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Mes souvenirs (Massenet)/14

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Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 129--).

CHAPITRE XIV

UNE PREMIÈRE À BRUXELLES



Mes voyages en Italie, les pérégrinations auxquelles je me livrais pour suivre, sinon pour préparer, les représentations du Roi de Lahore, successivement à Milan, Plaisance, Venise, Pise, et de l’autre côté de l’Adriatique, à Trieste, ne m’empêchaient pas de travailler à la partition d’Hérodiade ; elle arriva bientôt à son complet achèvement.

Vous devez, mes chers enfants, être quelque peu surpris de ce vagabondage, alors surtout qu’il est si peu dans mes goûts. Beaucoup de mes élèves, cependant ont suivi mon exemple sur ce point et la raison en est fort compréhensible. Au début d’une carrière comme la nôtre, il y a à donner des indications au chef d’orchestre, au metteur en scène, aux artistes, aux costumiers ; le pourquoi et le parce que d’une partition sont souvent à expliquer ; et les mouvements, d’après le métronome, sont si peu les véritables !

Depuis longtemps je laisse aller les choses ; elles vont d’elles-mêmes. Il est vrai que depuis tant d’années on me connaît, que faire choix, décider où je devrais aller me serait difficile. Par où commencer aussi — ce serait dans mes vœux les plus chers — à aller exprimer, en personne, ma gratitude à tous ces directeurs et à tous ces artistes qui connaissent maintenant mon théâtre ? Ils ont pris les devants quant aux indications que j’aurais pu leur donner, et des écarts d’interprétation de leur part sont devenus très rares, beaucoup plus qu’ils ne l’étaient au commencement lorsque directeurs et artistes ignoraient mes volontés et ne pouvaient les prévoir ; quand mes ouvrages, enfin, étaient ceux d’un inconnu pour eux.

Je tiens à rappeler, et je le fais avec une sincère émotion, tout ce que j’ai dû, dans les grands théâtres de province, à ces chers directeurs, d’affectueux dévouement à mon égard : Gravière, Saugey, Villefranck, Rachet, et combien d’autres encore, qui ont droit avec mes remerciements, à mes plus reconnaissantes félicitations.

Pendant l’été 1879, je m’étais installé au bord de la mer, à Pourville, près de Dieppe. Mon éditeur Hartmann et mon collaborateur Paul Milliet venaient passer les dimanches avec moi. Quand je dis avec moi, j’abuse des mots et je m’en excuse, car je ne tenais guère compagnie à ces excellents amis. J’étais habitué à travailler de quinze à seize heures par jour ; je consacrais six heures au sommeil ; mes repas et ma toilette me prenaient le reste du temps. Il faut le constater, ce n’est qu’ainsi, dans l’opiniâtreté du travail poursuivi inlassablement pendant plusieurs années, qu’on peut mettre debout des ouvrages de grande envergure.

Alexandre Dumas fils, dont j’étais le modeste confrère à l’Institut depuis un an, habitait une superbe propriété à Puys, près de Dieppe. Ce voisinage me procurait souvent de bien douces satisfactions. Je n’étais jamais si heureux que lorsqu’il venait me chercher en voiture, à sept heures du soir, pour aller dîner chez lui. Il m’en ramenait à neuf heures pour ne pas prendre mon temps. C’était un repos affectueux qu’il désirait pour moi, repos exquis et tout délicieux en effet, car on peut deviner quel régal me valait la conversation d’allure si vivante, si étincelante, du célèbre académicien.

Combien je l’enviais alors pour ces joies artistiques qu’il goûtait et que j’ai connues plus tard, moi aussi ! Il recevait et gardait chez lui ses grands interprètes et leur faisait travailler leurs rôles. À ce moment c’était la superbe comédienne, Mme Pasca, qui était son hôte.

Au commencement de 1881, la partition d’Hérodiade était terminée. Hartmann et Paul Milliet me conseillèrent d’en informer la direction de l’Opéra. Les trois années que j’avais données à Hérodiade n’avaient été qu’une joie ininterrompue pour moi. Elles devaient connaître un dévouement inoubliable et bien inattendu.

Malgré la répulsion que j’ai toujours éprouvée à frapper à la porte d’un théâtre, il fallait bien pourtant me décider à parler de cet ouvrage et j’allai à l’Opéra, ayant une audience de M. Vaucorbeil, alors directeur de l’Académie nationale de musique. Voici l’entretien que j’eus l’honneur d’avoir avec lui.

— Mon cher directeur, puisque l’Opéra a été un peu ma maison avec le Roi de Lahore, me permettez-vous de vous parler d’un nouvel ouvrage Hérodiade ?

— Quel est votre poète ?

— Paul Milliet, un homme de beaucoup de talent que j’aime infiniment.

— Moi aussi, je l’aime infiniment : mais... il vous faudrait avec lui… (cherchant le mot)… un carcassier.

— Un carcassier !… répliquai-je, bondissant de stupeur ; un carcassier !… Mais quel est cet animal ?…

— Un carcassier, ajouta sentencieusement l’éminent directeur, un carcassier est celui qui sait établir, de solide façon, la carcasse d’une pièce et j’ajoute que vous-même, vous n’êtes pas assez carcassier, selon la signification exacte du mot : apportez-moi un autre ouvrage et le théâtre national de l’Opéra vous est ouvert.

... J’avais compris : l’Opéra m’était fermé ; et, quelques jours après cette pénible séance, j’appris que, depuis longtemps déjà, les décors du Roi de Lahore avaient été rigoureusement remisés au dépôt de la rue Richer, — ce qui signifiait l’abandon final.

Un jour du même été, je me promenais sur le boulevard des Capucines, non loin de la rue Daunou ; mon éditeur Georges Hartmann habitait un rez-de-chaussée, au fond de la cour, du numéro 20 de cette rue. Mes pensées étaient terriblement noires… La mine soucieuse et le cœur défaillant, j’allais, déplorant ces décevantes promesses qu’en façon d’eau bénite de cour me donnaient les directeurs… Soudain, je fus salué, puis arrêté, par une personne en laquelle je reconnus M. Calabrési, directeur du Théâtre-Royal de la Monnaie, à Bruxelles.

Je restai interloqué. Allais-je devoir le mettre, lui aussi, dans la collection des directeurs qui me montraient visage de bois ?

— Je sais (dit en m’abordant M. Calabrési) que vous avez un grand ouvrage : Hérodiade. Si vous voulez me le donner, je le monte, tout de suite, au Théâtre de la Monnaie.

— Mais vous ne le connaissez pas ? lui dis-je.

— Je ne me permettrais pas de vous demander, à vous, une audition.

— Eh bien ! moi, répliquai-je aussitôt, cette audition, je vous l’inflige.

— Mais… demain matin, je repars pour Bruxelles.

— À ce soir, alors ! ripostai-je. Je vous attendrai à huit heures dans le magasin d’Hartmann. Ce sera fermé à cette heure-là… nous y serons seuls.

Tout rayonnant, j’accourus chez mon éditeur et lui racontai, riant, pleurant, ce qui venait de m’arriver !

Un piano fut immédiatement apporté chez Hartmann, tandis que Paul Milliet était prévenu en toute hâte.

Alphonse de Rothschild, mon confrère à l’Académie des Beaux-Arts, sachant que je devais me rendre très souvent à Bruxelles, pour les répétitions d’Hérodiade qui allaient commencer au Théâtre-Royal de la Monnaie, et voulant m’éviter les attentes dans les gares, m’avait donné un permis de circulation.

On avait tellement l’habitude de me voir passer aux frontières de Feignies et de Quévy, que j’étais devenu un véritable ami des douaniers, surtout de ceux de la frontière belge. Il me souvient que, pour les remercier de leurs obligeantes attentions, je leur envoyai même des places pour le théâtre de la Monnaie !

Au mois d’octobre de cette année 1881 eut lieu une véritable cérémonie au Théâtre-Royal. C’était, en effet, le premier ouvrage français qui allait être créé sur cette superbe scène de la capitale de Belgique.

Au jour fixé, mes deux excellents directeurs, MM. Stoumon et Calabrési, m’accompagnèrent jusqu’au grand foyer du public. C’était une vaste salle aux lambris dorés, prenant jour par le péristyle à colonnades du théâtre sur la place de la Monnaie. De l’autre côté de cette place (souvenir du vieux Bruxelles) se trouvaient l’hôtel des Monnaies et, dans un angle, le local de la Bourse. Ces établissements ont disparu depuis pour être remplacés par le magnifique hôtel des Postes. Quant à la Bourse, elle a été transportée dans le palais grandiose qui a été construit, non loin de là.

Au milieu du foyer, où je fus introduit, se trouvait un piano à queue, autour duquel étaient rangés, en hémicycle, une vingtaine de fauteuils et de chaises. En plus des directeurs, se trouvaient là mon éditeur et mon collaborateur, ainsi que les artistes choisis par nous pour créer l’ouvrage. En tête de ces artistes étaient Marthe Duvivier, que le talent, la réputation et la beauté désignaient pour le rôle de Salomé ; Mlle Blanche Deschamps, qui devait devenir la femme du célèbre chef d’orchestre Léon Jehin, représentant Hérodiade ; Vergnet, Jean ; Manoury, Hérode ; Gresse père, Phanuel. Je me mis au piano, le dos tourné aux fenêtres et chantai tous les rôles, y compris les chœurs.

J’étais jeune, vif et alerte, heureux, et, je l’ajoute à ma honte, très gourmand. Je le suis resté. Mais si je m’en accuse, c’est pour m’excuser d’avoir voulu souvent quitter le piano pour aller luncher à une table chargée d’exquises victuailles étalées sur un plantureux buffet, dans ce même foyer. Chaque fois que je faisais mine de m’y rendre, les artistes m’arrêtaient et c’était à qui m’aurait crié : « De grâce !… Continuez !… Ne vous arrêtez plus !… » Je le fis, mais quelle revanche ! Je croquai presque toutes les friandises préparées à l’intention de tous ! Si contents étaient les artistes qu’ils pensèrent bien plus à m’embrasser qu’à manger. De quoi me serais-je plaint ?

Je demeurais à l’hôtel de la Poste, rue Fossé-aux-Loups, à côté du théâtre. C’est dans cette même chambre, que j’occupais au rez-de-chaussée, à l’angle de l’hôtel et donnant sur la rue d’Argent, que, durant l’automne suivant, je traçai l’esquisse de l’acte du séminaire, de Manon. Plus tard, je préférai habiter, et jusqu’en 1910, le cher « hôtel du Grand-Monarque », rue des Fripiers.

Cet hôtel se rattache à mes plus profonds souvenirs. J’y vécus si souvent en compagnie de Reyer, l’auteur de Sigurd et de Salammbô, mon confrère de l’Académie des Beaux-Arts ! Ce fut là que nous perdîmes, lui et moi, notre collaborateur et ami, Ernest Blau. Il mourut dans cet hôtel et, malgré l’usage qui veut qu’un drap mortuaire ne soit jamais étalé devant un hôtel, Mlle Wanters, la propriétaire, tint à ce que ses obsèques fussent rendues publiques et non cachées aux habitants de l’établissement. Ce fut, dans le salon même, où avait été placé le cercueil, au milieu des étrangers, que nous prononçâmes de tendres paroles d’adieu à celui qui avait été le collaborateur de Sigurd et d’Esclarmonde.

Un détail vraiment macabre. Notre pauvre ami Blau avait dîné, la veille de sa m.ort, chez le directeur Stoumon. Étant en avance, il s’était mis à regarder, dans la rue des Sablons, des bières très luxueuses exposées chez un marchand de cercueils. Comme nous venions de dire le suprême adieu et qu’on avait placé la dépouille mortelle de Blau dans un caveau provisoire à côté du cercueil tout fleuri de roses blanches d’une jeune fille, un des porteurs trouva que le défunt, s’il eût pu être consulté, n’aurait pu préférer meilleur voisinage, tandis que le commissaire des pompes funèbres faisait cette réflexion : « Nous avons bien fait les choses. M. Blau avait remarqué une bière superbe, et nous la lui avons laissée à très bon compte !… »

En sortant de ce vaste cimetière, encore bien désert à cette époque, l’émotion poignante de la grande artiste, Mme Jeanne Raunay, frappa tous les assistants. Elle marchait lentement aux côtés du grand maître Gevaert.

Ah ! le triste jour d’hiver !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les répétitions d’Hérodiade se succédaient à la Monnaie. Elles n’étaient pour moi que joies et surprises enivrantes. Vous savez, mes enfants, que le succès fut considérable. Voici ce que je retrouve dans les journaux du temps :

« … Enfin, le grand soir arriva.

Dès la veille — c’était un dimanche — le public prit la file aux abords du théâtre (on ne donnait pas, à cette époque, les petites places en location). Les marchands de billets passèrent ainsi toute la nuit, et, tandis que d’aucuns vendaient cher, le lundi matin, leur place dans la file, les autres tenaient bon et revendaient couramment soixante francs les places de parterre. Un fauteuil coûtait cent cinquante francs.

Le soir, la salle fut prise d’assaut.

Avant le lever du rideau, la reine entrait dans son avant-scène, accompagnée de deux dames d’honneur et du capitaine Chrétien, officier d’ordonnance du roi.

Dans la baignoire voisine avaient pris place LL. AA. RR. le comte et la comtesse de Flandre, accompagnés de la baronne Van den Bossch d’Hylissem et du comte d’Oultremont de Duras, grand-maître de la maison princière.

Dans les loges de la cour se trouvaient Jules Devaux, chef du cabinet du roi ; les généraux Goethals et Goffinet, aides de camp ; le baron Lunden, chef du département du grand-écuyer ; le colonel baron d’Anethan ; le major Donny, le capitaine de Wyckerslooth, officiers d’ordonnance du roi.

Aux premières loges : M. Antonin Proust, ministre des Beaux-Arts de France, avec le baron Beyens, ministre de Belgique à Paris ; le chef du cabinet et Mme Frère-Orban, etc.

Dans l’avant-scène du rez-de-chaussée : M. Buis, qui venait d’être nommé bourgmestre, et les échevins. Aux fauteuils, au balcon, de nombreuses personnalités parisiennes : les compositeurs Reyer, Saint-Saëns, Benjamin Godard, Joncières, Guiraud, Serpette, Duvernois, Julien Porchet, Wormser, Le Borne, Lecocq, etc., etc.

Cette salle brillante, frémissante, disent les chroniqueurs d’alors, fit à l’œuvre un succès délirant. Entre le deuxième et le troisième acte, la reine Marie-Henriette fit venir dans sa loge le compositeur, qu’elle félicita chaleureusement, et Reyer, de qui la Monnaie venait de reprendre la Statue.

L’enthousiasme alla crescendo jusqu’à la fin de la soirée. Le dernier acte se termina dans les acclamations. On appela le compositeur en scène à grands cris, le rideau se releva plusieurs fois, mais « l’auteur » ne parut point ; et comme le public ne voulait pas quitter le théâtre, le régisseur général, Lapissida, qui avait mis l’œuvre en scène, dut enfin venir annoncer que « l’auteur » avait quitté le théâtre au moment où se terminait la représentation.

Deux jours après la première, le compositeur était invité à dîner à la cour, et un arrêté royal paraissait au Moniteur, le nommant chevalier de l’Ordre de Léopold.

Le succès éclatant de la première fut claironné par la presse européenne, qui le célébra presque sans exception en termes enthousiastes. Quant à l’engouement des premiers jours, il persista obstinément pendant cinquante-cinq représentations consécutives qui réalisèrent, disent toujours les journaux de l’époque, en dehors de l’abonnement, plus de quatre mille francs chaque soir...

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Hérodiade, qui a fait sa première apparition sur la scène de la Monnaie, le 19 décembre 1881, dans les circonstances exceptionnellement brillantes que nous venons de dire, d’après les journaux, tant de Belgique que d’ailleurs, a reparu à ce théâtre, après plusieurs reprises, au cours de la première quinzaine de novembre de l’année 1911, à la distance donc de bientôt trente ans. Hérodiade avait dépassé depuis longtemps, à Bruxelles, sa centième représentation.

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Et je pensais déjà à un nouvel ouvrage !…