Mes souvenirs sur Napoléon/Partie 2/Chapitre III

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Deuxième partie
Les idées et les jugements de Bonaparte
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CHAPITRE III

OPINION DE NAPOLÉON BONAPARTE
SUR LE COMMERCE, L’INDUSTRIE ET LES ARTS.


Napoléon n’aimait pas les arts, ce qui provenait peut-être de ce que la nature lui avait refusé ce tact particulier qui nous sert à en apprécier le mérite. Il était même si borné à cet égard, qu’il ne concevait pas qu’on pût s’enthousiasmer d’un tableau ou d’une statue, attendu, disait-il, que « tous étaient des copies de la nature, et qu’il n’y avait pas grand mérite à copier ou à imiter ». Néanmoins, comme il savait que son opinion à cet égard n’était pas générale, il avait l’air de s’intéresser au progrès des arts ; et, par le fait, il a fait beaucoup travailler les artistes. Ses victoires, ses monuments, sa vie fournissaient des sujets nombreux et vastes qu’il n’était pas fâché de transmettre à la postérité.

C’était par politique ou par ostentation qu’il encourageait les arts, jamais par ce sentiment qui nous fait juger une nation et son état de civilisation par les monuments et les productions du génie. Je lui ai entendu dire plusieurs fois que, de tous les objets qui l’avaient frappé dans sa vie, les pyramides d’Égypte et la taille du géant Frion étaient ceux qui l’avaient le plus étonné. C’était curieux de le voir parcourant le beau musée de sa capitale. Il était constamment impassible devant les chefs-d’œuvre de tous les âges ; il ne s’arrêtait devant aucun, et lorsqu’on fixait son attention sur quelqu’un d’entre eux, il demandait froidement : « De qui est ça ? » sans se permettre aucune observation et sans témoigner la moindre impression.

On lui avait dit que David était le premier peintre de son siècle. Il le croyait et le répétait, mais sans jamais entrer dans le moindre détail sur la nature de son talent, et sans se permettre aucune comparaison avec les autres peintres ses contemporains. On s’apercevait aisément de l’état de contrainte où il était, toutes les fois qu’il se trouvait dans ces positions, et du désir qu’il avait d’échapper le plus tôt possible à cet état de gêne.

Il est à remarquer que l’Empereur, qui n’aimait que les grandes masses, les objets gigantesques, n’ait accordé sa confiance qu’à des hommes qui se plaisaient dans les petits détails et ne pouvaient exécuter que de petites choses. Fontaine et Percier avaient sa confiance comme architectes. Sans doute, ces deux artistes sont remplis de talent, mais ils n’ont jamais su s’élever à la hauteur des grands hommes qui ont illustré leur art. À côté du beau salon de Mars, à Saint-Cloud, ils ont décoré un salon à la manière d’un café. La salle à manger du rez-de-chaussée des Tuileries a reçu les ornements d’un estaminet des boulevards. Tout cela contraste très plaisamment avec les nobles décorations du siècle de Louis XIV. Et, quoiqu’il y ait de la grâce dans les détails, de l’élégance dans les formes, on ne peut pas s’empêcher de dire que ces pompons, ces colifichets sont très déplacés dans la demeure d’un grand monarque, où tout doit respirer le grandiose. Napoléon a dépensé des sommes énormes pour les arts, et on voit à regret qu’il n’existe pas un monument qui puisse arrêter l’œil de la postérité.

À côté de Percier et de Fontaine, figure Denon, qui a eu sa part dans le choix qu’a fait l’Empereur pour élever des monuments. Il lui a confié l’érection de la colonne de la place Vendôme. Ici l’effort n’était pas grand, puisqu’il ne s’agissait que de copier la colonne Trajane. Mais tout ce qui est de lui est empreint d’une médiocrité de talent qui fait honte au dix-neuvième siècle. Au lieu d’asseoir cette colonne de bronze sur une base imposante d’un seul bloc de granit, il l’a élevée sur une base de métal dont les bas-reliefs entassés confusément rappellent un pur étalage de chaudronnier.

Le même artiste était chargé d’élever un obélisque sur le pont Neuf. Déjà la base était établie, lorsque les événements ont fait déchoir Napoléon. Ici le même travers de mesquinerie inspirait les conceptions de l’auteur. Au lieu de transporter de nos carrières une masse énorme de granit qui eût fixé les yeux de la postérité, et sur la difficulté vaincue des transports, et sur la grandeur de l’exécution, on entassait couche sur couche de petites pierres ; ce qui annonce une dépense d’argent, mais ne démontre jamais ni la force, ni le génie, ni la majesté d’une grande nation. Denon a voulu singer l’Empereur dans tous ses travers. Plein de lui-même, de simple amateur il s’est placé au rang des peintres et des architectes. Il a voulu commander et diriger des hommes qui n’étaient pas faits pour se plier à ses caprices, et il ne s’est entouré que d’une médiocrité servile d’après laquelle on jugera très mal de l’état de nos arts sous le règne de Napoléon.

L’Empereur ordonnait, mais il était indifférent sur le mode d’exécution, parce qu’il manquait de goût pour juger par lui-même, et que, ne pouvant pas apprécier le mérite d’un artiste, il était toujours disposé à croire que celui qui avait sa confiance était le meilleur.

Napoléon n’estimait point les commerçants. Il disait que le commerce dessèche l’âme, par une âpreté constante de gain, et il ajoutait que le commerçant n’a ni foi ni patrie. Cette opinion s’était naturellement formée chez lui par l’opposition constante que le commerce a manifestée à ses projets d’ambition et de conquêtes. Sous le règne de Napoléon, aucune classe de la société n’a eu plus à souffrir que le commerce, qui ne prospère que dans la paix et sous des lois fixes et protectrices. Or, Napoléon a été constamment en guerre, et ses lois variaient au gré de ses caprices, de sorte que les opérations du commerce n’ont jamais pu être calculées sur des bases solides et ont été constamment des jeux du hasard. Dans cet état de choses, il était difficile que le commerçant prît de la confiance, et c’est la raison du jugement sévère que Napoléon avait porté sur lui.

Accoutumé à tout faire plier sous ses ordres, il s’indignait de la résistance qu’opposait le commerce à ses vues. Il eût voulu le diriger au gré de ses fantaisies. Tantôt il lui prescrivait un débouché pour ses expéditions sans avoir calculé ni les dangers, ni les besoins, ni les avantages des retours ; tantôt il lui traçait une ligne à suivre pour faire arriver les produits du dehors, comme il a fait, par exemple, pour les cotons du Levant, que le commerce recevait par Vienne et qu’il assujettit à arriver par Trieste ; tantôt il désignait les seuls objets qu’il convenait d’importer et ceux qu’il fallait exporter ; en un mot, il prétendait le faire manœuvrer comme un bataillon et exigeait de lui une soumission aussi passive. Il a été même plus loin, car pendant quelque temps il désigna lui-même les seules maisons qui pouvaient expédier tel ou tel article dans tel ou tel pays, et prescrivait les objets qu’on devait importer en retour.

Napoléon ne se bornait pas à vouloir disposer ainsi arbitrairement du commerce. Comme il n’était jamais esclave ni de sa parole ni de ses décrets, il lui est arrivé souvent de contremander l’importation ou l’exportation d’un article, sous le spécieux prétexte que les Anglais en avaient besoin. Je l’ai vu, plusieurs fois, faire donner des ordres pour qu’on n’exportât pas tel et tel article dont il avait permis la sortie, parce qu’il venait de lire dans les papiers anglais qu’on voyait avec plaisir que l’Empereur laissât sortir cet objet. L’armateur se voyait alors obligé de refaire sa cargaison à grands frais et d’éprouver des pertes considérables sur les premiers objets de ses spéculations.

En suivant un système aussi contraire aux intérêts du commerce, aurait-il dû être étonné d’être un objet d’horreur aux yeux des commerçants ? Sans doute, le négociant sait faire le sacrifice de sa fortune et de son travail lorsque l’honneur ou l’intérêt de la nation commandent une guerre ; mais dans le cas où l’ambition insatiable d’un chef, dans le cas où le caprice lui commande des mesures absurdes et contraires à ses intérêts, alors il reprend toute sa dignité, il oppose de la résistance et voue la haine et le mépris à l’homme qui abuse de son pouvoir.

L’Empereur n’avait jamais réfléchi sur la nature et l’importance des relations commerciales. Il ne savait pas que tout y est calcul et convenance, et qu’il n’y a pas une opération qui ne demande la plus grande liberté pour celui qui la fait. Il ne savait pas que les besoins d’une place appellent les ressources d’une autre, que la différence des prix détermine seule les achats, et que le commerçant, avant de faire une opération, doit avoir soumis tout au calcul. D’après cela, aucune force étrangère ne doit ni s’immiscer dans son entreprise, ni l’entraver.

Napoléon était loin de rapporter la haine que lui avait vouée le commerce aux raisons que nous venons de déduire. Il y a plus : il croyait sincèrement le servir par ces mesures vexatoires ; il croyait même l’éclairer et avait la sotte prétention de se persuader qu’il lui donnait une diversion avantageuse à ses intérêts. Ne pouvant se faire illusion sur la misère qui accablait les villes maritimes, il en appelait à un avenir plus heureux qu’il disait préparer, et regardait ces calamités comme passagères.

On sera sans doute étonné de la persévérance qu’il a mise à maintenir des principes et un système si contraires aux vrais intérêts du commerce ; mais on le sera encore plus lorsqu’on saura qu’il a persisté, malgré toutes les observations qu’on lui a faites à cet égard, et qu’un mois avant sa chute, dans le moment où l’Europe s’ébranlait pour conquérir la France, il a repoussé avec obstination une déclaration sage que je lui avais soumise pour annoncer aux neutres et aux alliés que les relations commerciales continueraient avec eux comme en temps de paix.


Napoléon avait des idées un peu plus exactes de l’industrie manufacturière. Sous le rapport de l’utilité, il la plaçait immédiatement après l’industrie agricole. Il disait souvent que le commerçant ne faisait que déplacer les objets, mais que le manufacturier les mettait en œuvre. Il ajoutait que le commerçant, avec le secours de deux ou trois commis, faisait pour un million d’affaires, et que le manufacturier nourrissait cinq à six cents familles en opérant avec une somme égale. Il croyait que les manufactures exigeaient plus de talent, parce que, outre l’achat et la vente, à quoi se bornent les opérations du commerçant, le manufacturier était tenu de perfectionner ses produits, d’étudier le goût du consommateur et de varier à chaque moment sa fabrication.

On ne peut pas disconvenir que Napoléon n’ait rendu de grands services à l’industrie. C’est sous son règne qu’elle a atteint ce degré de prospérité où elle est aujourd’hui. C’est sous son règne qu’on s’est affranchi du tribut que nous avions payé jusque-là à l’étranger. C’est sous son règne qu’on a vu, pour la première fois, tous nos produits industriels rivaliser sur tous les marchés de l’Europe, pour le prix et la qualité, avec ceux des nations les plus éclairées en ce genre. Ces progrès rapides de l’industrie sont dus principalement à la prohibition dont il avait frappé les produits étrangers et à la sévère vigilance avec laquelle on les repoussait. Alors, les fabriques ont pu s’établir sans craindre la concurrence ; elles ont été assurées du débit de leurs produits, quoique de qualité inférieure dans le principe. Peu à peu, elles se sont perfectionnées, et enfin elles sont arrivées, en très peu de temps, à faire aussi bien que les étrangers. Si Bonaparte avait écouté les plaintes du consommateur ou des préjugés publics, nos fabriques seraient encore dans l’état d’imperfection où il les a trouvées.

Je ne puis pas taire qu’un motif puissant, son aversion pour les Anglais et le désir de nuire à leur industrie, n’ait contribué pour beaucoup à lui faire adopter ces mesures ; mais quel qu’ait été son motif, l’effet n’en a pas été moins favorable à notre industrie, et la seule fabrication des tissus de coton est devenue pour nous un commerce de deux à trois cents millions.

Mais il était dans la destinée de Napoléon d’altérer, sous quelques rapports, le bien qu’il faisait. À peine a-t-il vu prospérer ses fabriques qu’il s’est hâté de mettre un droit énorme sur l’entrée du coton. Ce droit était plus fort que la valeur mercantile de cette matière. Il s’était créé par ce moyen un impôt de trente à quarante millions. Le résultat était sans doute évident, puisqu’on ne pouvait plus concourir sur les marchés étrangers pour la vente des produits. Mais comme la consommation intérieure en est énorme, les fabriques ont continué à prospérer.

Ce système de prohibition, qui a été généralement appliqué à tous les objets de fabrique étrangère, a donné à nos manufactures un tel développement et amené une si grande perfection dans les produits, qu’il est peu d’objets dans la fabrication desquels nous soyons inférieurs aux Anglais, et qu’il en est un grand nombre pour lesquels nous sommes supérieurs. C’est ainsi qu’en peu de temps nous avons rivalisé pour tous les objets de quincaillerie, et que nous sommes parvenus à imiter parfaitement les toiles blanches et les nankins des Indes. Cette dernière fabrication était devenue pour nous un objet de quinze à seize cent mille pièces dans les seuls départements de la Seine-Inférieure, de la Somme, de l’Ain et du Nord, au moment où la loi de 1814 est venue rouvrir la porte aux nankins des Indes et a étouffé dans nos mains cette belle branche de produits.

L’Empereur ne s’est jamais fait illusion sur le danger d’admettre dans la consommation les produits étrangers en concurrence des produits de notre industrie. Il sentait que, lors même que nous aurions de la supériorité sur la qualité ou le prix, cette concurrence nous serait funeste, d’abord parce que la concurrence fait baisser les prix, et en second lieu parce que nos fabriques naissantes ne pourraient pas lutter longtemps contre celles de l’étranger.

En effet, chez nous, les capitaux employés à l’établissement ne sont pas rentrés ; le fabricant est forcé de trouver dans ses bénéfices l’intérêt de sa mise de fonds et l’intérêt de ses dépenses journalières de fabrication, tandis que le fabricant anglais, qui est rentré dans ses capitaux, peut se contenter, pour quelque temps, des bénéfices de la fabrication. D’ailleurs, le fabricant étranger trouve des ressources dans son gouvernement, lorsqu’il s’agit de porter atteinte à une branche d’industrie étrangère, tandis que le manufacturier français est toujours livré à ses propres forces.

C’est en partant de ces idées que Napoléon était ennemi de tout traité de commerce. Il pensait avec raison qu’une grande nation ne peut avoir pour traité avec les autres puissances qu’un bon système de douanes. Elle doit le présenter aux puissances comme la condition à laquelle elle laissera entrer et sortir les marchandises. Elle peut alors exiger qu’on la traite à l’égal des autres puissances et menacer de justes représailles, si elles en favorisent une à son détriment. Ainsi l’Angleterre serait tenue de recevoir nos vins aux mêmes conditions que ceux du Portugal, ou nous pourrions avec justice imposer ses produits coloniaux au-dessus de ceux des autres puissances.

D’ailleurs, un traité de commerce qui accorde des avantages à une nation au préjudice d’une autre, excite le mécontentement de cette dernière et diminue ses relations.

Il est encore un point de vue sous lequel on peut envisager les traités de commerce, c’est qu’à peine sont-ils mis à exécution que l’une des parties contractantes s’aperçoit qu’elle a été lésée ; dès lors elle tâche d’éluder l’exécution du traité, et les deux nations finissent toujours par s’engager dans une guerre.

L’Empereur avait une prédilection marquée pour la fabrique de Lyon. Il y prenait le plus vif intérêt, et lorsque les événements ralentissaient cette précieuse branche de notre industrie, il ne négligeait rien pour venir à son secours. On l’a vu, dans les époques de crise, forcer les vaisseaux qui abordaient dans un port, à prendre un quart en tissus de Lyon pour leur chargement en retour.

Pendant une année où le commerce et l’industrie étaient dans une stagnation complète, il était alarmé de l’oisiveté à laquelle étaient condamnés les ouvriers, surtout ceux du faubourg Saint-Antoine et de Lyon. Il m’envoya chercher et me dit :

« L’ouvrier manque de travail, il est alors à la merci de tous les intrigants ; on peut le soulever : je crains ces insurrections fondées sur un manque de pain ; je craindrais moins une bataille contre deux cent mille hommes. Quelles seraient vos idées pour donner du travail aux ouvriers et ranimer les fabriques ?

« — Je suis, comme vous, affecté de la détresse du commerce, et je vais vous dire franchement mon opinion. L’ouvrier manque de travail ; il faut lui en donner. Le fabricant a ses magasins pleins de marchandises qu’il ne peut pas vendre ; il faut lui prêter secours pour l’aider à payer ses engagements et lui fournir les moyens d’entretenir ses ouvriers.

« Pour remplir ce double but, voici ce que je vous propose. On réunira dans le faubourg Saint-Antoine le maire, le juge de paix, les premiers fabricants dans les principaux genres ; on leur fera distribuer des commandes de meubles et autres objets pour six millions.

« Vous enverrez à Lyon un homme intelligent qui commandera des étoffes de meubles pour six millions, et donnera le dessin de chaque étoffe, afin qu’on ne lui vende pas des objets fabriqués, car votre but est de donner du travail. »

Napoléon me demanda ce qu’il ferait de ces meubles et de ces étoffes. Je lui répondis qu’il les installerait au Palais-Royal et les tirerait de là pour meubler ses châteaux.

Tout fut exécuté, et, à l’époque de la Restauration, il y avait encore le plus grand nombre de ces objets au Palais-Royal.

Quant aux fabricants, je lui conseillai de prêter trente ou quarante millions aux principaux, avec l’engagement de ne pas fermer leurs ateliers.

Napoléon dépensa soixante-deux millions pour calmer cette crise ; il prêta jusqu’à la somme de cinq millions à des fabricants tels que Gros d’Avillers et Richard Lenoir. La crise se calma.

L’Empereur sentait si bien le besoin des sacrifices dans cette circonstance, qu’il m’est arrivé plusieurs fois de lui exposer la détresse de quelques fabricants, et que jamais il n’a refusé l’appui que je lui demandais.

Napoléon m’a dit plusieurs fois qu’il craignait les insurrections des peuples, lorsqu’elles étaient amenées par le manque de travail, tandis qu’il n’avait jamais redouté les insurrections politiques, parce qu’alors on peut mitrailler sans pitié, et qu’avec douze cents hommes bien conduits et quatre pièces de canon, il ferait rentrer tout Paris dans ses boutiques, comme il l’avait fait le 13 vendémiaire.

On peut donc dire, à la louange de Napoléon, qu’il ne s’est jamais refusé à accorder des encouragements pour faire prospérer un genre quelconque d’industrie. Il suffisait, à cet égard, de lui en faire sentir l’utilité pour obtenir tous les sacrifices possibles. Ainsi, par un système bien combiné, d’un côté, la prohibition des produits étrangers, et, de l’autre, les encouragements pour le perfectionnement des produits de notre industrie, il est parvenu à porter les fabriques françaises au plus haut degré de perfection.

Une vérité qui sera contestée par des hommes prévenus, mais qui n’en est pas moins une vérité aux yeux des gens éclairés et libres de préjugés, c’est que si la chute de Napoléon avait été retardée de deux ans, la France était à jamais affranchie du tribut qu’elle paye au nouveau monde pour ce qui regarde le sucre et l’indigo. Et la France eût été approvisionnée de ces deux produits importants par son sol et son industrie, sans éprouver aucune différence ni dans les prix ni dans la qualité de ces objets d’une grande consommation.

Quoique Napoléon eût l’esprit très réglementaire, il a été constamment détourné de la propension qu’il avait à donner des règlements aux fabriques. Cette manie réglementaire est généralement le partage des hommes qui n’ont aucune connaissance de l’industrie, ou des vieux fabricants qui, au lieu de rapporter la chute de leurs établissements au peu de soin qu’ils ont eu de suivre les progrès de leur art, sont toujours restés attachés à leurs anciens procédés. Ces hommes ne voient pas que les règlements arrêtent la fabrique au degré où elle se trouve, et ne lui permettent plus de se plier au goût du consommateur, ni de suivre le progrès des lumières. Ils ne voient pas que les règlements rendent la science de la fabrication stationnaire, tandis qu’elle se perfectionne chaque jour dans les pays où ces entraves n’existent pas. Toutes les fois que l’Empereur parlait des règlements, on le détournait de l’idée d’en donner, en lui présentant le tableau des progrès qu’avait faits, sous son règne, l’art de filer, de tisser et d’imprimer les cotons sans qu’il fût assujetti à aucun règlement, et en lui observant qu’on en serait encore aux essais très imparfaits de 1789, si on avait donné des entraves au génie.

Il inclinait beaucoup moins à rétablir les corporations, parce qu’il les croyait dangereuses pour la paix et l’affermissement de son autorité. Je lui ai souvent reproduit une idée qui l’avait frappé, c’est que l’établissement des corporations était une institution purement aristocratique, et qui n’avait été créée que comme une mesure fiscale dans tous les moments de détresse où s’était trouvé le gouvernement français.

De sorte que, sous son règne, l’industrie a joui de la plus grande liberté, et c’est à cette liberté et aux prohibitions qu’elle a dû ses progrès et sa prospérité.


L’Empereur plaçait l’agriculture au premier rang parmi les arts utiles. Il n’avait cependant aucune connaissance sur cette partie. Il était même, à ce sujet, d’une ignorance qui dépasse les bornes. Un séjour de quelques jours à la campagne donne des notions plus étendues que celles qu’il avait à cet égard. Il n’a jamais conçu, par exemple, que les prairies artificielles ne prissent pas la place du blé. Et on avait beau lui dire qu’avec des prairies artificielles on a des fourrages, qu’avec des fourrages on a des bestiaux, qu’avec des bestiaux on a des engrais, et qu’avec des engrais on triple le produit des champs, il ne voyait, lui, que la place du blé occupée par les prairies artificielles. Il lui est échappé de dire plusieurs fois, tant il allait loin dans cette fausse route, qu’il était tenté de défendre la culture en prairies artificielles. Mais comme il n’avait que du vague sur ces matières, il n’a jamais osé prendre une résolution à cet égard.

Napoléon craignait le peuple. Il redoutait les insurrections, et c’est cette crainte qui le jetait constamment dans de fausses mesures. Il avait pour principe que le blé doit être à très bas prix, parce que les émeutes proviennent presque toujours de la cherté ou de la rareté du pain. En conséquence, il ne permettait l’exportation des grains que lorsque l’agriculteur menaçait de ne plus cultiver. On n’est jamais parvenu à lui faire entendre que, le prix de tous les objets de consommation ayant augmenté d’un tiers ou de moitié depuis la Révolution, il était naturel que le blé suivît cette progression. Il ne sentait pas que l’aisance pour les hommes des champs fait la richesse d’un État, parce qu’alors ils consomment les produits des fabriques qu’ils peuvent acheter ; alors ils payent gaiement leurs impositions ; alors ils améliorent leur domaine ; alors ils donnent du travail au mercenaire. Non, il voulait que le blé fût à bas prix, et il desséchait dans sa source la prospérité publique.

Dans les deux périodes de disette qui se sont présentées pendant son règne, on l’a vu employer tous les moyens capables de l’aggraver. Toujours fidèle à son principe, mais alors ne s’occupant guère que du sort de la capitale, tantôt il forçait les boulangers à donner le pain au-dessous de ce qu’il leur coûtait, tantôt il achetait des grains qu’il leur donnait à perte pour pouvoir fournir le pain au cours qu’il avait arrêté. Dans le premier cas, la police n’avait pas assez de force pour contraindre les malheureux à consommer leur ruine ; dans le second, la différence des prix en dehors et au dedans des barrières déterminait la sortie d’une énorme quantité de pain, de sorte qu’au lieu de dix-huit cents sacs de farine nécessaires à l’approvisionnement journalier de Paris, il fallait en fournir trois ou quatre mille.

Un des plus grands défauts de Napoléon était de prendre constamment la place du commerce dans les moments difficiles et de croire que ses mesures d’administration pouvaient y suppléer. Il fallait toute son activité, toute sa sévérité pour se tirer des embarras dans lesquels il se jetait, chaque jour, par ces fausses mesures.

Ce système de ruine pour les campagnes, joint à celui des réquisitions et de la conscription, aurait dû faire abhorrer l’Empereur du paysan. Mais on se trompe. Ses plus chauds partisans étaient là, parce qu’il les rassurait sur le retour des dîmes, des droits féodaux, de la restitution des biens des émigrés et de l’oppression des seigneurs.