Mes souvenirs sur Napoléon/Partie 3/Chapitre III

La bibliothèque libre.
Troisième partie
Le caractère intime de Bonaparte, sa police
◄  Chapitre II Chapitre III Liste des ouvrages
de Chaptal
  ►


CHAPITRE III

DE LA POLICE DE BONAPARTE.


Comme Bonaparte était naturellement soupçonneux et défiant, il couvrait la France d’espions, et il croyait à leurs rapports avec la même bonne foi qu’un vieux prêtre croit à l’Évangile. Chaque jour amenait de nouvelles dénonciations ; chaque jour faisait éclore de prétendues conspirations, et on le voyait retirer sa confiance aux uns et jeter les autres dans les cachots, sans que jamais on pût en connaître le motif.

Outre le ministre et le préfet de la police, il avait trois directeurs généraux de police, qui résidaient à Paris et qui avaient la surveillance sur les départements, divisés en arrondissements. Il existait des commissaires généraux de police dans toutes les grandes villes et des commissaires spéciaux dans toutes les autres. Ce grand nombre d’agents, qui remplissaient chaque jour leur bulletin de tous les on dit des cafés, semaient l’alarme partout. Aucun citoyen ne pouvait se flatter de ne pas être arrêté et compromis. Et les administrateurs, qui n’étaient pas à l’abri des dénonciations, avaient en tout une marche timide. C’était presque toujours à de jeunes gens qu’on confiait ces fonctions importantes, de sorte que l’habitude des délations desséchait de bonne heure ces jeunes cœurs, qui bientôt n’étaient accessibles à aucun sentiment généreux. C’était presque toujours sur leurs rapports qu’on destituait les administrateurs, qu’on enfermait des citoyens paisibles, etc.

Indépendamment de cette police, l’Empereur en avait de plus redoutables encore. La gendarmerie était chargée de transmettre chaque jour à l’inspecteur général, à Paris, un bulletin pour faire connaître la situation de chaque partie de la France, et les gendarmes ne consultaient souvent que leurs ressentiments ou des propos de cabaret, qui compromettaient par des délations faciles le repos des citoyens et la tranquillité des villes.

À toutes ces polices venait se joindre celle des aides de camp et des généraux qui composaient la garde de Napoléon. Cette police était la plus dangereuse de toutes pour les personnes de la Cour et les principaux agents de l’administration, parce qu’elle était confiée à des hommes dévoués qui dénaturaient tout, empoisonnaient tout, et présentaient comme criminels tous ceux qui n’étaient pas lâchement adorateurs de leur idole.

Tout cet échafaudage de police ne suffisait pas encore à Napoléon. Il avait chargé plusieurs personnes de lui rendre compte de tout ce qui se passait parmi les savants, les commerçants, les militaires, et cette correspondance lui arrivait à Moscou comme aux Tuileries. Mme de Genlis, Fiévée, Regnaud de Saint-Jean d’Angély étaient ses correspondants et pensionnés comme tels.

Comme Napoléon ajoutait une foi entière à toutes ces délations, les préventions se formaient, les arrestations se faisaient, les destitutions s’opéraient sans qu’il fût jamais possible d’en connaître la cause. Aussi, dans les derniers temps, les destitutions étaient un titre de gloire pour ceux qui en étaient l’objet, et rien n’annonce à un plus haut degré le peu d’estime qu’on a pour un souverain.

Napoléon aimait beaucoup les commérages. Plusieurs de ses agents intimes le tenaient au courant des anecdotes scandaleuses de la ville et de la Cour, et c’était encore dans ces sources impures qu’il puisait les préventions qu’il prenait contre quelques personnes.

Il avait toujours regardé le célèbre Humboldt comme un espion de la Prusse. Il lui a demandé cent fois son nom, quoiqu’il le connût parfaitement ; il ne lui a jamais parlé.

Il ordonna un jour à Savary, ministre de la police, de le faire sortir de Paris dans les vingt-quatre heures. L’ordre fut transmis à Humboldt, qui sur-le-champ vint me prier de parler à l’Empereur ; je me rendis à la soirée de Napoléon aux Tuileries ; selon son usage, l’Empereur me prit à part pour causer avec moi.

« Qu’y a-t-il de nouveau dans les sciences ? » me dit-il.

« — Rien, lui répondis-je, et si M. de Humboldt n’imprimait ses voyages dans l’Amérique méridionale, nous serions dans une stagnation complète. »

« — Ces ouvrages sont donc bien importants, bien importants ? » repartit-il.

« — Ils ne sauraient l’être davantage, ajoutai-je. M. de Humboldt possède toutes les sciences, et lorsqu’il voyage, c’est toute l’Académie des sciences qui marche. On ne peut que s’étonner de ce que, dans trois ans, il a pu recueillir tous les matériaux qu’il met en œuvre à Paris. Et puis, il a adopté notre patrie. Il publie dans notre langue, il emploie nos graveurs, nos dessinateurs, nos imprimeurs. »

« — Ne s’occupe-t-il pas aussi de politique ? »

« — Sa réputation l’a lié avec tous les étrangers, qui le recherchent, mais je ne l’ai jamais vu s’entretenir que de sciences. »

« — Vous le croyez donc bien nécessaire à la France ? »

« — Ce serait un deuil général s’il venait à nous quitter. »

Napoléon appelle Savary et lui ordonne de ne pas mettre à exécution l’ordre qu’il lui avait transmis le matin. Si j’avais eu l’air de connaître la mesure qu’il avait prise et que je lui en eusse parlé, je n’aurais rien obtenu.


Napoléon a toujours cru pouvoir former l’opinion publique et diriger l’esprit public par les journaux et les spectacles. Aussi avait-il soumis les uns et les autres à la censure la plus rigide ; non seulement on exerçait la censure sur les pièces nouvelles, mais on donnait des sujets à traiter à des littérateurs estimables. Et c’est ainsi qu’on a fait composer le Triomphe de Trajan par Esménard, et les tragédies d’Hector et de Tippo-Saïb par Luce de Lancival et Jouy. On allait même plus loin : on faisait mutiler les tragédies de Corneille par Esménard, ou pour en effacer quelques traits dont on redoutait l’application, ou pour y intercaler quelque sentence à la louange de Bonaparte. On salariait trois ou quatre poètes, tels que Baour-Lormian, Treneuil, d’Avrigny, Esménard, Étienne, etc., pour chanter, à jour fixe, les exploits du héros et les principaux événements de son règne. Napoléon était tellement ombrageux, il redoutait à un tel point les applications qu’on pouvait lui faire dans la plupart des pièces du Théâtre-Français, qu’il commença par en retirer plusieurs du répertoire, telles que Mérope, la Mort de César, etc., et il ne permit la représentation de quelques tragédies de Corneille qu’après les avoir fait mutiler. Une observation qui n’a pas pu échapper aux hommes capables de juger ses actions, c’est qu’il a constamment prohibé les pièces où il s’agissait de l’usurpation d’un trône, de la punition d’un tyran ou de quelque allusion à la maison de Bourbon. Sa rage contre les Anglais l’avait porté à proscrire tout ce qui rappelait une victoire sur la France, tel que le siège de Calais ou quelque acte de vertu, même privée.

Les divers événements de son règne amenaient chaque jour des changements dans le répertoire des théâtres. Le fameux procès du général Moreau avait soulevé d’indignation l’opinion publique contre Napoléon, et le parterre applaudissait avec transport tous les passages des tragédies et comédies qui avaient quelque rapport avec la position malheureuse de ce général estimé. Comme ces scènes se renouvelaient tous les jours, tous les jours on ôtait une ou deux pièces du répertoire. En trois semaines, on en était arrivé à ne pouvoir plus produire que la tragédie de Phèdre. Le malin public y trouva bientôt des applications qui lui avaient échappé jusque-là. Et il se dédommageait amplement de ses privations en applaudissant avec transport les vers suivants :


Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur.
Un seul jour ne fait pas d’un homme vertueux
Un perfide assassin, un lâche incestueux.


La pièce fut supprimée, et le Théâtre-Français eût été fermé si le procès avait duré plus longtemps.

Dans la Campagne de 1814, il fit défendre la représentation du tableau parlant, parce qu’on lui rapporta que le public applaudissait l’ariette :


Et vous aviez, pour faire des conquêtes,
Et vous aviez ce que vous n’avez plus.


Je ne puis me refuser au besoin de rapporter une anecdote qui peint d’un trait l’esprit soupçonneux et inquiet de Napoléon, et l’importance qu’il mettait à une représentation théâtrale.

M. Dupaty avait donné à Feydeau une petite pièce en un acte. Cette pièce était passée à la censure sans modification. Dans une scène, deux portiers se prennent de dispute, l’un d’eux provoque l’autre en lui disant : « Sais-tu bien que j’ai servi ? » Son camarade lui répond : « Et moi, je sers encore. » Napoléon crut voir dans ce jeu de mots une insulte à l’armée. Le lendemain, à huit heures, il mande le ministre de l’intérieur et celui de la police, qui le trouvent dans les fureurs d’Oreste. Il les insulte, crie au scandale, rien ne peut le calmer. Il prononce de suite l’exil de Dupaty pour les colonies. Il chasse, par décret, Campenon des bureaux du ministère de l’intérieur, parce qu’il avait été censeur de la pièce. Il ordonne au ministre de la police de vérifier sur-le-champ si les acteurs n’ont pas pris les costumes des sénateurs ou conseillers d’État pour cette représentation, en déclarant que si cela était, il leur ferait couper les oreilles à la garde montante. Comme ces prétendus costumes se trouvèrent d’anciens habits du magasin, les comédiens conservèrent leurs oreilles ; mais Dupaty fut embarqué à Brest, et Campenon perdit sa place.

Cette anecdote m’en rappelle une seconde qui remonte à la deuxième année de son consulat, ce qui prouve que ces principes étaient depuis longtemps dans sa politique. Lorsqu’il réunit à Lyon la consulte d’Italie, je fus chargé de donner des ordres à Talma et à Mlle Raucourt, pour qu’ils vinssent jouer la tragédie. On débuta par Mérope, et le premier Consul fut applaudi à ce vers :


Le premier qui fut roi fut un soldat heureux.


Ces applaudissements ne furent pas du goût du premier Consul, et je m’en aperçus à l’air froid avec lequel il les reçut. Rentré chez lui après la représentation, il me demanda brusquement pourquoi j’avais fait choix de cette pièce.

« C’est, lui répondis-je, parce que c’est la seule pour laquelle les acteurs de Lyon fussent prêts.

« — Il valait mieux différer de quelques jours. Je ne veux pas qu’on joue cette pièce, ni ici ni à Paris. Qu’est-ce que cette sentence populaire : Le premier qui fut roi fut un soldat heureux ? L’homme qui s’élève au trône est le premier homme de son siècle. Il n’y a pas là du bonheur, il y a du mérite d’une part et de la reconnaissance de l’autre. Et puis, répliqua-t-il, que signifient ces tirades contre Poliphonte qui se conduit en homme d’honneur envers Mérope ? Pourquoi le faire égorger ? Quels motifs ? Seul, il fait son devoir, les autres sont des assassins. Je ne veux pas, répéta-t-il, qu’on rejoue cette pièce. »

Napoléon marquait souvent son étonnement de ce que nos littérateurs ne produisaient plus aucune pièce d’un grand mérite, et il ne voyait pas qu’il avait tellement rétréci le cercle, qu’il n’y avait plus moyen de donner carrière au talent. Il jugeait tout avec ses passions, et ce n’était point le mérite d’une belle conception, ni le talent d’une saine littérature qui le séduisaient. C’étaient toujours des sentiments analogues aux siens qu’il eût voulu qu’on exprimât. Heureusement, peu de poètes pouvaient se plier à ses goûts.

La rigueur dont Bonaparte donnait l’exemple était encore exagérée par les fonctionnaires qu’il avait préposés à l’examen des ouvrages.

J’ai eu un chef de bureau, au ministère de l’intérieur, qui n’avait d’autres fonctions à remplir que de censurer les pièces qu’on présentait à nos théâtres ; il était d’une sévérité extrême, et ses jugements lui étaient constamment dictés non par rapport aux mœurs ou à la morale, mais par des considérations qui lui étaient personnelles. Il s’établit un jour un débat très sérieux entre ce censeur et l’auteur d’une comédie qui plaisantait sur les mœurs des Anglais ; le censeur exigeait que l’auteur supprimât tout ce qui était relatif aux Anglais ; celui-ci s’y refusait, et, après une discussion très animée, il fut résolu que la pièce serait soumise à mon tribunal. Les parties furent invitées à se rendre dans mon cabinet, je pris connaissance de la comédie, j’entendis les parties et je me prononçai contre M. Félix Nogaret (c’était le nom du censeur). Ce vieillard, d’ailleurs très respectable, en versa des larmes ; j’essayai de le calmer, mais, pour toute raison, il me répondit ces mots : « Vous jugez bien à votre aise, vous, monsieur le ministre ; mais ce pauvre Félix Nogaret est perdu, il ne lui reste qu’à se cacher. — Et pourquoi donc ? lui dis-je. — Pourquoi ? répliqua-t-il. Parce que l’Angleterre et la France feront un jour la paix, que l’Angleterre demandera une réparation, et que, par un article secret, je serai sacrifié en holocauste. »

Dans une autre circonstance, Félix Nogaret vint me confier mystérieusement que, dans une comédie en vers qu’il avait à son examen, il y avait un valet qu’on appelait Dubois. « Eh bien, lui dis-je, c’est un nom de convention, et rien de plus commun au théâtre. — Fort bien, dit-il, mais alors le préfet de police ne portait pas ce nom ; et, tout bien réfléchi, je n’approuverai qu’autant qu’on en substituera un autre ; je ne veux pas me brouiller avec la police. Il y aura cent deux vers à refaire, mais n’importe. — C’est bien sévère, monsieur Nogaret, lui répliquai-je ; mais je vais vous proposer un expédient. Comme les valets tiennent peu à leur nom, et que les poètes tiennent beaucoup à leurs vers, remplacez Dubois par d’Herbois, et personne ne se plaindra. » Il accepta de grand cœur et avoua que, sans moi, il ne se serait jamais tiré de ce mauvais pas.

Ce pauvre Nogaret était tellement entiché de l’importance et de la dignité des fonctions qu’il remplissait au ministère de l’intérieur, qu’il disait sérieusement (ce sont ses expressions) qu’on lui avait confié la clef des bonnes mœurs et de la morale publique.


Napoléon exerçait une police au moins aussi sévère sur les journaux que sur les théâtres. La plus légère réflexion sur un acte du gouvernement était taxée de crime. Une nouvelle indifférente alarmait sa censure. En un mot, les journalistes n’imprimaient et ne pensaient que par la police.

L’Empereur, jaloux des bénéfices que produisaient quelques journaux accrédités, finit par dépouiller les auteurs de leur propriété, et la partagea en actions aux personnes de la Cour, de manière qu’elles devinrent responsables, et les journaux perdirent, par cet acte d’injustice, le peu de liberté qu’ils avaient conservé jusque-là.

Napoléon se servait lui-même des journaux pour faire la guerre à ses ennemis, surtout aux Anglais. Il rédigeait personnellement toutes les notes qu’on insérait dans le Moniteur, en réponse aux diatribes ou aux assertions qu’on publiait dans les gazettes anglaises. Lorsqu’il avait publié une note, il croyait avoir convaincu. On se rappelle que la plupart de ces notes n’étaient ni des modèles de décence, ni des exemples de bonne littérature ; mais nulle part il n’a mieux imprimé le cachet de son caractère et de son genre de talent.




Les Souvenirs s’arrêtent brusquement sur cette fin de chapitre, comme une causerie qui s’interrompt. Cette manière si simple de laisser tomber de lui-même le récit, sans le rehausser par aucun artifice de style, montre une fois de plus, chez celui qui nous l’a transmis, une volonté bien précise d’écrire pour ainsi dire au courant de sa mémoire. Évidemment préoccupé d’éviter les entraves littéraires, Chaptal a laissé sa plume suivre l’entraînement de sa pensée, et si leur forme hâtive donne à ces pages le caractère de notes plutôt que d’une composition méthodique, elles nous ont paru d’autant plus sincères et plus convaincues. C’est ce qui fait leur valeur et c’est pourquoi nous les avons jugées dignes d’être présentées au public.