Mes souvenirs (Massenet)/Funérailles d’Ambroise Thomas

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Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 312-314).

FUNÉRAILLES D’AMBROISE THOMAS


22 février 1896.



Discours de Massenet, membre de l’Institut, au nom de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques.


Messieurs,

On rapporte qu’un roi de France, mis en présence du corps étendu à terre d’un puissant seigneur de sa cour, ne put s’empêcher de s’écrier : « Comme il est grand ! »

Comme il nous paraît grand aussi celui qui repose ici devant nous, étant de ceux dont on ne mesure bien la taille qu’après leur mort ! À le voir passer si simple et si calme dans la vie, enfermé dans son rêve d’art, qui de nous, habitués à le sentir toujours à nos côtés pétri de bonté et d’indulgence, s’était aperçu qu’il fallait tant lever la tête pour le bien regarder en face ?

… Et c’est à moi que des amis, des confrères de la Société des auteurs ont confié la douloureuse mission de glorifier ce haut et noble artiste, alors que j’aurais encore bien plus d’envie de le pleurer. Car elle est profonde notre douleur, à nous surtout, ses disciples, un peu les enfants de son cerveau, ceux auxquels il prodigua ses leçons et ses conseils, nous donnant sans compter le meilleur de lui-même dans cet apprentissage de la langue des sons qu’il parlait si bien. Enseignement doux parfois et vigoureux aussi, où semblait se mêler le miel de Virgile aux saveurs plus âpres du Dante, — heureux alliage dont il devait nous donner plus tard la synthèse dans ce superbe prologue de Françoise de Rimini, tant acclamé aux derniers concerts de l’Opéra.

Sa Muse, d’ailleurs, s’accommodait des modes les plus divers, chantant aussi bien les amours joyeuses d’un tambour-major que les tendres désespoirs d’une Mignon. Elle pouvait s’élever jusqu’aux sombres terreurs d’un drame de Shakespeare, en passant par la grâce attique d’une Psyché ou les rêveries d’une nuit d’été.

Sans doute il n’était pas de ces artistes tumultueux qui font sauter toutes les cordes de la lyre, pythonisses agitées sur des trépieds de flammes, prophétisant dans l’enveloppement des fumées mystérieuses. Mais, dans les arts comme dans la nature, s’il est des torrents fougueux, impatients de toutes les digues, superbes dans leur furie et s’inquiétant peu de porter quelquefois le ravage et la désolation sur les rives approchantes, il s’y trouve aussi des fleuves pleins d’azur qui s’en vont calmes et majestueux, fécondant les plaines qu’ils traversent.

Ambroise Thomas eut cette sérénité et cette force assagie. Elles furent les bases inébranlables sur lesquelles il établit partout sa grande renommée de musicien sincère et probe. Et quand quelques-uns d’entre nous n’apportent pas dans leurs jugements toute la justice et toute l’admiration qui lui sont dues, portons vite nos regards au delà des frontières, et quand nous verrons dans quelle estime et dans quelle vénération on le tient en ces contrées lointaines, où son œuvre a pénétré glorieusement, portant dans ses pages vibrantes un peu du drapeau de France, nous rouverons là l’indication de notre devoir. N’étouffons pas la voix de ceux qui portent au loin la bonne chanson, celle de notre pays.

D’autres avant moi, et pluséloquemment, vous ont retracé la lumineuse carrière du Maître que nous pleurons. Ils vous ont dit quelle fut sa noblesse d’âme et quel aussi son haut caractère. S’il eut tous les honneurs, il n’en rechercha aucun. Comme la Fortune pour l’homme de la fable, ils vinrent tous le trouver sans qu’il y songeât, parce qu’il en était le plus digne.

C’est donc non seulement un grand compositeur qui vient de disparaître, c’est encore un grand exemple.