Aller au contenu

Mes souvenirs (Massenet)/Funérailles de M. E. Frémiet

La bibliothèque libre.
Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 319-322).

FUNÉRAILLES DE M. E. FRÉMIET

MEMBRE DE L’INSTITUT
Le jeudi 15 septembre 1940.



Discours de Massenet, président de l’Institut.


Messieurs et chers Confrères,

Un deuil immense vient de frapper l’Institut !… Il a perdu l’un de ses membres les plus illustres ! C’est, de nouveau, l’Académie des Beaux-Arts où la mort impitoyable a cherché sa victime !

Frémiet, notre grand Frémiet n’est plus !… Notre désolation en est profonde, elle nous laisse inconsolables !…

Enfant de Paris, de ce Paris qu’il aimait tant et dont il fut l’orgueil, la renommée d’Emmanuel Frémiet eut tôt fait de franchir les limites de sa patrie, pour rayonner de son pur éclat dans le monde entier.

Ses œuvres, considérables par leur nombre et leur diversité, lui survivront, portant l’empreinte de son talent génial. Elles laisseront un sillon lumineux dans l’histoire de la sculpture française.

Éloigné de toute prétention, il avait, quand il le fallait, le sourire qui sait faire valoir et aimer la pensée créatrice. Il avait un don merveilleux de l’à-propos et de la mesure.

Emmanuel Frémiet était lui-même.

Ce qui caractérisait le talent si fort, si personnel de Frémiet, c’était aussi l’esprit. Son esprit ingénieux et nerveux était habile à choisir ses sujets ; il les composait avec une mesure, avec une malice exquises. On a pu avancer avec raison, de lui, que de tous les sculpteurs de son temps il fut le plus cultivé.

Dans la science de la mythologie, il se montra admirable, comme il le fut en archéologie, respectant avec un scrupule extrême la vérité, l’exactitude historique.

Après le Cavalier gaulois et le Cavalier romain, après la statue équestre de Louis d’Orléans, chef-d’œuvre d’une beauté sans égale, après le Centaure Térée, emportant un enfant dans ses bras, et le Faune taquinant de jeunes oursons, après avoir traité l’Homme à l’âge de pierre, il nous donna cette œuvre si tragique : Gorille enlevant une femme.

Frémiet était alors en plein épanouissement de son éblouissant, de son merveilleux talent. La médaille d’honneur au Salon de 1888 devait venir lui dire l’universelle admiration que, dès longtemps d’ailleurs, il avait su inspirer à la foule de ses contemplateurs.

L’artiste fut toujours soucieux de la vérité et des leçons de l’histoire. Sa Jeanne d’Arc en est l’éclatant témoignage. Elle a fait décerner à Frémiet la glorieuse appellation de précurseur.

En reproduisant cette page inoubliable de l’histoire de son pays, en donnant à sa Jeanne d’Arc cet aspect délicat, tout en laissant à l’héroïne le visage décidé et énergique, en la plaçant, contraste voulu, sur un de ces robustes chevaux du Perche comme les utilisaient, dans leurs chevauchées, les hommes bardés de fer du moyen âge, Frémiet a supérieurement rendu, dans sa profonde et parfaite éloquence, ce qu’on a nommé la philosophie, la leçon à tirer de l’histoire, par la statuaire. Il est passé maître en ce genre.

Notre illustre confrère portait avec une modestie souriante le poids de ses glorieux travaux. Il suivait, avec une ponctualité qu’aucun de nous n’a oubliée, les séances de l’Académie des Beaux-Arts, montrant sa belle et verte vieillesse, prenant la part la plus consciencieuse à ses travaux, servant ainsi d’exemple aux plus tard venus dans la carrière ; et quand, dans ces temps récents, en pleine inondation, force fut, pour arriver à l’Institut, d’y aborder en canots, il ne fut pas le dernier à prendre séance !

Son cœur était à la fois généreux et tendre, et sa conversation n’avait rien de ce marbre glacial qu’il savait si admirablement sortir de sa froidure pour lui imprimer sa chaleur et sa vie.

Il y a peu de semaines, nous étions avec lui à l’Institut, dont il était le patriarche vénéré, et il nous parlait de sa mort (la pressentait-il déjà prochaine ?) avec une sérénité, une résignation admirables ; nous l’écoutions silencieux, émus. Nous ne pensions pas que l’heure suprême dût si tôt sonner pour notre cher et grand maître.

Rien des honneurs que l’on décerne aux vivants ne lui aura manqué ; peut-être la grand-croix de la Légion d’honneur, dont il n’était que grand-officier, mais si ce suprême honneur lui faisait défaut, l’opinion publique le lui avait depuis longtemps décerné, de telle sorte que nous pouvons réellement dire de Frémiet que rien ne manqua à sa gloire, mais que, par son trépas, désormais, il manque à la nôtre.

Adieu, Frémiet, adieu vaillant et illustre Français, tu peux rejoindre avec la conscience tranquille, avec la sereine conviction du devoir accompli, ce séjour large ouvert à ceux qui, comme toi, ont su remplir leur existence de sublimes travaux, leçons précieuses pour les générations futures.

Adieu ! Pas plus que les êtres chers à ton cœur, que tu as tant aimés et que tu laisses après toi, pas plus que notre éminent confrère Gabriel Fauré, auquel tu donnas l’une de tes filles chéries, l’Académie des Beaux-Arts, elle non plus, ne saura t’oublier.