Mes souvenirs (Massenet)/15

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Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 141-150).

CHAPITRE XV

L’ABBÉ PREVOST À L’OPÉRA-COMIQUE



Par un certain matin de l’automne 1881, j’étais assez agité, anxieux même. Carvalho, alors directeur de l’Opéra-Comique, m’avait confié trois actes : la Phœbé, d’Henri Meilhac. Je les avais lus, relus, rien ne m’avait séduit ; je me heurtais contre le travail à faire ; j’en étais énervé, impatienté !

Rempli d’une belle bravoure, je fus donc chez Meilhac… L’heureux auteur de tant d’œuvres ravissantes, de tant de succès, Meilhac était dans sa bibliothèque, au milieu de ses livres rarissimes aux reliures merveilleuses, véritable fortune amoncelée dans une pièce de l’entresol, qu’il habitait au 30 de la rue Drouot.

Je le vois encore, écrivant sur un petit guéridon, à côté d’une autre grande table du plus pur style Louis XIV. À peine m’eut-il vu que, souriant de son bon sourire, et comme ravi, croyant que je lui apportais des nouvelles de notre Phœbé :

— C’est terminé ? me fit-il.

À ce bonjour, je ripostai illico, d’un ton moins assuré :

— Oui, c’est terminé ; nous n’en reparlerons plus jamais !

Un lion mis en cage n’eût pas été plus penaud. Ma perplexité était extrême, je voyais le vide, le néant, autour de moi, le titre d’un ouvrage me frappa comme une révélation.

Manon ! m’écriai-je, en montrant du doigt le livre à Meilhac.

Manon Lescaut, c’est Manon Lescaut que vous voulez ? — Non ! Manon, Manon tout court ; Manon, c’est Manon !

Meilhac s’était depuis peu séparé de Ludovic Halévy ; il s’était lié avec ce délicieux et délicat esprit, cet homme au cœur tendre et charmant qu’était Philippe Gille.

— Venez demain déjeuner chez Vachette, me dit Meilhac, je vous raconterai ce que j’aurai fait... En me rendant à cette invitation, l’on devine si je devais avoir au cœur plus de curiosité émue que d’appétit à l’estomac. J’allai donc chez Vachette, et, là, inénarrable et tout adorable surprise, je trouvai, quoi ? sous ma serviette... les deux premiers actes de Manon ! Les trois autres actes devaient suivre, à peu de jours.

L’idée de faire cet ouvrage me hantait depuis longtemps. C’était le rêve réalisé.

Bien que très enfiévré par les répétitions d’Hérodiade, et fort dérangé par mes fréquents voyages à Bruxelles, je travaillais déjà à Manon au courant de l’été 1881.

Pendant ce même été, Meilhac était allé habiter le pavillon Henri IV, à Saint-Germain. J’allais l’y surprendre, ordinairement vers les cinq heures du soir, quand je savais sa journée de travail terminée. Alors, tout en nous promenant, nous combinions des arrangements nouveaux dans le poème. Ce fut là que nous décidâmes l’acte du séminaire et que, pour amener, au sortir de celui-ci, un contraste plus grand, je réclamai l’acte de Transylvanie.

Combien je me plaisais à cette collaboration, à ce travail où nos idées s’échangeaient sans se heurter jamais, dans le commun désir d’arriver, si possible, à la perfection !

Philippe Gille venait partager cette utile collaboration, de temps en temps, à l’heure du dîner et sa présence m’était si chère !

Que de tendres et doux souvenirs j’ai conservés depuis cette époque, à Saint-Germain, à sa magnifique terrasse, à la luxuriante frondaison de sa belle forêt !

Mon travail avançait lorsqu’il me fallut retourner à Bruxelles, au début de l’été 1882.

Pendant mes divers séjours à Bruxelles, je m’étais fait un ami délicieux en la personne de Frédérix, qui tenait avec une rare maîtrise la plume de critique dramatique et lyrique dans les colonnes de l’Indépendance belge. Il occupait dans le journalisme de son pays une situation très en vue; on l’appréciait hautement aussi dans la presse française.

C’était un homme de grand mérite, doué d’un caractère charmant. Sa physionomie expressive, spirituelle et ouverte, rappelait assez bien celle de l’aîné des Coquelins. Il était entre les premiers, de ces chers et bons amis que j’ai connus, dont un long sommeil, hélas ! a clos les paupières, et qui ne sont plus là, ni pour moi, ni pour ceux qui les aimaient.

Notre Salomé d’alors, Marthe Duvivier, qui avait continué à chanter ce rôle, dans Hérodiade, pendant toute la nouvelle saison, était allée se fixer durant l’été dans une maison de campagne près de Bruxelles. Mon ami Frédérix m’entraîna un jour chez elle, et, comme j’avais sur moi les manuscrits des premiers actes de Manon, je risquai devant lui et notre belle interprète une audition tout intime. L’impression que j’emportai de cette audition me fut un encouragement à poursuivre mon travail.

Si j’étais retourné en Belgique, à cette époque, c’est qu’une invitation à aller en Hollande m’avait été faite dans des conditions certainement amusantes.

Un monsieur hollandais, grand amateur de musique, d’un flegme plutôt apparent que réel, comme parfois nous en envoie le pays de Rembrandt, me fit la visite la plus singulière, la plus inattendue qui soit. Avant appris que je m’occupais du roman de l’abbé Prévost, il m’offrit d’aller installer mes pénates à la Haye, dans l’appartement même où avait vécu l’abbé. J’acceptai l’offre et j’allai m’enfermer — ce fut pendant l’été de 1882 — dans la chambre qu’avait occupée l’auteur des Mémoires d’un homme de qualité. Son lit, grand berceau en forme de gondole, s’y trouvait encore.

Mes journées se passèrent à la Haye, promenant mes rêvasseries tantôt sur les dunes de Scheveningue, et tantôt dans le bois qui dépend de la résidence royale. J’y avais d’ailleurs rencontré de délicieuses et exquises petites amies, des biches qui m’apportaient les fraîches haleines de leur museau humide…

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous étions au printemps de 1883. J’étais rentré à Paris, et, l’œuvre terminée, rendez-vous fut pris chez M. Carvalho, au 54 de la rue de Prony. J’y trouvai, avec notre directeur, Mme  Miolan-Carvalho, Meilhac et Philippe Gille. Manon fut lue de neuf heures du soir à minuit. Mes amis en parurent charmés.

Mme  Carvalho m’embrassa de joie, ne cessant de répéter :

— Que n’ai-je vingt ans de moins !

Je consolai de mon mieux la grande artiste. Je voulus que son nom fût sur la partition, et je la lui dédiai.

Il fallait trouver une héroïne ; beaucoup de noms furent prononcés. Du côté des hommes, Talazac, Taskin et Cobalet formaient une superbe distribution. Mais, pour la Manon, le choix resta indécis. Beaucoup, certes, avaient du talent, une grande réputation même, mais je ne sentais pas une seule artiste qui répondît à ce rôle, comme je le voulais, et qui aurait pu rendre la perfide et chère Manon avec tout le cœur que j’y avais mis.

Cependant j’avais trouvé dans une jeune artiste, Mme  Vaillant-Couturier, des qualités de séduction vocale qui m’avaient engagé à lui confier la copie de plusieurs passages de la partition. Je la faisais travailler chez mon éditeur. Elle fut, en fait, ma première Manon.

À cette époque, on jouait, aux Nouveautés, un des gros succès de Charles Lecocq. Mon grand ami, le marquis de La Valette, un Parisien de Paris, m’y avait entraîné un soir. Mlle  Vaillant — plus tard Mme  Vaillant-Couturier — la charmante artiste dont je viens de parler, y tenait adorablement le premier rôle. Elle m’intéressa grandement ; elle avait aussi, à mes yeux, une ressemblance étonnante avec une jeune fleuriste du boulevard des Capucines. Sans avoir jamais parlé (proh pudor !) à cette délicieuse jeune fille, sa vue m’avait obsédé, son souvenir m’avait accompagné : c’était bien la Manon que j’avais vue, que je voyais sans cesse devant moi en travaillant !

Emballé par la ravissante artiste des Nouveautés, je demandai à parlera l’aimable directeur du théâtre, à cet homme à la nature franche et ouverte, à l’incomparable artiste qu’était Brasseur.

Illustre maître, fit-il en m’abordant, quel bon vent vous amène ? Vous êtes ici chez vous, vous le savez !...

— Je viens vous demander de me céder Mlle  Vaillant, pour un opéra nouveau...

Cher monsieur, ce que vous désirez est impossible ; Mlle  Vaillant m’est nécessaire. Je ne puis vous l’accorder.

— Pour de bon ?

— Absolument ; mais, j’y pense, si vous voulez écrire un ouvrage pour mon théâtre, je vous donnerai cette artiste. Est-ce convenu, bibi ?

Les choses en restèrent là, sur de vagues promesses formulées de part et d’autre.

Pendant que s’échangeait ce dialogue, j’avais remarqué que l’excellent marquis de La Valette était très occupé d’un joli chapeau gris tout fleuri de roses, qui, sans cesse, passait et repassait au foyer du théâtre.

À un moment, je vis ce joli chapeau se diriger vers moi.

— Un débutant ne reconnaît donc plus une débutante ?

— Heilbronn ! m’écriai-je.

— Elle-même !…

Heilbronn venait de me rappeler la dédicace écrite sur le premier ouvrage que j’avais fait, et dans lequel elle avait paru pour la première fois sur la scène.

— Chantez-vous encore ?

— Non ! Je suis riche, et pourtant, vous le dirai-je ? le théâtre me manque ; j’en suis hantée. Ah ! si je trouvais un beau rôle !

— J’en ai un : Manon !

Manon Lescaut ?

— Non : Manon… Cela dit tout :

— Puis-je entendre la musique ?

— Quand vous voudrez.

— Ce soir ?

— Impossible ! Il est près de minuit…

— Comment ? Je ne puis attendre jusqu’à demain. Je sens qu’il y a là quelque chose. Cherchez la partition. Vous me trouverez dans mon appartement (l’artiste habitait alors aux Champs-Elysées), le piano sera ouvert, le lustre allumé…

Ce qui fut dit fut fait.

Je rentrai chez moi prendre la partition. Quatre heures et demie sonnaient quand je chantai les dernières mesures de la mort de Manon.

Heilbronn, pendant cette audition, avait été attendrie jusqu’aux larmes. À travers ses pleurs, je l’entendais soupirer : « C’est ma vie… mais c’est ma vie, cela !… »

Cette fois, comme toujours, par la suite, j’avais eu raison d’attendre, de prendre le temps de choisir l’artiste qui devait vivre mon œuvre.

Le lendemain de cette audition, Carvalho signait l’engagement.

L’année suivante, après plus de quatre-vingts représentations consécutives, j’apprenais la mort de Marie Heilbronn !…

… Ah ! qui dira aux artistes combien fidèles nous sommes à leur souvenir, combien nous leur sommes attachés, le chagrin immense que nous apporte le jour de l’éternelle séparation.

Je prêterai arrêter l’ouvrage plutôt que le voir chanté par une autre.

À quelque temps de là, l’Opéra-Comique disparaissait dans les flammes. Manon fut arrêtée pendant dix années. Ce fut la chère et unique Sibyl Sanderson qui reprit l’ouvrage à l’Opéra-Comique. Elle joua la 200°.

Une gloire m’était réservée pour la 500e Ce soir-là, Manon fut chantée par Mme Marguerite Carré. Il y a quelques mois, cette captivante et exquise artiste était acclamée le soir de la 740e représentation.

Qu’on me permette de saluer, en passant, les belles artistes qui tinrent aussi le rôle. J’ai cité Mlles  Mary Garden, Géraldine Farar, Lina Cavalieri, Mme  Bréjean-Silver, Mlles  Courtenay, Geneviève Vix, Mmes  Edvina et Nicot-Vauchelet, et combien d’autres chères artistes encore !… Elles me pardonneront si leur nom, à toutes, n’est pas venu en ce moment sous ma plume reconnaissante.

Le théâtre italien (saison Maurel) venait, quinze jours après la première représentation de Manon, comme je l’ai déjà dit, de jouer Hérodiade avec les admirables artistes : Fidès Devriès, Jean de Reszké, Victor Maurel, Édouard de Reszké.

Tandis que j’écris ces lignes en 1911, Hérodiade continue sa carrière au Théâtre-Lyrique de la Gaîté (direction des frères Isola), qui, en 1903, avait représenté cet ouvrage avec la célèbre Emma Calvé. Le lendemain de la première d’Hérodiade à Paris, je recevais ces lignes de notre illustre maître Gounod :

« Dimanche 3 février 84.


« Mon cher ami,

« Le bruit de votre succès d’Hérodiade m’arrive ; mais il me manque celui de l’œuvre même, et je me le paierai le plus tôt possible, probablement samedi. Encore de nouvelles félicitations, et

« Bien à vous.
« Ch. Gounod. »


Entre temps, Marie-Magdeleine poursuivait sa carrière dans de grands festivals à l’étranger. Ce n’est pas sans un profond orgueil que je me rappelle cette lettre que Bizet m’écrivait quelques années auparavant :

… « Notre école n’avait encore rien produit de semblable ! Tu me donnes la fièvre, brigand !

« Tu es un fier musicien, va !

« Ma femme vient de mettre Marie-Magdeleine sous clef !…

« Ce détail est éloquent, n’est-ce pas ?

« Diable ! tu deviens singulièrement inquiétant !…

« Sur ce, cher, crois bien que personne n’est plus sincère dans son admiration et dans son affection que ton

« Bizet. »


Vous me remercierez, mes chers enfants, de vous laisser ce témoignage de l’âme si vibrante du camarade excellent, de l’amibien affectueux que j’avais en Georges Bizet, ami et camarade qu’il serait resté pour moi, si un destin aveugle ne nous l’avait enlevé en plein épanouissement de son prestigieux et merveilleux talent.

Encore à l’aurore de la vie, quand il disparut de ce monde, il pouvait tout attendre de cet art auquel il s’était consacré avec tant d’amour.