Mes souvenirs (Reiset)/Tome II/03

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Plon-Nourrit et Cie (p. 65-93).

CHAPITRE III

Mes réceptions. — Le projet de conversion du prince Adalbert de Bavière à la religion grecque. — La question de Neuchâtel. — Ministère de M. de Radowitz en Prusse. — Mécontentement de l’empereur Nicolas. — Développement des fortifications de Sébastopol. — L’armée et la marine russes. — Situation des catholiques en Russie..


L’hôtel de l’ambassade de France, où j’avais mon appartement, était situé dans la rue de Serguievskaïa, très large voie dans le voisinage du jardin d’Été et de la Newa. La façade de cet édifice a onze fenêtres ; un très bel escalier conduit jusqu’au haut de la maison. Les appartements de réception, composés d’une très vaste salle de bal, de cinq salons et d’une très grande salle à manger, sont au premier étage. Mon appartement personnel était au rez-de-chaussée. Nous n’étions pas moins de trente-deux dans cet hôtel, tant maîtres que domestiques, sans compter les moujiks En l’absence de M. de Castelbajac, je devais recevoir et rendre les très nombreuses politesses qui m’étaient faites. Le général m’avait heureusement laissé son cuisinier, très entendu et fort honnête homme.

M. de Rochow, ministre de Prusse, m’ayant invité avec les princes Albert de Saxe et Auguste de Wurtemberg, je dus donner en son honneur un de mes premiers dîners, auquel j’invitai le ministre de Hollande baron de Mollerus, le ministre de Naples duc de Regina, MM.  de Cito, de Byland et le personnel de la légation.

Le hasard fit que ce jour-là même les journaux avaient apporté la nouvelle de la découverte d’un complot à Marseille. Parmi mes convives se trouvaient également plusieurs personnes de la cour, entre autres le général de Berg, quartier-maître général de l’armée impériale, et le prince de Hohenlohe.

Tous, sans exception, en m’abordant, me félicitèrent avec un sentiment sincère de ce que la vie du Prince avait été par cette découverte heureusement préservée. Le comte de Berg, en particulier, me dit que « les jours du Prince n’étaient pas moins précieux pour la tranquillité de l’Europe que pour celle de la France ».

J’eus à traiter avec M.  de Séniavine, qui remplissait intérimairement les fonctions de ministre des affaires étrangères durant l’absence du comte de Nesselrode, la question fort intéressante de la succession au trône de Grèce. M.  de Séniavine m’annonça que le gouvernement russe approuvait parfaitement les vues du cabinet français, et qu’il venait d’envoyer à son ambassadeur à Londres, M.  de Brunnow, les pouvoirs nécessaires pour traiter cette question avec les puissances signataires du traité de 1832.

Sir Hamilton Seymour, ministre d’Angtleterre, m’assura, de son côté, qu’il avait fait auprès du cabinet impérial des démarches conformes aux miennes, afin de hâter la solution de cette question. Les trois puissances étant d’accord, cette affaire était dans la meilleure voie possible. Ce qui semblait inadmissible à M.  de Séniavine, c’était que le prince Adalbert pût attendre jusqu’à la mort du roi Othon pour embrasser la religion grecque ; une semblable conduite, disait-il, ne serait ni convenable, ni même possible, parce qu’en agissant de la sorte le prince Adalbert avait l’air de ne changer de croyance que par ambition, que pour s’emparer d’une couronne, et qu’ensuite il n’aurait pas pour sa conversion le temps d’acquérir toute la connaissance du catéchisme que le rite grec exige, impose même en pareilles circonstances.

« Mais, a-t-il ajouté, j’ai envoyé les pleins pouvoirs de l’Empereur à M.  de Brunnow, et c’est en Angleterre que cette question devra se traiter par nos plénipotentiaires. Cependant je dois vous avouer que j’apprends avec regret les dernières démarches que la France a faites à la cour de Bavière en dehors de nous et de l’Angleterre. Du moment que nous traitons cette affaire ensemble, je pense qu’il ne devrait pas y avoir d’actes isolés. »

Comme M. de Séniavine me paraissait étonné que son ministre à Munich ne l’eut pas informé encore de ce projet de communication, je lui ai répondu que le silence de son agent ne devait sans doute être attribué qu’à son absence de Munich, que, quant à nous, notre démarche en Bavière avait été purement officieuse et n’avait d’autre but que d’aplanir des difficultés et de sauvegarder l’avenir du royaume de Grèce. M. de Séniavine m’affirma qu’il n’était pas exact que M. de Séverine eût fait passer une note au gouvemement bavarois pour déterminer la conversion immédiate du prince Adalbert, mais qu’il lui avait seulement donné des instructions pour qu’il représentât verbalement à la cour de Munich la convenance qu’il y aurait à ce que le prince Adalbert embrassât de suite le rite grec pour mettre fin aux difficultés de la situation, ne voyant aucun danger pour le roi Othon à ce que cet acte s’accomplit de son vivant.

Cette insistance pour la conversion immédiate du prince Adalbert paraissait indiquer que c’était là le point sur lequel le cabinet russe se montrerait inflexible.

Sir Hamilton Seymour, en me parlant de cette question, m’exprima des idées conformes aux nôtres. Il croyait que son gouvernement s’associerait entièrement à la France à la conférence et qu’il n’admettrait jamais, si l’on en faisait la proposition, que la couronne de Grèce passât sur la tête d’un prince de la maison d’Oldenbourg Du reste, ajouta-t-il, ce projet ne vient pas de la Russie ; je crois savoir que c’est une intrigue de la reine Amélie. »

Lorsqu’il avait été question de choisir un des jeunes fils du prince de Leuchtenberg comme candidat au trône de Grèce, l’empereur Nicolas avait dit qu’il ne consentirait jamais à seconder ce projet. À l’égard de la conversion du prince Adalbert, il s’exprima en ces termes : « Je comprends qu’un homme change de religion lorsqu’il n’a pas devant lui un avantage prochain de fortune ou de position, mais je ne trouve pas convenable qu’il accomplisse cet acte religieux seulement dans un intérêt immédiat ; c’est un acte qui ne peut paraitre honorable ni à ses yeux, ni à ceux des autres. »

Ces paroles textuelles faisaient connaître le motif pour lequel on pressait tant le prince Adalbert d’embrasser la religion grecque. À Pétersbourg, le moindre mot de l’Empereur sert de mobile et de règle à tout ce qui se fait en politique. Le ministre d’Angleterre ne tarda pas à se rallier à l’opinion de l’empereur Nicolas. « Je partage, me dit-il, l’avis de l’Empereur à l’égard de la conversion du prince Adalbert. Pourquoi, en effet, ne pas faire le jour même ce qu’en doit accomplir le lendemain ? « Et comme je lui représentais le danger que cette conversion immédiate pourrait faire surgir pour la tranquillité de la Grèce :

« Non, je ne crois pas à ces dangers, m’a-t-il répondu, et c’est dans ce sens que j’ai écrit à mon gouvernement. Du reste, il ne faut pas croire que l’empereur Nicolas n’ait pas aussi intérêt à ce que cette couronne reste dans la maison de Bavière ; les Grecs portent naturellement leurs regards sur les princes de la famille impériale de Russie qui appartiennent à la même croyance qu’eux, et la Russie se trouve ainsi toute-puissante à Athènes sans souffrir des inconvénients qui sont attachés à l’exercice du pouvoir. »

Le ministre de Bavière, le comte de Bray, récemment arrivé à Pétersbourg, paraissait au contraire peu satisfait des exigences du gouvernement russe, et il ne semblait nullement rassuré sur ses vues :

« Quoique l’Empereur, disait-il, se soit dans le temps montré peu désireux d’appeler au trône de Grèce un des fils du duc de Leuchtenberg, son ministre en Bavière, M. de Séverine, m’a au contraire parlé assez sérieusement de ce projet dans le cas où la maison de Bavière ne voudrait pas accepter les conditions qui lui sont faites. Je sais aussi que M. de Nesselrode lui-même considère cette solution comme la meilleure. J’ai donc lieu de craindre que le but secret de la Russie ne soit de rendre inacceptables les conditions que l’on fera au prince Adalbert pour augmenter les chances de la candidature qui lui conviendrait le mieux. Cependant j’ai confiance dans l’appui du Prince Président, qui a déjà été si bon pour nous, et j’espère qu’il fera triompher ses vues, qui sont aussi les nôtres. »

L’ayant interrogé sur les dispositions du prince Adalbert à l’égard de sa conversion immédiate, si instamment demandée par la Russie, M. de Bray me répondit :

« Il y a deux difficultés à ce que la conversion se fasse de suite. D’une part, le roi Othon et la reine Amélie craignent que si le prince Adalbert embrassait sans délai la religion grecque et se rendait à Athènes, les sympathies du peuple ne se portent sur lui et ne produisent un mouvement fâcheux. D’autre part, le prince Adalbert ne trouve point convenable, s’il devait rester en Bavière, de suivre le rite grec en pays catholique. En attendant, ce prince est résolu à se marier le plus tôt possible et à faire élever ses enfants dans la religion grecque. Son choix n’est pas encore arrêté ; il se montre difficile et hésite entre une duchesse de Cambridge, une infante d’Espagne et une princesse de Wurtemberg. Ces projets sont l’objet de ses plus vives préoccupations. »

Je demandai ensuite à M. de Bray si dans le cas où l’ainé des enfants du prince Adalbert serait une princesse, elle succéderait au trône au préjudice du prince puîné il me dit que dans les conventions de 1833 il y avait eu lacune à cet égard ; que cette lacune avait été à la vérité postérieurement comblée par les grandes puissances au moyen d’un article additionnel qui réglait la primogéniture, mais que cet article ayant été signé sans l’intervention d’un plénipotentiaire grec, après la constitution du royaume, était considéré à Athènes comme nul et non avenu. Enfin M. de Bray acheva cette conversation en exprimant l’espoir que le comte Walewski s’occuperait de cette question à la conférence de Londres et lui ferait donner une sanction légale.

Ces inquiétudes ne devaient pas être de longue durée, car peu après M. de Bray vint lui-même m’annoncer que le comte de Nesselrode avait résolu de ne point presser les choses à la conférence de Londres au sujet de la conversion du prince Adalbert, qu’il croyait préférable de donner au prince le temps de se marier et qu’il fallait seulement, pour le moment, que les puissances signataires reconnussent officiellement la nécessité pour le futur souverain de la Grèce d’embrasser la religion grecque. C’est là, a-t-il ajouté, l’opinion personnelle de M. de Nesselrode, qui n’a pas encore pu prendre les ordres de l’Empereur.

On parlait de changements importants dans le corps diplomatique russe. Des personnes bien informées prétendaient que M. de Meyendorff remplacerait comme adjoint au ministre des affaires étrangères M. de Séniavine, qui irait àConstantinople à la place de M. Titoff, envoyé à Rome. Le comte Creptowitch irait à Paris, M. de Kisselef à Vienne et M. Kakochkin à Naples.

Ces bruits ne me paraissaient pas fondés ; M. de Kisselef désirait retourner à Paris, et d’un autre côté la position que l’on pouvait faire au ministère à M. de Meyendorff étant beaucoup moins élevée et moins avantageuse que celle qu’il occupait, il ne consentirait à l’accepter que si l’Empereur l’y obligeait ; son frère me l’avait assuré. Il ne pouvait être question de lui que pour le faire succéder au chancelier, ce qui, pour le moment, n’était pas encore le cas.

Deux généraux russes furent envoyés, par ordre de l’Empereur, en Angleterre, afin d’assister aux funérailles du duc de Wellington qui était maréchal de l’Empire.

On parlait aussi de la reconnaissance bien tardive de la Belgique par le gouvernement russe. Le ministre d’Angleterre était un de ceux qui travaillaient le plus activement à cette fin, car la reine Victoria, comme il le disait lui-même, n’avait que deux affections en politique : le Portugal et la Banque.

On pensait que dans ce cas M. Ouskinoff, ancien chargé d’affaires de Russie à Constantinople, serait envoyé en Belgique.

J’avais appris par M. de Rochow, ministre de Prusse, que l’Empereur était d’avis que le moment n’était pas venu pour la Prusse de s’occuper de la question de Neuchâtel. Le Roi, m’avait dit M. de Rochow, a écrit dernièrement encore à M. de Chambrier à Neuchâtel pour le remercier de tout son zèle, mais en l’engageant à modérer ses partisans, tout en cherchant a les conserver dans la fidélité, attendu qu’il ne pouvait dans ce moment rien faire pour eux. On était donc à Pétersbourg fort modéré sur ce point, et l’on espérait que le roi Frédéric-Guillaume IV aurait assez de prudence pour ne rien entreprendre par la force. Le cabinet impérial avait écrit au baron de Budberg, son ministre à Berlin, de chercher à détourner le Roi de toute entreprise actuelle contre la principauté de Neuchâtel et de lui représenter que, d’après le protocole de Londres, les grandes puissances signataires étant seules juges de l’opportunité de traiter cette affaire et de la manière dont elle devrait se terminer, c’était à elles seules qu’il fallait désormais s’en remettre.

Sir Hamilton Seymour me dit qu’à son avis le gouvernement britannique non seulement n’approuverait pas l’idée du comte Buol d’engager ! e cabinet de Berlin à soumettre à ce sujet des propositions à la conférence de Londres, mais que sans doute il n’admettrait même pas que ce cabinet pût en faire, attendu que, selon l’esprit du protocole, toute initiative, non moins que la solution de cette affaire, était à l’avenir entièrement du ressort des grandes puissances signataires.

Sir Hamilton Seymour ajouta : « Du reste, je sais que ce différend n’a été remis sur le tapis que par un excès de zèle de M. Bunsen pour son souverain et pour son ami le général Radowitz. »

De nouvelles réclamations de la part du roi de Prusse auraient été en désaccord avec une lettre écrite par lui à M. de Chambrier pour le dissuader de toute action prématurée.

Le cabinet de Pétersbourg se montrait d’ailleurs fort peu satisfait de la dernière nomination que venait de faire le roi de Prusse. Les fonctions auxquelles M. de Radowitz avait été appelé réveillaient des craintes qui s’étaient assoupies. On redoutait son influence sur l’esprit de son souverain et l’on déplorait le mauvais effet que ce choix ne pouvait manquer de produire à Vienne. L’Empereur en avait éprouvé une pénible surprise et s’en était plaint à son beau-frère dans les termes les plus vifs, car on prétendait qu’en écartant M. de Radowitz des affaires le roi Frédéric-Guillaume avait promis à l’Empereur qu’il s’en séparait pour toujours. L’Empereur avait été d’autant plus contrarié de cette nouvelle qu’il se promettait de réconcilier l’Autriche et la Prusse, et que grâce à lui un certain rapprochement s’était déjà opéré entre les deux souverains. Ce qui froissait surtout l’empereur Nicolas, c’était de voir revenir près du Roi un écrivain (il avait une grande antipathie pour tous les hommes de lettres) et un homme qui à la qualité de catholique ardent joignait la réputation d’être peu porté pour la Russie, d’avoir blâmé son intervention en Hongrie et de vouloir agiter l’Allemagne au profit de la Prusse.

On cherchait à atténuer la gravité de cette nomination en t’attribuant, non pas à une pensée politique, mais à un nouveau caprice du Roi et à la versatilité de son caractère.

À un diner chez moi, je demandai au ministre de Prusse, dont l’intimité avec l’empereur Nicolas était bien connue, qui avait pu rapprocher de nouveau M. de Radowitz de son souverain

« Que voulez-vous ? me répondit-il, on ne peut pas compter sur ce que fait notre roi : tout en lui est imprévu. »

Le Tzar donna un grand dîner à Péterhof en l’honneur du prince Tchernicheff, ministre de la guerre et président du conseil de l’Empire. Le jour même où s’accomplissait la vingt-cinquième année de son ministère, l’Empereur, suivi de tout son état-major, se rendit chez lui pour le féliciter « Je viens vous remercier, lui dit-il, non pas pour un jour, mais pour vingt-cinq années d’amitié. »

L’Empereur lui fit présent d’un palais qui valait deux millions et d’une rente annuelle de quinze mille roubles, soixante mille francs, pour son entretien. Enfin il compléta ces récompenses vraiment impériales en nommant le jeune fils du prince son aide de camp, quoiqu’il ne fût âgé que de quinze ans, et sa fille, âgée de quatre ans, demoiselle d’honneur de l’Impératrice. Le prince Tchernicheff avait commencé à se faire connaitre en 1812 en emportant de Paris les plans de la campagne d’Allemagne qu’il avait pu obtenir d’un employé du ministère de la guerre, nommé Michel, qui pour ce fait a été fusillé. À la mort de l’empereur Alexandre, il était aide de camp de ce prince. Courtisan, homme d’esprit, il sut plaire à son successeur, qui, depuis lors, le combla de présents et d’honneurs. Le prince Tchernicheff était celui de tous les ministres qui avait les plus fréquents rapports avec l’Empereur. Il se rendait chaque jour à huit heures du matin près de lui. L’Empereur était plein d’égards pour son vieux ministre, et peu de temps auparavant il lui en avait donné une marque flatteuse. Le Tzar demeurait au troisième étage de son palais, presque sous les toits. Voyant que l’âge avancé de son ministre lui rendait de plus en plus pénible de monter si haut, il eut la délicate attention de transférer son cabinet de travail au premier étage afin de diminuer sa fatigue.

Le prince Tchernicheff fut remplacé au ministère de la guerre par le prince Dolgorouki, qui depuis quelque temps exerçait déjà les fonctions d’adjoint auprès de lui. Le prince Dolgorouki appartenait à une des plus grandes familles de Russie ; il avait épousé Mlle de Saint-Priest, fille de l’ancien pair de France. C’était un homme jeune encore et qui avait du mérite.

Je parvins à me procurer et j’envoyai au gouvernement français l’extrait d’un livre qui ne quittait pas la table de l’Empereur et qui était consulté par lui toutes les fois qu’il voulait récompenser un des officiers supérieurs approchant de sa personne. Il contenait une suite de notes dans lesquelles la position des généraux et de ses aides de camp était minutieusement déterminée, ainsi que le nombre et l’espèce de cadeaux et de décorations que chacun d’eux avait reçus.

On y trouvait des détails intimes et curieux concernant les hommes les plus haut placés de la Russie ; les dons les plus petits y étaient enregistrés comme les plus considérables ; à côté du présent d’un million, on remarquait celui d’un bijou et les sommes énormes qu’on avait dépensées pour acheter le général Jomini et l’enlever à son pays. Cette pièce ne prouvait que trop que l’orgueil et la cupidité étaient les ressorts dont l’Empereur se servait souvent pour conduire et s’attacher ceux qui l’entouraient.

Malgré le soin extrême que l’on mettais à cacher les moindres actes du gouvernement, j’appris que l’on se préparait à faire une expédition au Japon dans le but d’étendre le commerce et la puissance russes dans ces mers où la Russie partageait déjà avec l’empire du Japon l’archipel des îles Kouriles.

Vers cette époque, il se produisit entre la Russie et la Suède un différend qui n’eut pas de suite sérieuse, mais qui ne laissa cependant pas que de troubler les rapports de bon voisinage qui existaient entre les deux pays.

Les Lapons suédois avaient depuis longtemps coutume de conduire leurs rennes dans certains pâturages appartenant à la Russie ; en retour de cette concession, les Lapons russes avaient faculté d’aller pêcher dans les eaux de la Suède. Les pêcheurs russes, voulant donner plus d’extension à leur pêche, demandèrent au gouvernement suédois, comme un droit qui leur était acquis, qu’il leur fit construire des baraques sur ses côtes afin qu’ils pussent s’abriter pendant une partie de la mauvaise saison. Le gouvernement suédois ayant refusé, il s’en était suivi que cet échange qui était utile aux deux pays avait été suspendu, ce qui avait amené une certaine aigreur dans leurs rapports.

L’Empereur, ayant achevé les manœuvres qui duraient depuis plusieurs semaines au camp formé à quelques verstes de Saint-Pétersbourg, se rendit dans l’intérieur de la Russie, et, après avoir séjourné deux jours à Moscou, il partit pour le camp de Vosnessensk afin d’y passer le mois de septembre du style russe.

Le grand-duc Constantin, qui était depuis longtemps grand amiral des flottes russes, fut nommé adjoint au ministre de la marine, le prince Menchikoff. C’était un emploi tout nouveau que l’Empereur créait ainsi pour son fils dans le but de le rendre plus capable de bien remplir la haute charge dont il était déjà revêtu.

Le grand-duc héritier partit avec la grande-duchesse, sa femme, née princesse de Hesse, pour Darmstadt. Il était accompagné du prince Albert de Saxe, qui avait reçu avant de quitter Pétersbourg les épaulettes de général russe avec le commandement honoraire d’un régiment de chasseurs de l’armée.

Un accident, qui aurait pu avoir les suites les plus graves, arriva au milieu de la Baltique sur un bâtiment à vapeur de la marine impériale qui conduisait le prince de Prusse à Stettin. L’axe qui faisait mouvoir les roues s’étant rompu, on n’eut plus pour marcher d’autre moyen que de recourir aux voiles ; mais l’incapacité ou l’inexpérience du capitaine et des marins fut telle qu’ils ne surent pas s’en servir. Le bâtiment n’étant plus dirigé se trouva pendant toute une journée à la merci des vagues, et il allait faire naufrage sur les côtes de l’île de Gottland, lorsque le grand-duc héritier de Russie, qui se rendait également à Stettin, vint à passer et put prendre à son bord son cousin le prince de Prusse.

Ce fait prouvait non seulement l’inexpérience des marins russes à cette époque, mais aussi leur peu d’aptitude naturelle pour la navigation cet état de choses ne devait pas tarder à s’améliorer avec le temps, beaucoup d’argent et une volonté de fer. L’Empereur voulait, bon gré, mal gré, élever l’effectif des marins, qui était alors de quarante-six mille hommes, à soixante-six mille. Satisfait de l’état de son armée, il était résolu à porter toute son attention sur la marine.

On regardait en Russie le corps des cantonistes (enfants de troupe) comme une excellente institution cependant des personnes compétentes ne partageaient pas cet avis. « Les cantonistes, me disait un officier supérieur, sont trop bien soignés dans leurs établissements pour être plus tard de bons soldats. Leur formation était due au comte Araktchayeft, ancien ministre de la guerre sous l’empereur Alexandre ; son but était d’en faire non pas des sous-officiers et des écrivains de bureau, mais de simples soldats, afin de diminuer le recrutement, charge très lourde pour les campagnes. Il voulait, en un mot, former dans ces écoles une pépinière pour l’armée, de manière que le fils succédât au père. Les congés illimités étaient loin d’avoir de bons résultats. En général, le soldat qui après quinze ans de service retourne dans son village ne veut plus travailler et devient à charge aux paysans. En outre, par ses discours et ses mauvaises mœurs contractées au service, il devient un élément corrupteur pour tout son village.

La commission des lois militaires s’occupait d’un nouveau projet de recrutement d’après lequel le temps du service devait être diminué ; le soldat, jadis serf, retournait ainsi à son seigneur assez jeune encore pour lui être utile.

L’immense province de la Sibérie avait une garnison très peu considérable à proportion de son étendue. Si le gouvernement russe ne l’augmentait pas, c’était par la crainte que les relations entre les condamnés et les soldats n’amenassent un jour, s’il y avait dans ces contrées une plus grande force militaire, un soulèvement qui eut pu rendre cette province indépendante. C’est pour la même raison que l’Empereur avait, peu d’années auparavant, partagé ces contrées, autrefois gouvernées par un seul chef civil et militaire, en plusieurs grandes provinces dont les gouverneurs étaient en même temps chefs des troupes.

Le projet de faire de Sébastopol un grand port militaire qui fut dans la mer Noire ce que Cronstadt était dans la Baltique était poursuivi avec activité. Le ministre de la marine s’était rendu en Crimée, y précédant l’Empereur qui devait visiter les travaux de ce port. Sébastopol était en quelque sorte Malte en grand ; sa position était admirable, les vents y étant favorables non moins pour rentrée que pour la sortie des vaisseaux ; les eaux n’y gelaient pas comme à Cronstadt.

Les travaux de fortification étaient très considérables et presque terminés. Il y avait dans cette place environ vingt-cinq mille hommes toujours prêts à être embarqués et jetés sur un point quelconque, sans affaiblir les forces nécessaires pour l’intérieur. On comptait en tout deux divisions navales dans la mer Noire. L’Empereur devait assister aux évolutions de onze vaisseaux de ligne, de quatre frégates et d’un nombre considérable d’autres navires. Les bâtiments étaient beaux, mais mal montés. Ils sortaient des chantiers de Nicolaïeff, où les travaux étaient très animés.

D’importantes fortifications avaient été également exécutées sur d’autres peints de l’empire. À Kieff, comme le Dniéper ne peut, à cause des débordements, être traversé par les troupes dans toutes les saisons, on construisait un pont suspendu qui devait coûter deux millions et demi de roubles argent, dix millions de francs, et qui devait être fortifié par de formidables têtes de pont. On faisait dans tout le midi de l’empire de grands préparatifs de dépense. La flotte russe de la Baltique était composée de vingt-sept équipages, distribués entre trois divisions, dont chacune était commandée par un vice-amiral.

Choque division se subdivisait en trois brigades. La brigade, commandée par un contre-amiral, était elle-même composée de trois équipages.

Chaque équipage était réglementairement de mille hommes, qui, à terre, formaient un bataillon ayant pour chef un capitaine du premier rang il se subdivisait en quatre compagnies, dont l’effectif était pour chacune de deux cent cinquante hommes.

Un vaisseau de cent à cent vingt canons était commandé par un capitaine de premier rang qui avait sous ses ordres un capitaine de second rang, deux capitaines-lieutenants, cinq lieutenants et cinq midshipmen.

Les vaisseaux de quatre-vingt-quatre et de soixante-quatorze canons étaient commandés par des capitaines de premier rang qui avaient sous leurs ordres deux capitaines-lieutenants, quatre lieutenants et un midshipman ; l’équipage d’un vaisseau de quatre-vingt-quatre était de sept cents hommes, et celui d’un vaisseau de soixante-quatorze de six cent vingt-cinq hommes seulement.

L’équipage des frégates à voiles était de trois cent soixante-quinze hommes ; celui des corvettes ou des bricks, de cent vingt-cinq, et enfin celui des bâtiments de transport, des goélettes et des lougres, de soixante.

En outre, on embarquait sur chaque bâtiment un ou deux officiers du corps des pilotes et un ou deux officiers d’artillerie, selon leur force en canons, un commissaire, un médecin et un aumônier.

Les trois divisions de la flotte de la Baltique hivernaient, en alternant chaque année, l’une à Cronstadt, l’autre à Revel et la troisième à Sweaborg.

Les catholiques de Saint-Pétersbourg furent vivement émus de l’arrestation du prieur des dominicains de cette ville, enlevé de son couvent par le commissaire de police du quartier. Ce religieux étant Polonais, peut-être avait-il entretenu des correspondances politiques avec ses compatriotes et encouru ainsi le mécontentement des autorités russes.

Le 4 septembre 1852, à onze heures du soir, le colonel Paul, commissaire de police du Ier arrondissement de la ville, accompagné de gendarmes et d’agents de police, procéda à l’arrestation du prieur. On lui accorda une demi-heure pour prendre quelques effets et s’habiller avec des vêtements laïques. Le commissaire l’engagea à emporter de l’argent avec lui, en lui annonçant qu’il n’aurait rien à dépenser pour le voyage, mais qu’une fois arrivé à sa destination qui était encore inconnue, il ne recevrait que cinq copecks (vingt centimes) par jour pour sa nourriture. On ne lui permit pas de faire ses adieux à ses frères, et il ne put parler qu’au sous-prieur, auquel le commissaire enjoignit par ordre supérieur de remplir les fonctions de prieur jusqu’à nouvelle décision.

Les dominicains furent très effrayés de cette arrestation, disant qu’ils n’en connaissaient aucunement la cause. Ils craignaient qu’il ne leur fut plus permis à l’avenir de choisir leur prieur parmi eux, et que le gouvernement ne leur en imposât un d’office pris parmi les prêtres séculiers.

L’abbé desservant l’égtise de Malte me raconta comme cause probable de cette arrestation les faits suivants :

Les moines du couvent de Polotsk, ayant découvert dans l’église les reliques d’un frère qu’ils espéraient faire canoniser, en écrivirent au prieur de Sainte-Catherine, qui, au lieu d’en référer au ministre de l’intérieur, s’adressa directement au Saint-Père. De Rome on demanda l’envoi des documents concernant ces reliques, et le prieur de Sainte-Catherine chargea celui de Pétersbourg d’en faire la recherche et d’écrire la vie du religieux défunt. Le gouvernement impérial eut connaissance de cette affaire, et le gouverneur de Pétersbourg, arrivant à l’improviste à la bibliothèque du couvent, fit enlever tous les papiers relatifs aux reliques en question qui étaient chez le prieur et dans lesquels se trouvait aussi la correspondance du prieur de Sainte-Catherine.

Il y aurait eu aussi un motif plus grave. La véritable cause de cette rigueur aurait été la conversion d’une dame russe, Mme Aplechéef, qui s’était faite catholique grâce au zèle du prieur de Sainte-Catherine. L’Empereur s’était montré quelque temps auparavant fort irrité du changement de religion de M. Balabine, frère de l’ancien secrétaire de Russie à Paris, qui venait de se faire jésuite.

Le nombre des catholiques à Saint-Pétersbourg s’élevait à dix mille, en ne comprenant pas dans ce chiffre quinze à dix-huit cents soldats de la garnison. Il y avait autrefois un régiment presque tout entier composé de catholiques, celui d’Esthuanie ; mais le gouvernement en conçut de l’ombrage, et la plupart des soldats catholiques qui le formaient furent par suite incorporés dans d’autres régiments et remplacés par des hommes de la religion grecque.

On ne comptait dans cette ville que trois églises catholiques, toutes fort pauvres en comparaison des églises russes et ne subsistant que par les aumônes des fidèles. Les couvents catholiques étaient réduits à deux celui des dominicains et celui des pierristes ; les premiers étaient propriétaires des bâtiments qui environnaient leur monastère ; mais leur revenu était affecté à l’amortissement d’une dette contractée envers le gouvernement et qui ne devait s’éteindre que dans vingt-cinq ou trente ans, de sorte que les moines et un pensionnat de jeunes filles qui se trouvait sous leur direction étaient entièrement à la charge de la paroisse.

L’école de garçons, tenue par les pères de Saint-Dominique, n’était fréquentée que par des enfants indigents. Toutefois la paroisse y entretenait six orphelins comme pensionnaires : ils allaient ordinairement achever leurs études à l’académie catholique. Cet établissement avait quarante élèves ; ils y entraient après avoir passé leurs examens dans les séminaires et y restaient quatre ans. En quittant l’académie, on leur donnait des cours dans l’intérieur de l’empire ou des emplois de professeurs dans les séminaires ou même à l’académie.

L’église de Malte, bâtie par l’empereur Paul qui avait eu la singulière idée de se faire nommer grand maître de cet ordre, ne se trouvait pas dans une meilleure condition, bien qu’elle eut pour président le duc de Leuchtenberg, qui ne s’y rendait que très rarement et ne s’en occupait pas assez.

Malgré les promesses faites par l’Empereur au Saint-Père lors de son voyage à Rome, le sort des catholiques ne s’était pas amélioré en Russie. L’exécution des promesses faites par le souverain rencontrait des obstacles presque insurmontables par la mauvaise volonté de ceux qui étaient chargés d’exécuter ses ordres. Nicolas Ier avait d’ailleurs une aversion marquée pour le catholicisme. Il serait sans doute injuste de lui imputer tous les actes oppressifs dont les catholiques ont eu à souffrir en Russie pendant son règne ; mais ces persécutions ne se fussent pas exercées s’il avait témoigné moins d’antipathie à l’égard du catholicisme et s’il avait suivi l’exemple de son frère Alexandre, qui avait laissé vivre en paix cette Église sans lui témoigner d’hostilité.

L’oppression qui pesait sur les catholiques de Russie se faisait sentir à chaque instant et dans les moindres choses les obstacles qu’on rencontrait pour embrasser la religion catholique étaient sans nombre. Il fallait dans ce cas le consentement du ministre de l’intérieur, qui ne l’accordait à la personne qui le sollicitait qu’après que l’Église russe avait épuisé tous ses efforts pour la faire entrer ou rester dans la religion dominante.

Le but auquel on visait était l’abaissement progressif du cathoticisme dans l’empire ; on agissait toujours à cette fin. Un différend qui s’était élevé entre le vicaire et le curé de l’église Saint-Louis à Moscou en avait donné une preuve nouvelle. Le respectable Mgr Ignace Holowinski, archevêque de Mohileff, métropolitain des églises catholiques en Russie, de concert avec moi arrangea pour le mieux cette affaire. À cette occasion, il me confia ses chagrins et toutes ses souffrances

« On nous persécute aujourd’hui plus que jamais, me dit-il, non plus ouvertement comme par le passé, mais d’une manière plus continue et par conséquent plus douloureuse.

« Mes églises, mes chapelles tombent en ruine, et je ne puis y faire la moindre réparation sans l’autorisation du gouvernement, qui souvent ne me parvient, si on me l’accorde, que quand le mal est devenu irréparable.

« Je rencontre des difficultés pour l’administration des sacrements. On n’a aucun égard pour la dignité dont je suis revêtu, et lorsque le ministre m’appelle près de lui, il me fait connaître sa volonté, son heure, par le dernier de ses valets. Je suis l’objet de tous ses reproches, continua-t-il avec douleur, et dernièrement encore quand le prieur de Saint-Dominique a été arrêté injustement parce qu’il s’occupait de rassembler les matériaux nécessaires à la canonisation d’un religieux dont les restes avaient été retrouvés dans l’égtise de Polotsk, le ministre m’a très durement réprimandé en me disant que mon devoir eût été d’informer aussitôt l’Empereur de ce fait.

« Indigné d’un pareil reproche, je lui ai répondu que je n’étais pas un espion, mais l’archevêque de Mohileff !…

« Ici, les prêtres, ajoutait-il, ont l’ordre de rêvéler au gouvernement tout ce qu’ils apprennent en confession touchant les personnes de la famille impériale. Et c’est parce qu’il y a malheureusement des hommes assez peu dignes de leur saint ministère pour obéir à cette injonction que l’on a osé tenter d’exiger de moi une pareille délation. »

On vivait ainsi au jour le jour sans aucune sécurité. J’appuyais l’archevêque de Mohileff autant que me le permettaient mes fonctions : il m’en témoignait une vive reconnaissance. « Je suis non seulement de votre avis, m’écrivait-il le 5 janvier 1853 à propos d’un conflit paroissial, pour ne rien changer dans les règlements, mais je suis prêt à supporter pendant quelque temps tous les désagréments plutôt que d’admettre le plus petit changement ; car autrement il n’y a aucun espoir d’avoir la paix dans cette paroisse. Mon intervention devait être des plus discrètes. L’empereur Nicolas n’aurait jamais admis l’immixtion du représentant de la France dans une question de police intérieure en Russie.