Mes souvenirs (Massenet)/25

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Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 247-257).

CHAPITRE XXV

EN PARLANT DE 1793



Georges Cain, mon grand ami, l’éminent et éloquent historiographe du Vieux Paris, nous avait réunis un matin de l’été 1905 : la belle et charmante Mme Georges Cain, Mlle Lucy Arbell, de l’Opéra, et quelques autres personnes, pour visiter ensemble ce qui fut, autrefois, le couvent des Carmes, dans la rue de Vaugirard.

Nous avions parcouru les cellules de l’ancien cloître, vu le puits où la horde sanguinaire des septembriseurs jeta les corps des prêtres massacrés, nous étions arrivés à ces jardins demeurés tristement célèbres par ces effroyables boucheries, quand, s’arrêtant dans le chaud et prenant récit de ces lugubres événements, Georges Cain nous montra une forme blanche qui errait au loin, solitaire.

« C’est l’âme de Lucile Desmoulins », fit-il. La pauvre Lucile Desmoulins, si forte et si courageuse auprès de son mari qu’on mena à l’échafaud, où, elle-même, bientôt, ne tardait pas à le suivre.

Ni ombre, ni fantôme ! La forme blanche était bien vivante !… C’était Lucy Arbell qui, envahie par une crise poignante de sensibilité, s’était écartée pour cacher ses larmes.

Thérèse se révélait déjà


À peu de jours de là, je déjeunais à l’Ambassade d’Italie. Au dessert, la si aimable comtesse Tornielli nous raconta avec la grâce charmante, la fine et séduisante éloquence qui lui sont familières, l’histoire du palais de l’Ambassade, rue de Grenelle.

En 1793, ce palais appartenait à la famille des Galliffet. Des membres de cette illustre maison, les uns avaient été guillottinés, les autres avaient émigré à l’étranger. On voulait vendre l’immeuble comme bien de la nation ; il se trouva, pour s’y opposer, un vieux serviteur au caractère ferme et décidé. « Je suis le peuple, dit-il, et vous n’enlèverez pas au peuple ce qui lui appartient. Je suis chez moi, ici !… »

Lorsque, en 1798, l’un des émigrés survivants des Galliffet revint à Paris, sa première pensée fut d’aller voir la demeure familiale. Sa surprise fut grande d’y être reçu par le fidèle serviteur, dont l’âpre et énergique parole en avait empêché la spoliation. « Monseigneur, dit celui-ci en tombant aux pieds de son maître, j’ai su conserver votre bien. Je vous le rends ! »

Le poème de Thérèse s’annonçait ! Cette révélation le faisait pressentir.

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Je peux dire que c’est à Bruxelles, en novembre de cette année-là, dans le Bois de la Cambre, que j’eus la première vision musicale de l’ouvrage.

C’était en un bel après-midi, par un pâle soleil aux lueurs automnales. On sentait qu’une sève généreuse se retirait lentement de ces beaux arbres. Le vert et gai feuillage qui couronnait leur cime avait disparu. Une à une, au caprice du vent, tombaient les feuilles grillées, roussies, jaunies par le froid, ayant pris à l’or, ironie de la nature ! son éclat, ses nuances comme ses teintes les plus variées.

Rien ne ressemblait moins aux arbres maigres et ctiétits de notre bois de Boulogne. Au développement de leurs rameaux, ces arbres magnifiques pouvaient rappeler ceux tant admirés dans les parcs de Windsor et de Richemond. Je marchais sur ces feuilles mortes, et les chassais du pied ; leur bruissement me plaisait, il accompagnait délicieusement mes pensées.

J’étais d’autant plus au cœur de l’ouvrage, dans « les entrailles du sujet », que, parmi les quatre ou cinq personnes avec lesquelles je me trouvais, figurait la future héroïne de Thérèse.

Je recherchais partout, avidement, ce qui se rapportait aux temps horribles de la Terreur, tout ce qui, dans les estampes, pouvait me redire la sinistre et sombre histoire de cette époque, afin d’en rendre avec la plus grande vérité possible les scènes du second acte, que j’avoue aimer profondément.

Étant donc rentré à Paris, ce fut dans mon logis de la rue de Vaugirard que, pendant tout l’hiver et le printemps (j’achevai l’ouvrage, l’été, aux bords de la mer), je composai la musique de Thérèse.

Je me souviens qu’un matin, le travail d’une situation qui réclamait impérieusement le secours immédiat de mon collaborateur, Jules Claretie, m’avait fort énervé. Je me décidai incontinent à écrire au ministre des Postes, Télégraphes et Téléphones, pour qu’il m’accordât cette chose presque impossible : avoir le téléphone placé chez moi, dans la journée, avant quatre heures !…

Ma lettre, naturellement, reflétait plutôt le ton d’une supplique déférente.

Aurais-je pu l’espérer ? Quand je rentrai de mes occupations, je trouvai sur ma cheminée un joli appareil téléphonique, tout neuf !

Le ministre, M. Bérard, lettré des plus distingués, avait dû s’intéresser sur-le-champ à mon capricieux désir. Il m’envoya illico une équipe d’une vingtaine d’hommes munis de tout ce qu’il fallait pour un rapide placement.

Ô le cher et charmant ministre ! Je l’aime d’autant plus qu’il eut un jour pour moi une parole bien aimable : « J’étais heureux, fit-il, de vous donner cette satisfaction, à vous qui m’avez si souvent causé tant de plaisir au théâtre, avec vos ouvrages. »

Par pari refertur, oui, c’était la réciproque, mais rendue avec une grâce et une obligeance que j’appréciai hautement.

Allo !… Allô ! À mon premier essai, on s’en doute, je fus très inhabile. Je parvins cependant à avoir la communication.

J’appris aussi, autre gracieuseté bien utile, que mon numéro ne figurerait pâs à l’Annuaire. Personne donc ne pourrait m’appeler. Je serais seul à pouvoir user du merveilleux instrument.

Je ne tardai pas à téléphoner à Claretie. Il resta fort surpris de cet appel lui venant de la rue Vaugirard. Je lui communiquai mes idées sur la scène difficile qui avait occasionné la mise en place du téléphone.

Il s’agissait de la dernière scène.

Je lui téléphonai :

Faites égorger Thérèse et tout sera bien.

J’entendis une voix qui m’était inconnue et qui poussait des cris affolés (notre fil était en communication maladroite avec un autre abandonné) ; elle me hurlait :

Ah ! si je savais qui vous êtes, gredin ! je vous dénoncerais à la police. Un crime pareil ! De qui est-il question ?

Subitement la voix de Claretie :

Une fois égorgée, elle ira rejoindre son mari dans la charrette. Je préfère cela au poison !

La voix du monsieur :

Ah ! c’est trop fort ! Maintenant, les scélérats, ils vont l’empoisonner ! J’appelle la surveillante !… Je veux une enquête !…

Une friture énorme se produisit dans l’appareil, et le calme bienheureux reparut.

Il était temps ; avec un abonné monté à un tel diapason, nous risquions, Claretie et moi, de passer un mauvais quart d’heure ! J’en tremble encore !

Souvent, depuis, je travaillai avec Claretie dialoguant de chaque côté d’un fil, et ce fil d’Ariane conduisit ma voix jusqu’à celle de Perséphone, je veux dire… de Thérèse, à laquelle je faisais entendre telle ou telle terminaison vocale, voulant avoir son opinion, avant de l’écrire.

Par une belle journée de printemps, j’étais allé revoir le parc de Bagatelle, et ce joli pavillon, alors encore abandonné, construit sous Louis XVI par le comte d’Artois. Je fixai bien dans ma mémoire ce délicieux petit château que la Révolution triomphante avait laissé devenir une entreprise de fêtes champêtres, après en avoir spolié son ancien propriétaire. En rentrant en sa possession, sous la Restauration, le comte d’Artois l’avait appelé « Babiole ». « Bagatelle » ou « Babiole », c’est tout un, et ce même pavillon devait, presque de nos jours, être habité par Richard Wallace, le célèbre millionnaire, philanthrope et collectionneur.

Je voulus, plus tard, que le décor du premier acte de Thérèse le rappelât exactement. Notre artiste fut particulièrement sensible à cette pensée. On sait, en effet, la parenté qui l’unit à la descendance des marquis d’Hertford.

La partition une fois terminée et connaissant les intentions de Raoul Gunsbourg, qui avait désiré cet ouvrage pour l’Opéra de Monte-Carlo, nous fûmes informés, Mme Massenet et moi, que S. A. S. le prince de Monaco honorerait de sa présence notre modeste demeure et viendrait déjeuner chez nous avec le chef de sa maison, M. le comte de Lamotte d’Allogny. Immédiatement, nous invitâmes mon cher collaborateur et Mme Claretie, ainsi que mon excellent éditeur et ami et Mme Heugel.

Le prince de Monaco, d’une si haute simplicité, voulut bien s’asseoir près d’un piano que j’avais fait venir pour la circonstance, et il écouta quelques passages de Thérèse. Il apprit de nous ce détail. Lors de la première lecture à notre créatrice, Lucy Arbell, en véritable artiste, m’arrêta comme j’étais en train de chanter la dernière scène, celle où Thérèse, en poussant un grand cri d’épouvante, aperçoit la terrible charrette emmenant son mari, André Thorel, à l’échafaud, et clame de toutes ses forces : « Vive le roi ! » pour être ainsi assurée de rejoindre son mari dans la mort. Ce fut à cet instant, dis-je, que notre interprète, violemment émue, m’arrêta et me fit, dans un élan de transport : « Jamais je ne pourrai chanter cette scène jusqu’au bout, car lorsque je reconnais mon mari, celui qui m’a donné son nom, qui a sauvé Armand, de Clerval, je dois perdre la voix. Je vous demande donc de déclamer toute la fin de la pièce. »

Les grands artistes, seuls, ont le don inné de ces mouvements instinctifs ; témoin Mme Fidès-Devriès qui me demanda de refaire l’air de Chimène : « Pleurez mes yeux !… » Elle trouvait qu’elle n’y pensait qu’à son père mort, qu’elle oubliait trop son ami Rodrigue !

Un geste bien sincère aussi, fut trouvé par le ténor Talazac, créateur de Des Grieux. Il voulut ajouter : toi !… avant le vous ! qu’il lance en retrouvant Manon, dans le séminaire de Saint-Sulpice. Ce toi ! n’indiquait-il pas le premier cri de l’ancien amant, retrouvant sa maîtresse ?

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Les premières études de Thérèse eurent lieu dans le bel appartement, si richement décoré de tableaux anciens et d’œuvre d’art, que Raoul Gunsbourg possède rue de Rivoli. Nous étions au premier jour de l’an ; nous le fêtâmes en travaillant dans le salon, de huit heures du soir à minuit.

Au dehors, il faisait un froid très vif, mais un superbe feu nous le laissait ignorer ; et ce fut dans cette douce et toute exquise atmosphère qu’on but le Champagne à la réalisation prochaine de nos communes espérances.

Étaient-elles assez émouvantes, ces répétitions, qui réunissaient ces trois beaux artistes : Lucy Arbell, Edmond Clément et Dufranne !

Le mois suivant, le 7 février 1907, eut lieu la première de Thérèse, à l’Opéra de Monte-Carlo.

Ma chère femme et moi, nous étions, cette année encore, les hôtes du prince, dans ce magnifique palais pour lequel je vous ai déjà dit toute mon admiration.

Son Altesse nous avait invités dans la loge princière, la même loge où j’avais été appelé, à la fin de la première du Jongleur de Notre-Dame, et dans laquelle, en vue du public, le prince de Monaco m’avait placé lui-même, sur la poitrine, le grand cordon de son ordre de Saint-Charles.

Aller au théâtre, c’est bien ; autre chose, cependant, est d’assister à la représentation et d’écouter ! Je repris donc, le soir de Thérèse, ma place accoutumée dans le salon du prince. Des tentures et des portes le séparaient de la loge. J’y étais seul, dans le silence, du moins je le pouvais supposer.

Le silence ? Parlons-en ! Le vacarme des acclamations qui saluaient nos trois artistes fut à ce point formidable que ni portes, ni tentures n’y résistèrent, ne parvinrent à l’étouffer !

Au dîner officiel donné au palais, le lendemain, nos créateurs applaudis étaient invités et fêtés. Mon célèbre confrère, M. Louis Diémer, le merveilleux virtuose qui avait consenti à jouer le clavecin au premier acte de Thérèse, Mme Louis Diémer, Mme Massenet et moi, nous en étions également. Nous n’avions, ma femme et moi, pour arriver à la salle du banquet, qu’à gravir l’escalier d’honneur. Il était proche de notre appartement, cet appartement idéalement beau, véritable séjour de rêve.

Pendant deux années consécutives, Thérèse fut reprise à Monte-Carlo, et, avec Lucy Arbell, la créatrice, nous avions le brillant ténor Rousselière et le maître professeur Bouvet.

Au mois de mars 1910, des fêtes d’un éclat inusité, véritablement inouï, eurent lieu à Monaco pour l’inauguration du colossal palais du Musée océanographique.

À la représentation de gala, on redonna Thérèse, devant un public composé de membres de l’Institut, confrères de Son Altesse Sérénissime, membre de l’Académie des sciences. Quantité d’illustrations, de savants du monde entier, les représentants du corps diplomatique, ainsi que M. Loubet, ancien président de la République, étaient là.

Le matin de la séance solennelle d’inauguration, le prince prononça un admirable discours, auquel répondirent les présidents des académies étrangères.

J’étais déjà tort souffrant et je ne pus prendre ma place au banquet qui eut lieu au palais, et à la suite duquel on se rendit au spectacle de gala dont j’ai parlé.

Mon confrère de l’Institut, Henri Roujon, voulut bien, au banquet du lendemain matin, lire le discours que j’aurais dû prononcer moi-même, si je n’avais été obligé de garder le lit.

Être lu par Henri Roujon, c’est un honneur et un succès !

Saint-Saëns, invité aussi à ces fêtes et habitant le palais, ne cessa de me prodiguer les marques de la plus affectueuse sollicitude. Le prince lui-même daigna me visiter dans ma chambre de malade, et chacun me redisait, avec le succès de la représentation, celui de notre Thérèse, Lucy Arbell.

Mon médecin, aussi, qui m’avait quitté, le soir, plus calme, ouvrit ma porte vers les minuit. Ce fut, sans doute, pour prendre de mes nouvelles, mais également pour me parler de la belle représentation. Il savait que ce serait un baume d’une efficacité certaine pour moi.

Un détail qui me causa une grande satisfaction fut celui-ci :

On avait représenté le Vieil Aigle, de Raoul Gunsbourg, où Mme Marguerite Carré, femme du directeur de l’Opéra-Comique, se vit acclamée. Thérèse était en même temps sur l’affiche. Albert Carré, qui avait assisté à la représentation, ayant rencontré un de ses amis parisiens aux fauteuils d’orchestre, lui annonça qu’il jouerait Thérèse, à l’Opéra-Comique, avec la bien dramatique créatrice.

Effectivement, quatre ans après la première à Monte-Carlo, et après tant d’autres théâtres qui avaient déjà représenté cet ouvrage, la première de Thérèse eut lieu, à l’Opéra-Comique, le 28 mai 1911, et l’Écho de Paris voulut bien faire paraître, pour la circonstance, un supplément merveilleusement présenté.

Au moment où j’écris ces lignes, je lis que le second acte de Thérèse fait partie du rare programme de la fête qui m’est offerte, à l’Opéra, le dimanche 10 décembre 1911, par l’œuvre pie, française et populaire : les « Trente Ans de Théâtre », la si utile création de mon ami Adrien Bernheim, qui a l’esprit aussi généreux que l’âme grande et bonne.

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Un tendre ami me disait dernièrement : « Si vous avez écrit le Jongleur de Notre-Dame avec la foi, vous avez écrit Thérèse avec le cœur.

Rien ne pouvait être pensé plus simplement et me toucher davantage.