Mes souvenirs (Massenet)/Inauguration de la statue de Méhul

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Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 305-311).

MES DISCOURS




INAUGURATION DE LA STATUE DE MEHUL


2 octobre 1892.



Discours de Massenet, membre de l’Institut,
au nom de l’Académie des Beaux-Arts.


Messieurs,

Nous sommes à une époque où chaque pays, chaque coin de terre, tient à honneur de glorifier dans le marbre ou dans le bronze les hommes célèbres qu’il a vus naître.

Cela vaut mieux assurément qu’une coupable indifférence pour ceux dont la patrie a le droit de s’enorgueillir.

Cependant, dans le nombre des statues qu’on a élevées en ces derniers temps, peut-être quelques-unes l’ont-elles été avec précipitation, comme sous le coup d’une admiration trop hâtive. Ce n’est pas le reproche qu’on pourra adresser à celle de votre Méhul, le fier et mâle artiste dont nous voyons ici la noble image. Cent ans ont passé sur sa gloire sans l’entamer. Et c’est pourquoi je remercie l’Académie des Beaux-Arts de l’honneur qu’elle m’a fait en m’envoyant parmi vous pour porter la parole en son nom et pour déposer au pied de ce monument le tribut de son admiration. Je le ferai, sinon avec l’éloquence que vous auriez désirée, du moins avec tout le respect et la piété d’un descendant très humble pour un ancêtre illustre et vénéré.

Il est né dans votre ville, non loin d’ici, dans l’ancienne rue des Religieuses, le 24 juin 1763, marqué au front par la Providence pour de grandes destinées artistiques.

C’est un vieil organiste du couvent des Récollets qui joua en cette circonstance le rôle de la Fortune. Il était aveugle comme elle et imagina, en manière de passe-temps, d’inculquer à l’enfant les éléments de la musique. On n’a pas conservé son nom et nous devons le regretter : n’eût-il pas été juste qu’il prît aujourd’hui sa part du triomphe, celui qui le premier fit vibrer cette petite âme musicale ?

Dans la suite, Méhul trouva des maîtres plus remarquables, plus dignes de lui comme cet Hanser, le savant organiste de Laval-Dieu, qui venait d’Allemagne et lui apprit du contrepoint tout ce qu’on peut en savoir, ou comme cet Edelman, compositeur lui-même de mérite, qui eut le temps de faire épanouir le génie de son élève, avant de porter sur les échafauds de la Révolution une tête plus faite pour les combinaisons harmoniques que pour les combinaisons si dangereuses de la politique.

Oui, ce furent là les deux maîtres qui formèrent son talent. Mais nous n’en devions pas moins un souvenir au vieil aveugle, qui, le premier, posa les mains de l’enfant merveilleux sur un clavier d’orgue dont il devait devenir le titulaire dès l’âge de dix ans.

Laval-Dieu, où professait cet Hanser dont J’ai parlé, fut le vrai berceau artistique de Méhul. C’était alors une puissante abbaye située tout près d’ici, de l’autre côté de la Meuse, où vivaient et priaient des chanoines de Prémontré, mettant tous leurs soins à posséder une des plus belles maîtrises de France, afin d’y chanter dignement les louanges du Seigneur.

C’est dans cette solitude propice aux méditations, dans un parc enchanteur aux riches végétations, que Méhul passa les plus belles années de sa vie. Il aimait à le direct à le répéter. C’est là qu’il reçut les fortes leçons d’Hanser, là aussi qu’il prit pour les fleurs cette passion qui ne le quitta plus. Toute sa vie, il se plut à en cultiver comme il avait fait à Laval-Dieu et ce lui fut souvent d’un grand secours.

Il est dans la vie des artistes bien des heures de lassitude, de doute, de découragement. Avec sa nature fine et impressionnable. Méhul les connut plus que tout autre. Il eut à lutter parfois contre la mauvaise fortune, contre les intrigues et les jalousies, même contre les douleurs privées. Dans ces jours d’amertume, Méhul se retournait du côté de ses fleurs et il y retrouvait des horizons roses, des douceurs parfumées. Il s’oubliait en de longues extases devant un parterre où toutes les couleurs se mariaient à ses yeux, comme tous les sons dans son esprit de musicien. Les tulipes surtout le dominaient et il y avait telles d’entre elles aux nuances vives et changeantes qui lui faisaient tourner la tête tout aussi bien qu’une de ces mélodies rares écloses en sa fertile imagination.

On a dit qu’il y avait toujours un serpent caché sous les fleurs. Cela était vrai pour celles de Laval-Dieu, et le serpent prit ici la forme d’une robe de moine. Les parents de Méhul, bonnes gens fort simples, se demandèrent un moment pourquoi leur fils ne la revêtirait pas, cette robe, puisqu’il était si bien accueilli des religieux. Ils ne pensaient pas pouvoir élever plus haut leur ambition.

Eh ! mon Dieu, Méhul eût peut-être fait un excellent moine, mais quel artiste nous aurions perdu !

Les chanoines pourtant n’eussent pas demandé mieux, tant ils avaient pris en affection leur jeune élève. Heureusement celui-ci n’avait reçu qu’une éducation très rudimentaire et à toutes les avances il put répondre : « Je ne sais pas le latin », comme l’ingénue de Molière répondait : « Je ne sais pas le grec » aux savantins qui voulaient l’embrasser.

Et le voilà parti pour Paris, la ville où l’on trouve la gloire, mais au prix de quelles luttes et de quelles misères ! Méhul souff’rit des unes et des autres, touchant de l’orgue dans les églises et courant le cachet pour vivre médiocrement. Mais il eut bientôt des bonheurs inespérés.

Gluck, le grand Gluck, s’intéressa à lui et lui prodigua ses précieux conseils. Il y a plus d’une affinité entre le génie de ces deux illustres musiciens, et Méhul devait accomplir dans la forme de l’opéra-comique la même révolution que celle qu’avait accomplie Gluck dans l’opéra. Aux ariettes de Philidor il fit succéder des accents plus mâles et même, délaissant la petite flûte aimable qui régnait alors en souveraine à la salle Favart, il ne craignit pas d’y emboucher la trompette épique dès son premier ouvrage, cette Euphrosine qui fut une révélation et provoqua dans tout Paris un véritable enthousiasme.

Un maître artiste était né à la France.

D’autres, et parmi eux mon éminent ami Arthur Pougin, vous ont dit dans leurs études sur Méhul, bien mieux que je ne saurais le faire, toute la glorieuse série des ouvrages qui suivirent Euphrosine, et ont fait ressortir les mérites de Stratonice, d’Ariodant, d’Adrien, de l’Irato, du Jeune Henry et surtout de cet incomparable Joseph, qui passe immuable à travers les âges dans son éternelle beauté.

J’aime à me reporter à ces temps héroïques de la musique où l’opéra moderne, secouant les formes pédagogiques qui l’enserraient, sortait si superbementde ses langes, servi par cette grande pléiade d’artistes qu’on appelait Chérubini, Lesueur, Spontini, Grétry, Berton ; et je dis moderne avec intention, car ce sont eux qui ont ouvert les voies que nous suivons encore. Sans doute la palette orchestrale a pu s’enrichir avec l’armée des instruments qui s’augmentait ; on apporte peut-être à la musique de nos jours plus de raffinements, plus de recherches, plus de coloris et de pittoresque, mais on ne saurait y mettre plus de noblesse, plus de foi, plus d’ampleur que ces rudes pionniers d’un art qu’ils ont créé.

Méhul était à leur tête et conduisait le mouvement. Il eut tous les honneurs, tous les succès. Il fut le premier musicien nommé à l’Institut de France, il fut aussi le premier dans la Légion d’honneur.

C’était donc une sorte de préséance qu’on lui reconnaissait et devant laquelle, d’ailleurs, ses rivaux, qui étaient tous ses amis, s’inclinaient sans la moindre arrière-pensée. Et comment ne l’eût-on pas airné, cet homme qui, en dehqrs de son rare talent, était si excellent, si bon, si aimable pour tous ? Il mettait du charme et de l’esprit, nous dit un de ses biographes, Jusque dans le simple bonjour qu’il vous donnait.

Et voyez, messieurs, comme le génie rayonne éternellement à travers les siècles. Voilà cent trente années que Méhul naquit dans cette ville de Givet, et son souvenir y grandit toujours. Aujourd’hui, c’est l’apothéose ; et nous voici tous réunis autour de la statue que viennent de lui ériger ses concitoyens reconnaissants. Rendons homniage à la forte volonté de votre maire, M. Lartigue, qui a mené à bien cette entreprise, et au talent du sculpteur. M. Croisy, qui nous rend si vivante cette image chère et glorieuse.

Non seulement, par cette belle manifestation, vous honorez la mémoire de Méhul, mais vous vous honorez grandement vous-mêmes, et vous honorez la France aussi. Il ne saurait nous déplaire qu’à l’extrémité de notre pays et sur sa limite même, ce soit tout d’abord la statue d’un musicien illustre qu’on découvre en entrant chez nous. C’est comme une étiquette d’art donnée à la patrie ; c’est plus encore quand ce musicien s’appelle Méhul et qu’il a écrit le Chant du départ — ce frère jumeau de notre Marseillaise — qui retentit si souvent à l’heure du danger parmi les armées de la première République.

Tournez-la donc du côté de la frontière, la statue du musicien patriote dont les chants enflammés entraînèrent les fils de la France à la défense du sol sacré. Mettez-y des lyres et des roses, des lyres pour symboliser son génie, des roses parce qu’il les aima tendrement, mais n’oubliez pas d’y joindre le clairon qui sonne la victoire.