Mes souvenirs (Massenet)/13

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Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 121-128).

CHAPITRE XIII

LE CONSERVATOIRE ET L’INSTITUT



J’avais reçu l’avis officiel de ma nomination comme professeur au Conservatoire. Je partis pour Paris. Pouvais-je me douter que c’était sans espoir d’y revenir que je disais adieu à ma chère demeure de Fontainebleau ?

La vie qui s’annonçait pour moi allait prendre mes étés de travail au sein d’une douce et paisible solitude, ces étés que je passais si heureux, loin des bruits et du tumulte de la ville.

Si les livres ont leur destinée (habent sua fata libelli), comme dit le poète, chacun de nous ne poursuit-il pas la sienne, également fatale, inéluctable ? On ne remonte pas le courant. Il est doux de le suivre, surtout s’il doit vous mener aux rivages espérés !

Je donnais, deux fois par semaine, mes cours au Conservatoire, le mardi et le vendredi, à une heure et demie.

Vous l’avouerai-je ? J’étais heureux et fier en même temps de m’asseoir sur cette chaise, dans cette même classe où, enfant, j’avais recules conseils et les leçons de mon maître. Mes élèves… je les considérais comme d’autres nouveaux enfants, plutôt encore comme des petits-enfants dans lesquels pénétrait cet enseignement reçu par moi et qui semblait filtrer à travers les souvenirs du maître vénéré qui me l’avait inculqué.

Les jeunes gens auxquels j’avais affaire semblaient presque de mon âge, et je leur disais, en manière d’encouragement, pour les exhorter au travail : « Vous n’avez qu’un camarade de plus, qui tâche d’être aussi bon élève que vous ! »

Il était touchant de voir la déférente affection que, depuis le premier jour, ils me témoignaient. Je me sentais tout heureux lorsque, parfois, je les surprenais dans leurs chuchotements, se racontant leurs impressions sur l’ouvrage joué la veille ou qui devait se jouer le lendemain. Cet ouvrage était, au début de mon professorat, le Roi de Lahore.

Je devais continuer à être ainsi, pendant dix-huit ans, l’ami et le « patron », ainsi qu’ils m’appelaient, d’un nombre considérable de jeunes compositeurs.

Qu’il me soit permis de rappeler, tant j’en éprouvais de joie, les succès qu’ils remportaient, chaque année, dans les concours de fugue, et combien cet enseignement me fut utile à moi-même. Il m’obligeait à être le plus habile à trouver rapidement, devant le devoir présenté, ce qu’il fallait faire selon les préceptes rigoureux de Cherubini.

Quelles douces émotions n’ai-je point ressenties pendant ces dix-huit années, où, presque annuellement, le grand-prix de Rome fut décerné à un élève de ma classe ! Comme il me tardait alors d’aller au Conservatoire, chez mon maître, lui en rapporter tout l’honneur !

Je revois encore aussi le soir, dans son paisible salon, dont les fenêtres donnaient sur la cour déserte, à ce moment-là, du Conservatoire, le bon administrateur général, Émile Réty, m’écoutant lui raconter mon bonheur d’avoir assisté aux succès de mes enfants.

Je fus, il y a quelques années, l’objet d’une touchante manifestation de leur part.

Au mois de décembre 1900, je vis un jour arriver chez mon éditeur, où l’on savait me rencontrer, Lucien Hillemacher, disparu depuis, hélas ! qu’accompagnait un groupe d’anciens grands-prix. Il venait me remettre plus de cent cinquante signatures tracées sur des feuilles de parchemin par mes anciens élèves. Ces feuilles étaient réunies sous forme de plaquette in-8°, reliée avec luxe en maroquin du Levant constellé d’étoiles. Les pages de garde portaient, dans de brillantes enluminures, avec mon nom, ces deux dates : 1878-1900. Les signatures étaient précédées des lignes suivantes :

« Cher Maître,

« Heureux de votre nomination de grand-officier de la Légion d’honneur, vos élèves se réunissent pour vous offrir ce témoignage de leur profonde et très affectueuse reconnaissance. »

Les noms des grands-prix de l’Institut qui me prouvaient ainsi leur gratitude étaient ceux de : Hillemacher, Henri Rabaud, Max d’Ollone, Alfred Bruneau, Gaston Carraud, G. Marty, André Floch, A. Savard, Crocé-Spinelli, Lucien Lambert, Ernest Moret, Gustave Charpentier, Reynaldo Hahn, Paul Vidal, Florent Schmitt, Enesco, Bemberg, Laparra, d’Harcourt, Malherbe, Guy Ropartz, Tiersot, Xavier Leroux, Dallier, Falkenberg, Ch. Silver, et tant d’autres chers amis de la classe !

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Ambroise Thomas, voyant que je ne pensais pas à me présenter à l’Institut, ainsi qu’il m’avait fait l’honneur de me le conseiller, voulut bien me prévenir que j’avais encore deux jours pour envover la lettre posant ma candidature à l’Académie des Beaux-Arts. Il me recommandait de la faire courte, ajoutant que le rappel des titres n’était nécessaire que lorsqu’on pouvait les ignorer. La remarque judicieuse froissait un peu ma modestie…

Le jour de l’élection était fixé au samedi 30 novembre. Je savais que nous étions beaucoup de prétendants et que, parmi eux, Saint-Saëns, dont j’étais et fus toujours l’ami et le grand admirateur, était le candidat le plus en évidence.

J’avais cédé au conseil bienveillant d’Ambroise Thomas, sans avoir la moindre prétention à me voir élu.

Ainsi que j’en avais l’habitude, j’avais été ce jour-là donner mes leçons dans différents quartiers de Paris. Le matin, cependant, j’avais dit à mon éditeur Hartmann que je serais le soir, entre cinq et six heures, chez un élève, rue Blanche, n° 11, et j’avais ajouté, en riant, qu’il savait où me trouver pour m’annoncer le résultat, quel qu’il fût. Sur ce, Hartmann de dire avec grandiloquence : « Si vous êtes, ce soir, membre de l’Institut, je sonnerai deux fois et vous me comprendrez ! »

J’étais en train de faire travailler au piano, l’esprit tout à mon devoir, les Promenades d’un Solitaire, de Stéphen Heller (ah ! ce cher musicien, cet Alfred de Musset du piano, ainsi qu’on l’a appelé !), lorsque deux coups de sonnette précipités se firent entendre. Mon sang se retourna. Mon élève ne pouvait en deviner le motif.

Un domestique entra vivement et dit :

« Il y a là deux messieurs qui veulent embrasser votre professeur ! » Tout s’expliqua. Je sortis avec ces Messieurs, plus ébahi encore qu’heureux et laissant mon élève beaucoup plus content que moi-même peut-être.

Lorsque j’arrivai chez moi, rue du Général-Foy, j’avais été devancé par mes nouveaux et célèbres confrères. Ils avaient déposé chez mon concierge, leurs félicitations signées : Meissonier. Lefuel, Ballu, Cabanel. Meissonier avait apporté le bulletin de la séance signé par lui, indiquant les deux votes, car je fus élu au second tour de scrutin. Voilà, certes, un autographe que je ne recevrai pas deux fois dans ma vie !

Quinze jours après, selon l’usage, je fus introduit dans la salle des séances de l’Académie des Beaux-Arts par le comte Delaborde, secrétaire perpétuel.

La tenue du récipiendaire était l’habit noir et la cravate blanche ; en me rendant à l’Institut pour cette réception — le frac, à trois heures de l’après-midi ! — on aurait cru que j’étais de noce.

Je pris place dans la salle des séances au fauteuil que j’occupe encore aujourd’hui. Cela remonte à plus de trente-trois ans déjà !

À quelques jours de là, je voulus profiter de mes privilèges pour assister à la réception de Renan, sous la coupole ; les huissiers de service ne méconnaissant pas encore, j’étais alors le Benjamin de l’Académie, ne voulurent pas me croire et refusèrent de me laisser pénétrer. Il fallut qu’un de mes confrères, et non le moindre, le prince Napoléon, qui entrait en ce moment, me fît connaître.

J’étais en tournée de visites habituelles de remerciements, lorsque je me présentai chez Ernest Reyer, dans son appartement si pittoresque de la rue de la Tour-d’Auvergne. Ce fut lui qui m’ouvrit la porte, tout surpris de se trouver en face de moi, qui devais savoir qu’il ne m’avait pas été tout à fait favorable. « Je sais, lui fis-je, que vous n’avez pas voté pour moi. Ce qui me touche, c’est que vous n’avez pas été contre moi ! » Ces mots mirent Reyer de bonne humeur, car aussitôt il me dit : « Je déjeune ; partagez avec moi mes œufs sur le plat ! » J’acceptai et nous causâmes longuement de tout ce qui intéressait l’art et ses manifestations.

Pendant plus de trente ans, Ernest Reyer fut mon meilleur et plus solide ami.

L’Institut, ainsi qu’on pourrait le croire, ne modifia pas sensiblement ma situation. Elle resta d’autant plus difficile que, désirant avancer la partition d’Hérodiade, je supprimai plusieurs leçons qui comptaient au nombre de mes plus sûres ressources.

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Trois semaines après mon élection, eut lieu à l’Hippodrome, situé à cette époque près du pont de l’Alma, un festival monstre. Plus de vingt mille personnes y assistaient.

Gounod et Saint-Saëns conduisirent leurs œuvres. J’eus l’honneur de diriger le final du troisième acte du Roi de Lahore. Qui ne se souvient encore de l’effet prodigieux de ce Festival, organisé par Albert Vizentini, un de mes plus tendres camarades d’enfance ?

Comme j’attendais dans le foyer mon tour de paraître en public, et que Gounod revenait tout auréolé de son triomphe, je lui demandai quelle impression il avait de la salle :

« J’ai cru voir, me fit-il, la Vallée de Josaphat ! » Un détail assez amusant, qui me fut conté plus tard, est celui-ci :

La foule était considérable au dehors et comme elle continuait toujours à vouloir entrer, malgré les protestations bruyantes des personnes déjà placées, Gounod cria à haute voix et de manière à être bien entendu : « Je commencerai quand tout le monde sera sorti ! » Cette apostrophe ahurissante fit merveille. Les groupes qui avaient envahi l’entrée et les abords de l’Hippodrome reculèrent. Ils se retirèrent comme par enchantement.

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Le 20 mai 1880 eut lieu, à l’Opéra, le second des Concerts historiques créés par Vaucorbeil, alors directeur de l’Académie nationale de musique.

Il y fit exécuter ma légende sacrée : La Vierge. Mme Gabrielle Krauss et Mlle Daram en furent les principales et bien splendides interprètes.

Rappelez-vous, mes chers enfants, que lorsque je vous ai parlé de cet ouvrage, je faisais entendre qu’il avait laissé dans ma vie un souvenir plutôt pénible.

L’accueil fut froid ; seul un fragment parut satisfaire le nombreux public qui remplissait la salle. On redemanda jusqu’à trois fois ce passage qui, depuis, est au répertoire de beaucoup de concerts : le prélude de la quatrième partie, le Dernier Sommeil de la Vierge.

Quelques années plus tard, la Société des Concerts du Conservatoire donnait, à deux reprises, la quatrième partie, entière, de la Vierge. Mlle Aïno Ackté fut vraiment sublime dans l’interprétation du rôle de la Vierge.

Ce succès fut pour moi la plus complète des satisfactions, j’allais dire la plus précieuse des revanches.