre contenait nos trois lits. Quant au cabinet de toilette et… le reste, nous les avions sur le balcon, où, d’accord en cela avec les usages du pays, nous étalions nos hardes pour les faire sécher.

Pour voyager plus commodément nous nous étions fait faire à Rome trois complets de flanelle blanche à larges raies bleues.

Risum teneatis, comme aurait dit Horace, le délicieux poète, retenez vos rires, mes chers enfants. Écoutez d’abord cette curieuse aventure.

Dès notre arrivée à la gare de Naples, nous fûmes observés avec une insistance surprenante par les gendarmes-carabiniers. De leur côté, les passants nous regardaient tout étonnés. Fort intrigués, nous nous en demandions la raison. Nous ne tardâmes pas à être fixés. La patronne de la casa, Marietta, nous apprit que les forçats napolitains portaient un costume presque semblable ! Les rires qui accueillirent cette révélation nous encouragèrent à compléter la ressemblance. C’est ainsi que nous allâmes au Café Royal, sur la place Saint-Ferdinand, en traînant tous les trois la jambe droite, comme si elle eût été retenue par un boulet de galérien !

Nous vécûmes nos premières journées à Naples, dans les galeries du musée Borbonico. Les plus merveilleuses découvertes faites dans les fouilles d’Herculanum, de Pompéi et de leur voisine, Stabies, y avaient été entassées. Tout nous y était matière à étonnement. Quel sujet de ravissement ! Quelles incessantes et toujours nouvelles extases

Nous avons, en passant, à rappeler l’ascension obligatoire au Vésuve, dont nous apercevions de loin le panache de fumée. Nous en revînmes tenant à la main nos souliers brûlés, et les pieds enveloppés de flanelle qu’on nous avait vendue à Torre del Greco.

À Naples, nous prenions nos repas au bord de la mer, sur le quai Santa-Lucia, presque en face de notre demeure. Pour douze grani, ce qui représentait huit sous de notre monnaie, nous avions une soupe exquise aux coquillages, du poisson frit dans une huile qui avait dû servir à cet usage depuis deux ou trois ans au moins, et un verre de vin de Capri.

Puis ce furent les promenades à Castellamare, au fond du golfe de Naples sur lequel on jouit d’une vue admirable ; à Sorrente, si riche en orangers, à ce point même que la ville a ses armes tressées en forme de couronne avec des feuilles d’oranger. Nous vîmes, à Sorrente, la maison où naquit le Tasse, l’illustre poète italien, l’immortel auteur de la Jérusalem délivrée. Un simple buste en terre cuite orne la façade de cette maison à moitié détruite ! De là nous nous rendîmes à Amalfi, qui fut autrefois presque la rivale de Venise, tant son commerce avec l’Orient était considérable.

À Amalfi, nous habitâmes un hôtel qui avait jadis servi de couvent à des capucins.

Si en touchant à l’écouvillon d’un canonnier malpropre, Napoléon Ier attrapa la gale, nous devons à la vérité de dire que, le lendemain de la nuit que nous y passâmes, nous étions tous les trois couverts de poux ! Il fallut nous faire raser court, ce qui devait ajouter à la ressemblance qu’on s’était plu à nous trouver avec les forçats !

Nous nous consolâmes de l’aventure en prenant une barque à voile qui nous conduisit à Capri.

Partis d’Amalfi à 4 heures du matin, nous n’arrivons à Capri qu’à 10 heures du soir…

Quelle île délicieuse, à l’aspect enchanteur ! D’un périmètre de quinze kilomètres, au sommet du mont Solaro elle se trouve à 1800 pieds au-dessus du niveau de la mer. Du mont Solaro l’œil découvre l’un des plus beaux et des plus vastes horizons dont on puisse jouir en Italie.

En allant à Capri, nous fûmes surpris, loin de la côte, par un orage épouvantable. Le bateau portait une énorme quantité d’oranges. Les lames furieuses les balayèrent toutes, au grand désespoir des mariniers, qui hurlaient à qui mieux mieux en invoquant san Giuseppe, le patron de Naples.

Une jolie légende veut que saint Joseph, attristé du départ de Jésus et de la Vierge Marie dans le ciel, ait intimé à son fils l’ordre de revenir près de lui. Jésus obéit en ramenant avec lui tous les saints du Paradis. Il en fut de même de la Vierge, épouse de saint Joseph, qui regagna le toit conjugal, escortée des onze mille vierges. Dieu, voyant le Paradis se dépeupler ainsi et ne voulant pas donner tort à saint Joseph, déclara qu’il était le plus fort de tous, et le ciel se repeupla avec sa permission.

Cette vénération du peuple napolitain pour saint Joseph est surprenante. Le détail que nous allons en rapporter le montre bien encore.

Au dix-huitième siècle, les rues de Naples étaient très peu sûres ; il était dangereux de les traverser la nuit. Le roi ayant fait placer des lanternes aux endroits les plus mal famés afin d’éclairer les passants, les « birbanti » les brisèrent comme les trouvant gênantes pour leurs exploits nocturnes. L’idée vint alors d’accompagner les lanternes d’une image de saint Joseph, et, désormais, elles furent respectées, au grand bonheur du peuple.

Habiter Capri, y vivre, y travailler, est bien l’existence dans tout son idéal, dans tout ce qu’il est possible de rêver ! J’en ai rapporté quantité de pages pour les ouvrages que j’avais projeté d’écrire par la suite.

L’automne nous ramena à Rome.

J’écrivis, à cette époque, à mon maître aimé, Ambroise Thomas, les lignes suivantes :

« Bourgault a organisé, dimanche dernier, une fête où étaient invités vingt Transtévérins et Transtévérines, — plus six musiciens, aussi du Transtévère ! Tous en costume !

« Le temps était splendide et le coup d’œil uniquement admirable, lorsque nous avons été dans le « Bosco », Mon Bois sacré, à moi ! Le soleil couchant éclairait les murs antiques de l’antique Rome. La fête s’est terminée dans l’atelier de Falguière, éclairé a giorno, par nos soins. Les danses ont pris là un caractère entraînant, tellement enivrant que, tous, nous avons fini par faire vis-à-vis aux Transtévérines, lors du saltarello final… On a fumé, mangé, bu ; — les femmes, surtout, estimaient fort notre punch ! »

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Une des phases les plus grandes et les plus palpitantes de ma vie se préparait.

Nous étions à la veille de Noël. Une promenade fut organisée pour suivre, dans les églises, les messes de minuit. Les cérémonies qui se célébrèrent de nuit à Sainte-Marie-Majeure et à Saint-Jean de Latran furent celles qui me frappèrent le plus.

Des bergers, avec leurs troupeaux ; vaches, chèvres, moutons et porcs, étaient sur la place publique comme pour recevoir les bénédictions du Sauveur, de celui dont on rappelait la naissance dans une crèche.

La touchante simplicité de ces croyances m’avait vraiment ému et j’entrai dans Sainte-Marie-Majeure, accompagné d’une adorable chèvre que j’embrassai et qui ne voulut pas me quitter. La chose n’étonna nullement la foule recueillie qui s’entassait dans cette église, hommes et femmes, tous à genoux sur ces beaux pavés en mosaïque, entre cette double rangée de colonnes provenant de temples antiques.

Le lendemain, jour à marquer d’une croix, je croisai dans l’escalier aux trois cents marches qui mène à l’église de l’Ara-Cœli, deux dames dont l’allure était celle d’étrangères élégantes. Mon regard fut délicieusement charmé par la physionomie de la plus jeune.

Quelques jours après cette rencontre, m’étant rendu chez Liszt, qui se préparait à l’ordination, je reconnus, parmi les personnes qui se trouvaient en visite chez l’illustre maître, les deux dames aperçues à l’Ara-Cœli.

Je sus, presque aussitôt après, que la plus jeune était venue à Rome, avec sa famille, en voyage de touristes et qu’elle avait été recommandée à Liszt pour qu’il lui indiquât un musicien capable de diriger ses études musicales qu’elle ne voulait pas interrompre loin de Paris.

Liszt me désigna aussitôt à elle.

J’étais pensionnaire de l’Académie de France pour y travailler, ne désirant par conséquent pas donner mon temps aux leçons. Cependant le charme de cette jeune fille fut vainqueur de ma résistance.

Vous l’avez deviné déjà, mes chers enfants, ce fut cette exquise jeune fille qui, deux ans plus tard, devait devenir mon épouse aimée, la compagne toujours attentive, souvent inquiète, de mes jours, témoin de mes défaillances comme de mes sursauts d’énergie, de mes tristesses comme de mes joies. C’est avec elle que j’ai gravi ces degrés longs déjà de la vie, qui, pour ne point être escarpés comme ceux qui mènent à l’Ara-Cœli, cet autel des cieux qui rappelle à Rome les célestes séjours toujours purs et sans nuages, m’ont conduit dans un chemin parfois difficile, et où les roses se cueillirent au milieu des épines ! N’en est-il pas toujours ainsi dans la vie ?

Mais j’oublie que je vous livre mes Mémoires, mes chers enfants, et ne vous fais point mes confidences.

Au printemps suivant, la fête annuelle des pensionnaires eut lieu, comme de coutume, à Castel-Fusano, domaine de la Campagne de Rome, à trois kilomètres d’Ostie, au milieu d’une magnifique forêt de pins-parasols, percée d’une allée de chênes-verts de toute beauté. J’emportai un souvenir si agréable de cette journée que je conseillai à ma fiancée et à sa famille de connaître cet endroit incomparable.

Là, dans cette splendide avenue, toute pavée de dalles antiques, je me rappelai l’histoire décrite par Gaston Boissier dans ses Promenades archéologiques de Nisus et d’Euryale, ces malheureux jeunes gens qui furent aperçus, pour leur perte, de Volcens, arrivant de Laurente pour amener à Turnus une partie de ses troupes.

La pensée que je devais, au mois de décembre, quitter la Villa Médicis pour retourner en France, mes deux ans de séjour étant terminés, mettait en moi une indéfinissable tristesse.

Je voulus revoir Venise. J’y restai deux mois, pendant lesquels je jetai les brouillons de ma Première Suite d’orchestre.

Le soir, lorsqu’en fermant le port, les trompettes autrichiennes sonnaient des notes si étranges et si belles, je les notais. Je m’en servis vingt-cinq ans plus tard, au quatrième acte du Cid.

Le 17 décembre, mes camarades me firent leurs adieux, non seulement pendant le dernier triste dîner à notre grande table, mais encore à la gare, dans la soirée.

Ce jour-là, je l’avais consacré à préparer mes bagages, tout en contemplant le lit dans lequel je ne devais plus dormir.

Tous ces tendres souvenirs de mes deux années romaines : palmes du jour des Rameaux, tambour du Transtévère, ma mandoline, une vierge en bois, quelques branches cueillies dans le jardin de la Villa, tous ces souvenirs, dis-je, d’un passé qui vivra autant que moi-même, allèrent rejoindre mes hardes dans mes malles. L’ambassade française en fit les frais d’expédition.

Je ne voulus pas quitter ma fenêtre avant que le soleil couchant eût complètement disparu derrière Saint-Pierre. Il me semblait que c’était Rome, à son tour, se réfugiant dans l’ombre, qui me faisait ses adieux !…