Mes souvenirs (Massenet)/26

La bibliothèque libre.
Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 259-268).

CHAPITRE XXVI

D’ARIANE À DON QUICHOTTE



Je reprenais, ce matin, le cours de Mes Souvenirs, quand j’appris une nouvelle qui me navra : la mort d’une amie de mon enfance, Mme Maucorps-Delsuc !

Je dois à ce parfait professeur, qui enseigna autrefois le solfège au Conservatoire, les conseils précieux qui contribuèrent à me faire obtenir mon prix de piano, en 1859. Mme Maucorps meurt ayant dépassé sa quatre-vingtième année, emportant dans un autre monde les sentiments de tendre reconnaissance que je lui avais voués et qui correspondaient à l’affectueux intérêt qu’elle n’avait jamais cessé de me témoigner.

En sincère émotion, mon cœur va vers elle !

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je ne livre jamais un ouvrage qu’après l’avoir conservé, par devers moi, pendant des mois, des années même.

J’achevais de terminer Thérèse — longtemps avant qu’elle dût être représentée — quand mon ami Heugel m’apprit qu’il s’était déjà entendu avec Catulle Mendès pour donner une suite à Ariane.

Tout en étant un ouvrage distinct, Bacchus devait, dans notre pensée, ne former qu’un tout avec Ariane.

Le poème en fut écrit en très peu de mois. J’y prenais un grand intérêt.

Cependant, et ceci est bien d’accord avec mon caractère, des hésitations, des doutes vinrent souvent me tourmenter.

De l’histoire fabuleuse des dieux et des demi-dieux de l’antiquité, celle qui se rapporte aux héros hindous est peut-être celle aussi qu’on connaît le moins.

L’étude des fables mythologiques, qui n’avait, jusqu’à ces derniers temps, qu’un intérêt de pure curiosité, tout au plus d’érudition classique, a acquis une plus haute importance, grâce aux travaux des savants modernes, lui faisant trouver sa place dans l’histoire des religions.

Il devait plaire à l’esprit avisé d’un Catulle Mendès d’y promener les inspirations de sa muse poétique, toujours si chaude et si colorée.

Le poème sanscrit, à la fois religieux et épique, de Palmiki, Râmayana, pour ceux qui ont lu cette sublime épopée, est plus curieux et plus immense même que les Niebelungen, ce poème épique de l’Allemagne du moyen âge, retraçant la lutte de la famille des Niebelungen contre Etzel ou Attila et la destruction de cette famille. En proclamant Râmayana rilliade ou l’Odyssée de l’Inde, on n’a rien exagéré. C’est divinement beau, comme l’œuvre immortelle du vieil Homère, qui a traversé les siècles.

Je connaissais cette légende pour l’avoir lue et relue, mais il me fallut ajouter, par la pensée, ce que les mots, les vers, les situations même, ne pouvaient expliquer assez clairement pour le public souvent distrait.

Mon travail, cette fois, fut acharné, opiniâtre, je luttais ; je rejetais, je reprenais. Enfin je terminai Bacchus, après y avoir consacré tant de jours, tant de mois !

La distribution que nous accorda la nouvelle direction de l’Opéra, MM. Messager et Broussan, fut celle-ci : Lucienne Bréval reparut dans la figure d’Ariane ; Lucy Arbell, en souvenir de son grand succès dans Perséphone, fut la reine Amahelly, amoureuse de Bacchus : Muratore, notre Thésée, devint en même temps Bacchus, et Gresse accepta le rôle du prêtre fanatique.

La nouvelle direction, encore peu affermie, voulut donner un cadre magnifique à notre ouvrage.

Comme autrefois, pour le Mage, on avait été cruel, je l’ai dit, pour notre excellent directeur Gailhard, dont c’était la dernière carte avant son départ de l’Opéra, — ce qui ne l’empêcha pas d’y revenir peu de temps après, encore plus aimé qu’avant, — de même, on fut dur pour Bacchus.

Au moment de Bacchus, le public, la presse étaient indécis sur la vraie valeur de la nouvelle direction.

Donner un ouvrage dans ces conditions était, pour la seconde fois, affronter un péril. Je m’en aperçus, mais trop tard, car l’ouvrage, malgré ses défauts, paraît-il, ne méritait pas cet excès d’indignité.

Le public, cependant, qui se laisse aller à la sincérité de ses sentiments, fut, en certains endroits de l’ouvrage, d’un enthousiasme bien réconfortant. Il accueillit, notamment, le premier tableau du troisième acte par des applaudissements et des rappels nombreux. Le ballet, dans une forêt de l’Inde, fut très apprécié.

L’entrée de Bacchus sur son char, d’une mise en scène admirable, eut un gros succès.

Avec un peu de patience, ce bon public aurait triomphé des mauvaises humeurs dont j’avais été prévenu à l’avance.

Un jour du mois de février 1909, comme je venais de terminer un des actes de Don Quichotte (j’en parlerai plus loin), il était quatre heures du soir, je courus chez mon éditeur, au Ménestrel, au rendez-vous que j’avais avec Catulle Mendès. Je me croyais en retard en y arrivant, et comme je disnis, en entrant, mes regrets d’avoir fait attendre mon collaborateur, un employé de la maison me répondit par ces mots : « Il ne viendra pas. Il est mort ! »

Je fus renversé à cette nouvelle terrifiante. Un coup de massue ne m’eût pas accablé davantage ! J’appris, un instant après, les détails de l’épouvantable catastrophe.

Lorsque je revins à moi, je nepus que dire : « Nous sommes perdus pour Bacchus à l’Opéra ! Notre soutien le plus précieux n’est plus !…

Les colères que sa critique si vibrante et si belle cependant avait soulevées contre Catulle Mendès devaient être le prétexte d’une revanche de la part des meurtris.

Ces craintes n’étaient que trop justifiées par les doutes dont j’ai déjà parlé, et si Catulle Mendès eût assisté, par la suite à nos répétitions, il aurait, par là même, rendu grand service.

Elle est unique la reconnaissance que je garde à ces admirables artistes : Bréval, Arbell, Muratore, Gresse ! Ils combattirent avec éclat et leurs talents pouvaient faire croire à un bel ouvrage.

Souvent on forma le projet de réagir. Je remercie de cette pensée, sans lendemain, MM. Messager et Broussan.

J’avais écrit un important morceau d’orchestre (rideau baissé) pour accompagner le combat victorieux des singes des forêts de l’Inde contre l’armée héroïque de Bacchus. Je m’étais amusé à réaliser, je le crois du moins, au milieu des développements symphoniques, les cris des terribles chimpanzés armés de blocs de pierre qu’ils précipitaient du haut des rochers.

Les défilés des montagnes ne portent décidément pas bonheur. Les Thermopyles ! Roncevaux ! Le paladin Roland comme Léonidas l’apprirent à leurs dépens. Toute leur vaillance n’y put rien.

Que de fois, en écrivant ce morceau, j’allai étudier les moeurs de ces mammifères, au Jardin des Plantes ! Je les aimais, ces amis, eux dont a si mal parlé Schopenhauer en disant que si l’Asie a les singes, l’Europe a les Français ! Peu aimable pour nous, l’Allemand Schopenhauer !

Longtemps avant qu’on se décidât, après maintes discussions, à laisser Bacchus entrer en répétitions (il ne devait passer, en fin de saison, qu’en 1909), j’avais le bonheur d’avoir mis en train la musique de trois actes, Don Quichotte, dont le sujet et la distribution des artistes avaient été désirés si affectueusement par Raoul Gunsbourg pour le théâtre de Monte-Carlo.

Vous le pressentez, mes chers enfants, j’étais de fort méchante humeur en songeant aux tribulations qu’allait me valoir Bacchus, sans qu’en ma conscience d’homme et de musicien j’eusse quoi que ce soit à me reprocher.

Don Quichotte arrivait donc comme un baume dulcifiant dans ma vie. J’en avais grand besoin. Depuis le mois de septembre précédent, je souffrais de douleurs rhumatismales aiguës et je passais mon existence plutôt dans le lit que debout. J’avais trouvé un système de pupitre qui me permettait d’écrire étant couché.

J’éloignais de ma pensée Bacchus et le sort incertain que lui réservait l’avenir, et j’avançais ainsi, chaque jour, la composition de Don Quichotte.

Henri Cain avait très habilement, suivant son habitude, établi un scénario d’après la comédie héroïque de Le Lorain, ce poète dont le bel avenir fut tué par la misère, qui précéda sa mort. Je salue ce héros de l’art dont la physionomie rappelait celle de notre héros à la longue figure !

Ce qui, en me charmant, me décida, à écrire cet ouvrage, ce fut une géniale invention de Le Lorain, de substituer à la grossière servante d’auberge, la Dulcinée de Gervantès, la si originale et si pittoresque Belle Dulcinée. Les auteurs dramatiques français les plus en renom n’avaient pas eu cette excellente idée. Elle apportait à notre pièce un élément de haute beauté dans le rôle de la femme et un attrait de puissante poésie à notre Don Quichotte mourant d’amour, du véritable amour cette fois, pour une Belle Dulcinée qui justifiait à un si haut point cette passion.

Ce fut donc avec un délice infini que j’attendis le jour de la représentation. Celle-ci eut lieu à l’Opéra de Monte-Carlo, en février 1910. Ô la belle, la magnifique première !

Combien grand fut l’enthousiasme avec lequel on accueillit nos merveilleux artistes : Chaliapine, Don Quichotte idéal ; Lucy Arbell, étincelante, extraordinaire dans la Belle Dulcinée, et Gresse, Sancho du plus parfait comique !

En repensant à cet ouvrage, que l’on donna cinq fois dans la même saison, à Monte-Carlo, fait unique dans les annales de ce théâtre, je sens tout mon être vibrer de bonheur à l’idée de revoir ce pays de rêve, le palais de Monaco et Son Altesse Sérénissime à l’occasion prochaine de Roma.

J’ai déjà réservé sur cet ouvrage beaucoup de notes pour Mes Souvenirs en 1912.

Des joies nouvelles se réalisèrent lors des répétitions de Don Quichotte au Théâtre-Lyrique de la Gaîté, où je savais recevoir l’accueil le plus franc, le plus ouvert, le plus affectueux des directeurs, les frères Isola.

La distribution de Monte-Carlo, se modifia en ce sens que nous eûmes à Paris pour Don Quichotte le superbe artiste Vanni Marcoux, et, pour Sancho, le maître comédien Lucien Fugère. Lucy Arbell devait à son triomphe de Monte-Carlo d’être engagée pour la Belle Dulcinée au Théâtre-Lyrique de la Gaîté.

Mais fut-il jamais un bonheur sans mélange ?

Cette amère et mélancolique réflexion, je ne la fais certainement pas pour ce qui concerne l’éclatant succès de nos artistes et de la mise en scène des frères Isola, si bien secondés par le régisseur général Labis.

Mais jugez-en plutôt. La répétition dut être ajournée à trois semaines par les maladies graves et successives de nos trois artistes. Chose curieuse cependant et vraiment digne d’admiration, nos trois interprètes furent guéris presque en même temps, et ils quittèrent leurs chambres, témoins de leurs souffrances, le matin même du jour où eut lieu la répétition générale. Vivent les beaux et bons artistes !

Les acclamations frénétiques du public devaient être pour eux une douce et tout exquise récompense, quand elles éclatèrent, le 28 décembre 1910, pendant cette répétition générale qui dura de une heure à cinq heures du soir.

Mon premier jour de l’an fut bien fêté, lui aussi. J’étais très souffrant ce jour-là et ce fut dans mon lit de douleur qu’on m’apporta les cartes de visite de mes fidèles élèves, les pneumatiques des amis, heureux du succès, les belles fleurs envoyés à ma femme, et une délicieuse statuette en bronze, souvenir de Raoul Gunsbourg, qui me rappelait ainsi tout ce que je lui devais pour Don Quichotte à Monte-Carlo, pour les premières et pour la reprise faite à ce même théâtre.

Je sais que la saison 1912 débutera par une reprise nouvelle de cet ouvrage pendant les répétitions de Roma, en février prochain.

La première année de Don Quichotte, au théâtre des frères Isola aura eu quatre-vingts représentations consécutives de cet ouvrage.

J’ai plaisir à rappeler certains détails pittoresques qui m’ont vivement intéressé pendant les études de cet ouvrage.

C’est, d’abord, la curieuse audace que notre Belle Dulcinée, Lucy Arbell, eut de vouloir accompagner elle-même, sur la guitare, la chanson du quatrième acte. Elle parvint, en très peu de temps, à devenir une véritable virtuose sur cet instrument, dont on soutient les chants populaires en Espagne, en Italie et même en Russie. Ce fut une innovation charmante ; elle nous débarrassait de cette banalité : l’artiste frottant une guitare garnie de ficelles, tandis que, dans la coulisse, un instrumentiste exécute, d’où désaccord entre le geste de l’artiste et la musique. Jusqu’à ce jour, toutes les Dulcinées n’ont pu réaliser ce tour de force de la créatrice. Je me souviens aussi que, connaissant son habileté vocale, j’éclairai le rôle avec de hardies vocalises et que cela surprit fort, par la suite, plus d’une interprète ; et, pourtant, un contralto doit savoir vocaliser comme un soprano. Le Prophète et le Barbier de Séville en témoignent.

La mise en scène de l’acte des Moulins, si ingénieusement trouvée par Raoul Gunsbourg, se compliqua au théâtre de la Gaîté, tout en gardant cependant l’effet réalisé à Monte-Carlo.

Un échange de chevaux, fort habilement dissimulé au public, fit croire que Don Quichotte et son sosie n’étaient qu’un seul homme !

Une trouvaille aussi fut celle de Gunsbourg, lorsqu’on mit en scène le cinquième acte. Un artiste, dans une scène d’agonie, fût-il le premier du monde, veut naturellement mourir couché à terre. Gunsbourg s’écria, dans un éclair génial : « Un chevalier doit mourir debout ! » Et notre Don Quichotte, alors Chaliapine, s’adossa contre un grand arbre de la forêt et exhala ainsi son âme fière et amoureuse.