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Mes souvenirs (Massenet)/16

La bibliothèque libre.
Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 151-161).

CHAPITRE XVI

UNE COLLABORATION À CINQ



Selon mon habitude, je n’avais pas attendu que Manon eût un sort, pour tracasser mon éditeur Hartmann et mettre son esprit en éveil afin de me trouver un nouveau sujet. À peine achevais-je mes doléances, qu’il avait écoutées en silence, la bouche rieuse, qu’il alla à son bureau et en retira cinq cahiers d’un manuscrit reproduit sur ce papier à teinte jaune, dit pelure, bien connu des copistes. C’était le Cid, opéra en cinq actes, de Louis Gallet et Édouard Blatt. En me présentant ce manuscrit, Hartmann eut cette réflexion à laquelle je n’avais rien à répondre : « Je vous connais. J’avais prévu l’accès !… »

Écrire un ouvrage d’après le chef-d’œuvre du grand Corneille, et en devoir le livret aux collaborateurs que j’avais eu lors du concours de l’Opéra impérial : la Coupe du roi de Thulé, où j’avais failli enlever le premier prix, ainsi que je l’ai déjà dit, tout cela était fait pour me plaire.

J’appris donc, comme toujours, le poème par cœur. Je voulais l’avoir sans cesse présent à la pensée, sans être obligé d’en garder le texte en poche et pouvoir ainsi y travailler hors de chez moi, dans la rue, dans le monde, à dîner, au théâtre, partout enfin où j’en aurais eu le loisir. Je m’arrache difficilement à un travail, surtout lorsque je m’en sens empoigné, comme c’était le cas.

Je me souviens, tout en travaillant, que d’Ennery m’avait confié quelque temps auparavant un livret important et que j’y avais trouvé au cinquième acte une situation fort émouvante. Si cela ne m’avait pas paru suffisant cependant pour me déterminer à écrire la musique de ce poème, j’avais le grand désir de conserver cette situation. Je m’en ouvris au célèbre dramaturge et j’obtins de lui qu’il consentît à me donner cette scène pour l’intercaler dans le deuxième acte du Cid. D’Ennery entra ainsi dans notre collaboration. Cette scène est celle où Chimène découvre en Rodrigue le meurtrier de son père.

Quelques jours après, en lisant le romancero de Guilhem de Castro, j’y prenais un épisode qui devint le tableau de l’apparition consolante au Cid éploré, au deuxième tableau du troisième acte. J’en avais été directement inspiré par l’apparition de Jésus à saint Julien l’Hospitalier.

Je continuai mon travail du Cid, là où je me trouvais, suivant que les représentations de Manon me retenaient dans les théâtres de province où elles alternaient avec celle d’Hérodiade, données en France et à l’étranger.

Ce fut à Marseille, à l’hôtel Beauvau, pendant un assez long séjour que j’y fis, que j’écrivis le ballet du Cid.

J’étais si confortablement installé dans la chambre que j’occupais et dont les grandes fenêtres à balustrade donnaient sur le vieux port ! J’y jouissais d’un coup d’œil absolument féerique. Cette chambre était ornée de lambris et de trumeaux remarquables et comme j’exprimais mon étonnement au propriétaire de l’hôtel de les voir si bien conservés, il m’apprit que la chambre était l’objet d’un soin tout particulier, car elle rappelait que Paganini, puis Alfred de Musset et George Sand y avaient autrefois vécu. Ce que peut le culte du souvenir allant parfois jusqu’au fétichisme !

On était au printemps. Ma chambre était embaumée par des gerbes d’œillets que m’envoyaient, chaque jour, des amis de Marseille. Quand je dis « des amis », le terme n’est pas suffisant ; peut-être faudrait-il avoir recours aux mathématiques pour en obtenir la racine carrée, et encore ?

Les amis, à Marseille, débordent de prévenances, d’attentions, de gentillesses sans fin. N’est-ce pas le pays, ô beau et doux opéra ! où l’on sucre son café en le mettant à l’air, sur son balcon, la mer étant de miel ?…

Avant de quitter la bien hospitalière cité phocéenne, j’y avais reçu des directeurs de l’Opéra, Ritt et Gailhard, cette lettre :

« Mon cher ami,

« Voulez-vous prendre jour et heure pour votre lecture du Cid ?

« Amitié.

« E. Ritt. »

Je n’avais pas quitté Paris sans en emporter de vives angoisses au sujet de la distribution de l’ouvrage. Je voulais, pour incarner Chimène, la sublime Mme Fidès Devriès, mais l’on disait que, depuis son mariage, elle ne désirait plus paraître au théâtre. Je tenais aussi à mes amis Jean et Édouard de Reszké, arrivés spécialement à Paris pour causer du Cid. Ils connaissaient mes intentions à leur égard. Que de fois ai-je monté l’escalier de l’hôtel Scribe, où ils habitaient !…

Enfin les contrats furent signés, et, finalement, la lecture eut lieu, comme l’Opéra me le demandait.

Puisque je vous ai parlé du ballet du Cid, il me revient en mémoire que c’est en Espagne que j’ai entendu le motif devenu le début de ce ballet.

J’étais donc dans la patrie même du Cid, habitant une assez modeste posada. Le hasard voulut qu’on y fêtât un mariage, ce qui donna motif à des danses qui durèrent tout la nuit, dans la salle basse de l’hôtel. Plusieurs guitares et deux flûtes répétaient à satiété un air de danse. Je le notai. Il devint le motif dont je parle. C’était une couleur locale à saisir. Je ne la laissai pas échapper.

Je destinais ce ballet à Mlle Rosita Mauri, qui faisait déjà les beaux soirs de la danse à l’Opéra. Je dus même à la célèbre ballerine plusieurs rythmes très intéressants.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

De tout temps, les liens d’une vive et cordiale sympathie ont uni le pays des Magyars à la France.

L’invitation que des étudiants hongrois nous firent un jour, à une quarantaine de Français, dont j’étais, de nous rendre en Hongrie, à des fêtes qu’ils se proposaient de donner en notre honneur, n’est donc point pour surprendre.

Par une belle soirée d’août, nous partîmes vers les rives du Danube, en caravane joyeuse. François Coppée, Léo Delibes, Georges Clairin, les docteurs Pozzi et Albert Robin, beaucoup d’autres camarades et amis charmants, en étaient. Quelques journalistes y figuraient aussi. À notre tête, comme pour nous présider, par le droit de l’âge tout au moins, sinon par celui de la renommée, se trouvait Ferdinand de Lesseps. Notre illustre compatriote avait alors bien près de quatre-vingts ans. Il portait si allègrement le poids des années que, pour un peu, on l’eût pris pour l’un des plus jeunes d’entre nous.

Le départ eut lieu au milieu des élans de la plus débordante gaieté. Le voyage lui-même ne fut qu’une suite ininterrompue de lazzis, de propos de la plus franche belle humeur, semés de farces et de plaisanteries sans fin.

Le wagon-restaurant nous avait été réservé. Nous ne le quittâmes pas de toute la nuit, si bien que notre sleeping-car resta absolument inoccupé.

En traversant Munich, l’Express-Orient avait fait un arrêt de cinq minutes pour déposer dans cette ville deux voyageurs, un monsieur et une dame, qui, nous ne savons comment, avaient trouvé moyen de se caser dans un coin du dining-car, et avaient assisté impassibles, à toutes nos folies. Ils firent, en descendant du train, avec un assez fort accent étranger, cette réflexion d’un tour piquant : « Ces gens distingués sont bien communs ! »N’en déplaise à ce couple puritain, nous ne dépassâmes jamais les bornes de la facétie ou de la jovialité permises.

Ce voyage de quinze jours se continua fertile en incidents inénarrables et dont la drôlerie le disputait au burlesque.

Chaque soir, après les réceptions enthousiastes et chaleureuses faites par la jeunesse hongroise, celui qui était notre chef vénéré, Ferdinand de Lesseps, appelé dans tous les discours hongrois : le Grand Français, Ferdinand de Lesseps nous quittait en fixant l’ordre des réceptions du lendemain, et, en finissant de nous indiquer le programme, il ajoutait : Demain matin, à quatre heures, en habit noir, et le premier levé, habillé et à cheval, le lendemain, était le « Grand Français ». Comme nous le félicitions de son extraordinaire allure, si juvénile, il s’en excusait par ces mots : Il faut bien que jeunesse se passe ! »

Au cours des fêtes et des réjouissances de toute nature, données en notre honneur, on organisa, en spectacle de gala, une grande représentation, au théâtre royal, de Budapest. Delibes et moi fûmes invités à diriger, chacun, un acte de nos ouvrages.

Quand j’arrivai dans l’orchestre des musiciens, au milieu des hourras de toute la salle qui, en Hongrie, se traduisent par le cri : Elyen !!! je trouvai au pupitre la partition... du premier acte de Coppélia alors que je comptais avoir devant moi le troisième acte (d’Hérodiade que je devais conduire. Ma foi, tant pis ! Il n’y avait pas à hésiter et je battis la mesure, de mémoire.

L’aventure, cependant, se compliqua.

Lorsque Delibes, reçu avec les mêmes honneurs, vit sur le pupitre le troisième acte d’Hérodiade, comme j’étais retourné dans la salle auprès de nos camarades, la vue de Delibes fut un spectacle unique. Le pauvre cher grand ami s’essuyait le front, tournait, soufflait, suppliait les musiciens hongrois, qui ne le comprenaient pas, de lui donner sa vraie partition, mais rien n’y fit ! Il dut conduire de mémoire. Cela sembla l’exaspérer, et, pourtant, l’adorable musicien qu’était Delibes était bien au-dessus de cette petite difficulté !

Après le gala, nous assistâmes tous au banquet monstre, où naturellement, les toasts étaient de rigueur. J’en portai un au sublime musicien Franz Liszt, auquel la Hongrie s’honore d’avoir donné le jour.

Quand vint le tour de Delibes, je lui proposai de collaborer à son speech, avec la même interversion qu’on avait faite au théâtre, dans nos partitions. Je parlai pour lui, il parla pour moi. Ce fut une succession de phrases incohérentes accueillies par les applaudissements frénétiques de nos compatriotes et par les« Elyen » enthousiastes des Hongrois.

J’ajoute que Delibes comme moi, comme bien d’autres, nous étions dans un état d’ivresse délicieuse, car les vignes merveilleuses de la Hongrie sont bien des vignes du Seigneur lui-même ! Il faudrait être « tokay », pardon, toqué, pour n’en pas savourer, avec le charme pénétrant, le très voluptueux et capiteux parfum !

Quatre heures du matin ! nous étions, selon notre protocole, en habit noir (nous ne l’avions du reste pas quitté ; et prêts à partir porter des couronnes sur la tombe des quarante martyrs hongrois, morts pour la liberté de leur pays.

Au milieu de toutes ces joies folles, de toutes ces distractions, de ces cérémonies touchantes, je pensais aux répétitions du Cid qui m’attendaient, dès mon retour à Paris.

J’y trouvai, en arrivant, encore un souvenir de la Hongrie. C’était une lettre de l’auteur de la Messe du Saint-Graal, cet ouvrage avant-coureur de Parsifal :

« Très honoré confrère,


« La Gazette d’Hongrie (sic) m’apprend que vous m’avez témoigné de la bienveillance au banquet des Français à Budapest. Sincères remerciements et constante cordialité.

« F. Liszt. »


« 26 août 85. Weimar. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les études en scène du Cid, à l’Opéra, furent menées avec une sûreté et une habileté étonnantes par mon cher directeur, P. Gailhard, un maître en cet art, lui qui avait été aussi le plus admirable des artistes au théâtre. Avec quelle affectueuse amitié il mit tout en œuvre pour le bien de l’ouvrage ! J’ai le devoir bien doux de lui en rendre hommage.

Je devais retrouver, plus tard, le même précieux collaborateur, lors d’Ariane à l’Opéra.

Le soir du 30 novembre 1885, l’Opéra affichait la première du Cid, en même temps que l’Opéra-Comique jouait, ce même soir, Manon, qui avait dépassé sa quatre-vingtième représentation.

Malgré les belles nouvelles que m’avait apportées la répétition générale du Cid, j’allai passer ma soirée avec mes artistes de Manon. Inutile de dire que, dans les coulisses de l’Opéra-Comique, il n’était question que de la première du Cid qui, à la même heure, battait son plein.

Malgré mon calme apparent, j’étais dans mon for intérieur très soucieux ; aussi allai-je, à peine le rideau baissé sur le cinquième acte de Manon, vers l’Opéra, au lieu de rentrer chez moi. Une force invincible me poussait de ce côté.

Tandis que je longeais la façade du théâtre d’où s’écoulait une foule élégante et nombreuse, j’entendis, dans un colloque entre un journaliste connu et un courriériste qui s’informait, en hâte, auprès de lui, des résultats de la soirée, ces mots : C’est crevant, mon cher !… Très troublé, on le serait à moins, je courais, pour la suite des informations, chez les directeurs, quand je rencontrai, à la porte des artistes, Mme Krauss. Elle m’embrassa avec transport, en prononçant ces paroles : C’est un triomphe !

Je préférais, dois-je le dire ? l’opinion de cette admirable artiste. Elle me réconforta complètement.

Je quittai Paris (quel voyageur je faisais alors !) pour Lyon, où l’on donnait Hérodiade et Manon.

Trois jours après mon arrivée, et comme je dînais au restaurant avec deux grands amis, Joséphin Soulary, le délicat poète des Deux Cortèges, et Paul Mariéton, le vibrant félibre provençal, on m’apporta un télégramme d’Hartmann, ainsi conçu :

« Cinquième du Cid remise à un mois, peut-être. Location énorme rendue. Artistes souffrants. »

Nerveux comme je l’étais, je me laissai aller à un évanouissement qui se prolongea et inquiéta beaucoup mes amis.

Ah ! mes chers enfants, qui peut se dire heureux avant la mort ?

Au bout de trois semaines, cependant, le Cid reparut sur l’affiche, et je me sentis, de nouveau, entouré de hautes sympathies, ce dont témoigne, entre autres, la lettre suivante :

« Mon cher confrère,


« Je tiens à vous féliciter de votre succès, et je désire vous applaudir moi-même le plus tôt possible. Le tour de ma loge ne revenant que le vendredi 11 décembre, j’ai recours à vous pour qu’on donne le Cid ce jour-là, vendredi 11 décembre.

« Croyez à tous les sentiments de votre affectionné confrère.

« H. d’Orléans. »


Combien j’étais attendri et fier de cette marque d’attention de S. A. R. le duc d’Aumale !

Je me rappelle toujours ces ravissantes et délicieuses journées passées au château de Chantilly avec mes confrères de l’Institut : Léon Bonnat, Benjamin Constant, Édouard Détaille, Gérôme. Qu’elle était charmante dans sa simplicité, la réception que nous faisait notre hôte royal, et comme sa conversation était celle d’un lettré éminent. d’un érudit sans prétention !... Quel attrait captivant elle avait, lorsque, réunis dans la bibliothèque du château de Chantilly, nous l’écoutions, absolument séduits par la parfaite bonhomie avec laquelle le prince contait les choses, la pipe à la bouche, comme il l’avait si souvent fait au bivouac, au milieu de nos soldats !

Il n’y a que les grands seigneurs qui sachent avoir ces mouvements d’exquise familiarité.

Et le Cid, en province, à l’étranger, poursuivait sa carrière.

En octobre 1900, on fêta la centième à l’Opéra, et, le 21 novembre 1911, au bout de vingt-six ans, je pouvais lire dans les journaux :

« Hier soir, la représentation du Cid fut des plus belles. Une salle tout à fait comble applaudit avec enthousiasme la belle œuvre de M. Massenet et ses interprètes : Mlle Bréval, MM. Franz, Delmas, et l’étoile du ballet, Mlle Zambelli. »

Je fus particulièrement heureux dans les interprétations précédentes de cet ouvrage. Après la sublime Fidès Devriès, Chimène fut chantée à Paris par l’incomparable Mme Rose Caron, la superbe Mme Adiny, l’émouvante Mlle Mérentié et particulièrement par Louise Grandjean, l’éminent professeur au Conservatoire.