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Mes souvenirs (Massenet)/Séance publique annuelle des cinq académies

La bibliothèque libre.
Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 323-339).

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DES CINQ ACADÉMIES

PRÉSIDÉE PAR MASSENET, PRÉSIDENT DE L’INSTITUT
ET DE L’ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS
Le mardi 25 octobre 1910.



Discours d’ouverture de M. le Président.


Messieurs,

C’est la roue de la Fortune, qui n’a jamais été plus aveugle — ou bien encore la malice de mes confrères les artistes — qui m’a porté jusqu’à ce fauteuil, où m’échoit l’honneur redoutable de présider l’une de ces séances annuelles où se trouvent réunies les cinq Académies. Lourde tâche pour un pauvre compositeur que les questions scientifiques et littéraires ont toujours vivement intéressé, mais auquel la tyrannie des doubles croches n’a laissé le loisir d’en approfondir aucune.

Cependant, un musicien déjà — mais celui-là de haute taille et de grande envergure — s’est ainsi trouvé à votre tête, en pleine Sorbonne cette fois, pour célébrer, en 1895, le glorieux centenaire de l’Institut de France. C’était mon maître vénéré Ambroise Thomas. Certains de ceux qui sont ici se rappellent assurément sa noble figure, sa belle tenue, la sobriété et l’élévation de son éloquence, en cette solennelle circonstance. Avec l’émotion du souvenir et du culte reconnaissant que je lui dois, vous me permettrez de me placer ici sous sa protection.

Pour chanter dignement nos cinq Académies, il eût fallu cette lyre antique à cinq cordes, que les hellénistes appellent pentacorde. Je n’en ai pas trouvé, par l’excellente raison que c’est là, paraît-il, un instrument presque fabuleux et que l’on n’est même pas certain qu’il ait existé. Si M. Henri Weil, le premier de vos confrères dont nous aurons à déplorer la perte, était parmi nous, il aurait pu d’une science sûre élucider cette question délicate. Mais voici l’an révolu déjà depuis que l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a perdu ce grand professeur qui était son doyen, étant né en 1818, à Francfort-sur-le-Mein, alors ville libre. Ses études de prédilection le reportaient toujours vers la Grèce antique. Il était comme un Hellène attardé parmi nous, le huitième sage, et se plaisait à vivre dans la rare compagnie d’Eschyle, d’Euripide et de Démosthène, dont il a commenté les œuvres dans des éditions restées fameuses.

En 1848, ne pouvant remonter le cours des temps pour devenir citoyen de l’ancienne Athènes, il choisit la nationalité française sans doute parce qu’il la jugea, même dans sa dégénérescence, la plus raffinée, la plus subtile de l’époque présente. On sait ce qu’il ajouta d’honneur au patrimoine de sa patrie d’adoption.

En 1882, il entre à l’Académie, comme porté par Denys d’Halicarnasse lui-même, encore un de ses amis fort anciens.

Faut-il citer ses Études sur le drame antique, celles sur l’Antiquité grecque, sa longue collaboration au Journal des savants et à la Revue des études grecques ?

Ainsi il arriva jusqu’aux dernières limites de sa vie, toujours souriant et affectueux. Quand son corps affaibli semblait ne plus pouvoir le porter, son cerveau restait lumineux et il suffisait de lui parler de la chère Grèce ou de nouveaux papyrus découverts ici ou là, pour le voir se dresser tout aussitôt, l’œil animé. Ah ! pour l’amour du grec, qu’on l’eût alors volontiers embrassé et couronné de roses, le doux vieillard, qui s’éteignit, un soir, comme un souffle, au milieu des odes légères d’Anacréon.

Puis ce fut le tour de M. d’Arbois de Jubainville, qui nous quitta également dans un âge fort avancé, puisqu’il était né à Nancy en 1827. Fils d’avocat, il ne trouve sa vocation qu’à l’École des Chartes d’où il sort le premier en 1851 avec une thèse qui fait quelque bruit : Recherches sur la minorité et ses effets sur le droit féodal.

C’en était fait ! Dès 1852 il est archiviste du département de l’Aube et, dans la solitude des faubourgs de Troyes, il entreprend la série des admirables travaux qui remplirent son existence. Ce qui l’intéresse surtout, c’est la recherche des véritables origines nationales de notre histoire. Et voyez son énergie et son opiniâtreté :

Pour approfondir les mystères de nos premières destinées, il juge que la connaissance du breton d’Armorique lui donnerait des facilités ; il l’apprend. Puis constatant que le bas-breton ne suffit pas et qu’il trouverait de nouvelles forces à savoir le gallois, il l’apprend aussi. Amené enfin à reconnaître que l’irlandais a grande importance en un tel objet, il l’apprend encore.

C’en était trop ! D’Arbois de Jubainville devait être des vôtres. Il en fut, en 1884. C’est en s’appuyant sur la philologie plus que sur l’archéologie qu’il entreprit de résoudre le problème ardu des origines françaises. Aux illusions dorées du rêve, il opposa la précision rigide du document. Et là, tout en rendant hommage à l’énergie et à la rudesse victorieuse de d’Arbois, les artistes, qui sont de grands enfants, auront parfois le regret qu’on leur ait gâté ces récits, contes de fées si l’on veut, si délicatement sertis, qui bercèrent leur jeunesse et ouvrirent leur imagination.

Il est permis de croire d’ailleurs que d’Arbois de Jubainville s’en rendit compte lui-même, sur la fin de sa vie. Que lui advint-il en effet ? Il fréquentait alors le salon de Gaston Pâris, si achalandé en gens de lettres remarquables. Il y rencontra de grands esprits, de vastes cerveaux comme ceux de Renan et de Taine ; il s’y frotta à des poètes radieux comme Sully Prudhomme et de Hérédia. Ce sont là séductions auxquelles on n’échappe guère. Ce qui devait arriver, arriva. L’imagination prit un jour sa revanche. Où voyons-nous s’endormir le Celte enraciné ? Dans les bras d’Homère, pour la plus grande joie de son confrère Henri Weil. Il se met à approfondir le grec, puisqu’il lui fallait toujours apprendre quelque chose, et, comptant avec la chimère, il écrit l’Épopée homérique ! Ce fut, messieurs, sa dernière signature devant l’Eternel, le « Sésame » qui lui ouvrit les portes du paradis.

Il semble que l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres donne à ses membres un véritable brevet de longévité. Henri Weil disparaît à 90 ans, d’Arbois de Jubainville à 83, et voici Léopold Delisle qui nous laisse à 84. À 32 ans, il était déjà des vôtres et vous avez pu célébrer son jubilé, il y a deux années à peine.

On peut dire que sa gloire tint presque entière dans les quatre murs de la Bibliothèque nationale, mais qu’elle les fît éclater de toutes parts par son intensité même.

Et pourtant il arriva qu’après plus d’un demi-siècle passé dans cette chère bibliothèque, illustrée et remplie de ses travaux, il arriva qu’un décret inattendu dans sa rigueur vint lui rappeler qu’il était temps de songer à la retraite, comme s’il était des limites pour la gloire. L’émotion fut grande dans le pays, à la ville et aux champs, sinon à la cour. Car le nom de Léopold Delisle était partout populaire.

Il sortit de la Bibliothèque, le cœur affligé mais le front haut, comme un général sort d’une ville assiégée et courageusement défendue, avec tous les honneurs de la guerre. Il semblait un vainqueur ouvrant les portes de la place à qui voulait la prendre.

Jusqu’au dernier moment il suivit vos séances et il est mort debout, ainsi qu’il convenait à ce rude travailleur. À quelqu’un des siens qui lui reprochait, en ces derniers temps, de se lever trop matin ne répondit-il pas que « les vieillards devaient faire de longues journées parce qu’ils n’en avaient plus beaucoup à faire ». Parole admirable à graver sur le marbre de sa tombe, car elle est l’indication de toute une vie.

L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a eu encore le regret de perdre un associé étranger en la personne d’Adolf Tobler, qui professait à Berlin la philologie romane depuis plus de quarante ans. Il était né le 23 mai 1835, près de Zurich.

Il contribua pour sa part, en plein dix-neuvième siècle, aux progrès et à la diffusion des études relatives à notre vieille langue française et à notre ancienne littérature. Et il est curieux de constater que cette œuvre pie fut entreprise à Berlin par un professeur de Zurich. Saluons donc d’un dernier adieu ce savant étranger qui devait aimer notre pays, puisqu’il en aimait les lettres.

Je ne voudrais pas quitter l’Académie des Inscriptions sans signaler ici ce qui fut pour elle le grand événement de cette année, je veux parler des récentes découvertes faites dans la haute Asie. Le 25 février dernier, M. Paul Pelliot est venu rendre compte à l’Académie des résultats de la mission qui lui avait été confiée dans le Turkestan chinois et qu’il a remplie avec une admirable énergie durant trois années. Les ruines explorées dans ces régions, les temples, les grottes à sculptures et à peintures nous révèlent des civilisations insoupçonnées, contemporaines des premiers siècles du christianisme. Mais la découverte la plus étonnante est celle de toute une bibliothèque de manuscrits antérieurs au onzième siècle. Cette bibliothèque se trouvait cachée dans une grotte qui fut murée, apparemment en l’an 1035 de notre ère, et dont l’entrée a été découverte par hasard en 1900, par des moines bouddhistes.

M. Pelliot a été assez heureux pour pouvoir acheter aux moines et rapporter en France, à la Bibliothèque nationale, cinq mille rouleaux, entre autres un manuscrit chinois du cinquième siècle ou du début du sixième siècle, sur soie, admirablement conservé. Quel trésor !

Que sortira-t-il, au point de vue historique, du déchiffrement de cette énorme et inattendue source d’informations ? Connaîtrons-nous l’histoire des migrations des races humaines qui de là sont venues fondre sur l’Europe ? Un avenir prochain nous le dira.

Mais il nous faut reprendre la liste funèbre. L’Académie des Sciences n’a pas été parmi les plus épargnées, ayant perdu deux de ses membres : M. Bouquet de la Grye et Maurice Levy.

Nous ne suivrons pas M. Bouquet de la Grye dans toutes les étapes de sa carrière d’ingénieur explorateur, en Nouvelle-Calédonie, où le bateau qui le portait fait naufrage, en Égypte, à Saint-Jean-de-Luz dont il sauve la plage par la surélévation du récif Artha, au port de la Rochelle, à l’île Campbell et au Mexique pour y observer le passage de Vénus. C’est un an après son retour que vous l’appelez parmi vous. Son dernier rêve, vous le connaissez tous, c’était de faire de Paris un port de mer. Il n’aura pas vu la réalisation de ses plans grandioses, malgré les quinze années de lutte qu’il y consacra. D’autres recueilleront ce qu’il aura semé. L’idée d’ailleurs semble avoir perdu aujourd’hui de son intérêt, puisque les temps sont proches où nous verrons flotter au-dessus de nos têtes des bateaux aériens. À quoi bon dès lors les ports et les canaux !

L’Académie des Sciences vient d’être très éprouvée par la mort toute récente de Maurice Levy. Quand on lit, dans la notice nécrologique que lui a consacrée le président Émile Picard, l’étendue et la variété de ses travaux, on reste confondu. C’était une sorte de cerveau encyclopédique, d’un ressort et d’une lucidité incomparables, qui put s’attaquer à tous les sujets scientifiques et s’en rendre maître avec une merveilleuse dextérité.

Ce sont là d’ailleurs questions extrêmement délicates, sur lesquelles il est difficile et peut-être dangereux pour un musicien de disserter longuement. En toute humilité, il me faut déclarer n’être pas certain d’en avoir tout pénétré et peut-être, en insistant, m’aventurerais-je sur un clavier qui ne m’est pas familier. Or la crainte des fausses notes est le commencement de la sagesse. Quand on entend parler, à propos de Maurice Levy, des principes de la thermodynamique et de l’énergétique, de la géométrie infinitésimale, de la théorie mathématique de l’élasticité, de la mécanique analytique et de la mécanique céleste, toutes matières où il excellait, il est bien permis de frémir un peu.

L’Académie des Sciences a encore perdu trois membres associés et un membre libre : d’abord M. Agassiz, mort sur le navire qui le ramenait en Amérique, au sortir d’une de vos séances. Grand zoologiste, il était le principal représentant aux États-Unis de la biologie marine.

Puis ce fut le docteur allemand Robert Koch, dont les luttes contre la tuberculose sont restées célèbres. Il ne l’a pas vaincue tout à fait, mais il en a trouvé le bacille et peut-être par là a-t-il ouvert la brèche par où d’autres passeront pour venir à bout du terrible mal.

Enfin le si renommé astronome italien Schiaparelli, directeur de l’Observatoire de Milan, vient de disparaître.

Ce n’est pas parce que ce savant s’est toujours préoccupé de la gestation des étoiles filantes, un point qui préoccupe aussi parfois les compositeurs, qu’il attire surtout mon attention. De façon générale, — et mon illustre ami Saint-Saëns ne me contredira pas, lui qui est un des membres les plus actifs de la Société astronomique de France, à laquelle il confie volontiers ses pensées sur l’histoire du firmament, — de façon générale, dis-je, les musiciens ont toujours été attirés vers ce concert des astres dont parle le divin Platon et dont ils auraient bien voulu à leur tour percevoir quelque chose.

Moi-même j’ai installé, au sommet de ma chère retraite d’Égreville, une sorte d’obsersatoire, non dans l’espoir fallacieux, je dois le dire, de pénétrer la musique céleste, mais pour y mieux choisir, à l’aide d’un télescope, la planète où j’aimerais passer ma seconde existence. Car il n’en faut pas douter, puisque le philosophe américain William James, le membre associé que vient de perdre l’Académie des Sciences morales et politiques, l’auteur de l’Immortalité humaine et de l’Univers pluralistique, nous donne l’espérance d’une autre vie. On estime qu’il est le plus illustre penseur qu’ait produit l’Amérique depuis Emerson. C’est surtout le Pragmatisme qui établit sa réputation et créa une sorte de religion nouvelle. C’est là qu’il affirmait sa foi spiritualiste dans les termes les plus ardents. Il a poussé la conviction jusqu’à laisser après lui des messages réservés à plusieurs adeptes de la Société de recherches psychiques, leur promettant de communiquer avec eux de « l’au-delà ».

Il n’est donc que temps de retenir sa place là-haut, si on veut pouvoir s’y loger. C’est l’avis de beaucoup d’esprits avisés, et il me souvient, à ce propos, d’une anecdote amusante qui me fut contée par Catulle Mendès, mon grand collaborateur. C’était à l’époque de sa jeunesse, alors qu’il menait une vie difficile, n’ayant que son talent pour subsister. Il était des soirs où il ne savait trop comment dîner, où il lui fallait, comme on dit, serrer d’un cran sa ceinture. Un de ces soirs mornes, il déambulait mélancoliquement sur le boulevard, en compagnie de son ami Villiers de l’Isle-Adam, dont l’escarcelle n’était pas mieux garnie. Mendès, qui avait l’âme forte malgré tout, faisait de son mieux pour réconforter son compagnon particulièrement découragé, et entreprenait de le nourrir de rêves, à défaut d’un menu plus substantiel.

Un peu fiévreux, tout auréolé d’or comme un apôtre, avec des gestes larges enveloppant l’espace, il parlait sous la lune blafarde des temps futurs qui leur apporteraient la fortune avec la gloire, et se lançait dans des spéculations philosophiques transcendantes et des plus hasardeuses. Affirmant sa foi ardente dans une autre vie supérieure, il appuyait complaisamment sur les délices de la planète lumineuse, où l’on ferait bombance, après avoir erré si misérablement sur une terre d’amertume.

Et Villiers de l’Isle-Adam, à moitié convaincu, de l’interrompre en s’abattant sur un banc : « Eh bien ! mon vieux, nous nous en souviendrons alors de cette planète-ci où nous sommes !»

Mais nous voici peut-être un peu loin de Schiaparelli, dont il convient de rappeler qu’il fut le premier à vouloir distinguer des « canaux » dans la planète Mars. Qui, d’ailleurs, pourrait prétendre le contraire ?

Le membre libre qu’a perdu l’Académie des Sciences s’appelait Eugène Rouché. Que de générations d’écoliers lui doivent d’avoir été initiés, bon gré, mal gré, aux beautés du carré de l’hypoténuse ! Enfin, il a trouvé sur les équations algébriques des nouveautés qui devinrent classiques dans le monde pédagogique.

L’Académie française a fait trois pertes cruelles : Eugène-Melchior de Vogüé, Henri Barboux et Albert Vandal.

On pourrait, semble-t-il, établir une sorte de rapprochement entre les destinées d’Eugène-Melchior de Vogüé et celles mêmes de Chateaubriand.

Comme il arriva pour Chateaubriand au château de Combourg, nous le voyons passer les premières années de sa jeunesse dans ce château de Gourdan, berceau de la noble famille des Vogüé ; il y trouve surtout de la mélancolie et de la méditation autour d’une vieille bibliothèque, où il se plut, selon ses propres expressions, « à lire des poètes chéris, à deviser de voyages et d’histoires, de projets et d’espérances ».

La politique n’avait pas laissé Chateaubriand indifférent, Eugène-Melchior de Vogüé s’y laissa prendre aussi.

Et voici sa carrière de romancier qui commence. De même que Chateaubriand avait écrit avec René une sorte d’autobiographie, de même on a voulu voir dans la personne du député Jacques Andarran, principal personnage du roman les Morts qui parlent, celle même de Melchior.

Il faut citer encore, pour cette période de production, Jean d’Agrève et le Maître de la mer, qui répondent à d’autres phases de la vie intellectuelle et morale de l’auteur.

Eugène-Melchior de Vogüé n’a pu achever son quatrième roman, Claire, qu’il laissait espérer.

Il est mort dans la sérénité d’une conscience sans reproche, ne voulant à ses funérailles, prescrivit-il dans son testament, « que les prières de l’Église catholique ». Il était donc un bon chrétien, tout comme encore l’auteur du Génie du Christianisme.

Un mois après, presque jour pour jour, nouveau deuil pour l’Académie française.

Henri Barboux, l’un des plus illustres maîtres du barreau, s’en allait après une courte maladie que ne put vaincre sa verte vieillesse. Profitons de ce que la parole du bâtonnier Barboux est encore chaude à nos oreilles, pour dire quelle émotion elle soulevait au prétoire, et quelles nobles causes elle a souvent servies.

Le frêle et charmant Albert Vandal ne devait pas non plus longtemps attendre pour rejoindre dans la mort le puissant et vigoureux Eugène-Melchior de Vogüé. Le chêne et le roseau furent emportés d’un même coup.

« L’histoire manquerait à son but, disait Albert Vandal, si elle ne cherchait dans le passé des avis et des leçons. » Un lien coordonne ses premières publications, leur apportant une unité qui double leur force.

Mais l’œuvre qui gardera surtout son nom de tout oubli, c’est assurément l’Avènement de Bonaparte, où il éclaire tant de coins demeurés obscurs des lueurs de la vérité, redresse tant d’erreurs accréditées, et lave son héros des souillures dont on le voulait salir. Il ne faut pas oublier qu’Albert Vandal appartenait à une famille napoléonienne d’idées et d’affection, et que son père avait une haute situation sous le second Empire. Il était lui-même resté fidèle à ces souvenirs, et on ne peut que l’en honorer davantage, puisqu’il s’était ainsi fermé volontairement toutes les carrures diplomatiques ou autres, où son esprit délié si fertile, si averti, aurait pu utilement briller au service de la France. Il ne lui restait qu’à se réfugier dans l’histoire, qui ne s’en plaignit pas.

Avec Émile Cheysson, l’Académie des Sciences morales et politiques a perdu surtout un grand homme de bien. Sans lui, au siège de Paris, nous serions certainement tous morts de faim. Meunier génial et gigantesque, il sut accumuler dans notre ville un bloc enfariné qui dit plus à nos estomacs affamés que celui de la fable, d’apparence si suspecte. Conquis par les doctrines du célèbre économiste Le Play, une notion précise s’empare de son esprit : celle du devoir social. De là cette suite continue d’ouvrages se rapportant tous au même but poursuivi : la Guerre au taudis, la Mutualité, la Protection des enfants, etc., etc. La mort le surprit au milieu de cette lutte incessante contre la misère et le mal. Saluons bien bas sa mémoire.

M. Evellin fut, lui, docteur en philosophie, et il la professa en plusieurs lycées. Ses thèses de doctorat ne sont pas oubliées. Elles avaient pour sujet la critique de la théorie cosmologique de Boscovich (Quid de rebus corporeis vel incorporeis senserit Boscovich) et la critique du concept de l’infini. Je suis heureux, messieurs, que les circonstances me permettent de vous citer un peu de latin, mais soyez assuré que je n’en abuserai pas.

Les deux ouvrages principaux d’Evellin : Infini et Quantité, la Raison pure et les Antinomies, lui assurent pour l’avenir un rang distingué dans la lignée de Descartes et de Kant.

Il me faut ajouter encore ici le nom considérable de M. Gustave Moynier, né à Genève en 1826, associé étranger de l’Académie des Sciences morales en 1902.

Il fut un fervent et précieux appui dans toutes les causes où la charité, l’ordre, le droit réclamaient sa parole et l’autorité de son esprit si largement ouvert au bien.

J’en arrive à ma chère Académie des Beaux-Arts qui vient d’être frappée cruellement par deux morts récentes, sur lesquelles je n’appuierai pas autant qu’il le faudrait, me réservant d’y revenir avec plus de détails et de tendresse aussi, lors de la prochaine séance annuelle de notre Académie.

Charles Lenepveu fut pour nous le bon compagnon, l’ami sûr. Le sort ne lui donna pas toujours ce qu’il méritait et pourtant il prenait avec enjouement la vie telle qu’elle se présentait, se gardant de lui demander plus qu’elle ne pouvait donner.

En 1865, il était admis au concours de Rome et d’emblée en sortit vainqueur. Il prit part à un nouveau concours ouvert par l’État pour un ouvrage en trois actes destiné à l’Opéra-Comique. Il en fut encore le triomphateur avec cette partition du Florentin que, par suite des graves événements de 1870, il ne put voir au théâtre qu’en 1874. Enfin une Velléda, qui fut représentée à Londres, où il eut la bonne fortune d’avoir pour principal interprète Adelina Patti.

Au Conservatoire il fut un professeur admirable d’harmonie et de composition. Il laissera après lui d’autres maîtres formés à son école, laquelle, tout en suivant sans hâte la marche ascendante et un peu précipitée de l’art musical, resta celle de la conscience, de la probité, de la force tranquille et du clair bon sens.

La perte de Frémiet est une sorte de découronnement pour la sculpture française. C’était un très grand artiste, personnel et original. Michel-Ange a dit : « Celui qui s’habitue à suivre n’ira jamais devant. » Frémiet ne suivit pas.

Faut-il rappeler ici ses principaux ouvrages : la statue équestre de Louis d’Orléans, l’Homme à l’âge de pierre, le Saint Grégoire de Tours, l’Éléphant du jardin du Trocadéro, le Centaure Térée, les Chiens courants, le Faune taquinant de jeunes oursons, son œuvre tragique et si émotionnante : Gorille enlevant une femme, qui lui valut à l’Exposition de 1888 une médaille d’honneur acclamée, et cette Jeanne d’Arc populaire qui a fait de la place de Rivoli une sorte de lieu de pèlerinage patriotique. Ainsi il travailla sans s’arrêter, toujours svelte et alerte, jusqu’à l’extrême vieillesse puisqu’il est mort à 86 ans et que parfois encore on le surprenait à l’atelier triturant la glaise ou le ciseau à la main, l’esprit éveillé, la chanson aux lèvres, avec son air un peu narquois de vieux gamin de Paris.

Maintenant sa gloire repose dans un linceul de pierre, de cette pierre qu’il a tant aimée et qu’il animait de son souffle créateur. Elle lui dut souvent la vie, et elle l’encercle de mort.

Avec Georges Berger, notre Académie a perdu un gentilhomme d’art. Il n’en pratiquait aucun, mais il les aimait tous et les servit loyalement.

Il fut d’abord l’organisateur de nos grandes Expositions, celle si merveilleuse de 1889. Rappelons aussi l’Exposition spéciale d’électricité en 1881, d’où partirent les applications usuelles des découvertes d’Edison ; car c’est là aussi qu’on vit ou plutôt qu’on entendit la première application pratique du téléphone. Se rappelle-t-on la stupéfaction des auditeurs quand il leur fut donné de percevoir au bout d’un fil la musique qu’on faisait à l’Opéra ? De loin, c’est quelque chose.

La « Société des amis du Louvre » lui doit son existence. Il créa enfin ce « Musée des arts décoratifs » dont on connaît l’intérêt pratique. Il voulut entrer dans la politique et sut y apporter la grâce et le sourire.

Je dirai encore quelques mots du peintre anglais Sir Williams Queller Orchardson, notre membre associé. Né en 1835 à Édimbourg il fut nommé membre de la Royal Academy en 1877. C’est une vie heureuse, qui n’a pas d’histoire et fut toute consacrée au labeur.

Pour aujourd’hui, j’estime que le plaisir de converser avec vous — les occasions pareilles en sont si rares — m’a entraîné plus loin qu’il n’eût fallu. Je vais donc tirer le rideau, comme nous disons au théâtre.

Aussi bien nous voici arrivés au bout de cette voie Appienne, où dorment à présent nos morts. Les anciens la voulaient mélancolique, mais non douloureuse : « Aux jours d’anniversaire, ils la traversaient avec des fleurs, et la blancheur des tombeaux y rayonnait dans le deuil des noirs cyprès. » Adressons un dernier salut à ceux des nôtres qui nous ont quittés dans l’apaisement d’une noble tâche accomplie, et continuons la route humaine, en puisant des forces dans leur exemple.