Mes vacances au Congo/Chapitre II

La bibliothèque libre.

II

Les plaisirs écorchants. — Alliés en Afrique comme en Europe. — L’appel à Dieu dans la nuit.
25 juillet 1922.
Au large des côtes marocaines.

Voici notre cinquième jour de mer. C’est un grand repos. Melchior de Vogüé disait qu’une croisière vaut une retraite. De fait, on peut trouver à bord tous les éléments d’une excellente cure thérapeutique et même morale. Encore faut-il veiller à ne pas se laisser accaparer par des conventions et des frivolités où le snobisme prend sa large part. Le mot fameux de Palmerston : que la vie serait supportable sans ses plaisirs, est vrai de la vie en société, aussi bien sur l’eau que sur le plancher des vaches.

J’ai souvenir d’un voyage par mer accompli il y a quelque quinze ans, entre Naples et Anvers, à bord d’un steamer du « Nordeutsche Lloyd », dans des circonstances de deuil qui faisaient pour moi de cette traversée une épreuve singulièrement cruelle. À partir de l’escale de Gênes, tous les voyageurs d’importance ayant débarqué, — le bateau venait d’Extrême-Orient, et nous étions en novembre, — je me trouvai seul voyageur de première classe à bord. Seul, je me trompe. Du « promenade-deck » au salon, du fumoir à la « speizsaal », j’étais poursuivi par les flonsflons d’un impitoyable orchestre qui me servait, à jet continu, tout le répertoire des Strauss et des sous-Strauss. Dans tous les couloirs, au pied de tous les escaliers, de solennels « stewards » se mettaient au port d’arme à mon approche. À chaque repas, un maître d’hôtel stylé et gourmé présentait à mon choix un interminable menu, luxueusement imprimé et orné d’aimables fioritures. Bien plus, un journal quotidien m’était remis chaque matin en son unique exemplaire. Il me parut que tant d’embarras étaient pour le moins inutiles, d’autant qu’ils s’accordaient très mal avec mon humeur du moment. Ayant donc demandé audience au capitaine, qui ne descendait jamais de sa dunette, je sollicitai la faveur d’être délivré de la musique, des « stewards » galonnés, du journal imprimé et du reste ; les services d’un seul homme pouvaient me suffire. Hélas ! ma requête n’eut aucun succès. Le capitaine me répondit que rien ne pouvait être changé à ces rites quotidiens et à tout ce décor, quand bien même il n’y aurait pas le moindre passager à bord. Ainsi le prescrivaient les règlements. Ainsi l’exigeait aussi, m’expliqua-t-il, le sentiment d’une discipline méthodiquement allemande : à quoi employer ces musiciens, si leurs instruments devaient être condamnés au silence ? À quoi occuper tout ce personnel abondant et varié, dont l’oisiveté, mère de tous les vices, ne manquerait pas d’éveiller les mauvais instincts ? Avec ou sans clients, le programme devait être exécuté ponctuellement chaque jour, jusqu’à destination. Il fallut bien m’incliner.

Pour obéir à une tout autre mentalité, les règlements à bord des steamers britanniques comportent, eux aussi, leurs exigences inéluctables. Mais quelle admirable connaissance s’y réflète de la vie de voyage et de mer, et quel souci d’entreprendre sur la liberté de chacun que pour réaliser l’avantage du plus grand nombre ! À tout prendre, cette musique, ces parties de sport et ces parties de danse sur le pont, ces paris sur la marche du navire, il faut y voir autant de remèdes destinés à prévenir ou à chasser le « cafard » des longues traversées. Il faut donc s’en accommoder. Il faut surtout y ajouter par le charme ou l’intérêt des rencontres faites à bord et des conversations à cœur ouvert.

* * *

Parmi les passagers, voici un amiral en congé, qui, en guise de vacances, fait son périple d’Afrique, mais en simple touriste. Voici des officiers et des fonctionnaires du service colonial qui ont combattu ou travaillé pour l’Empire à peu près sous toutes les latitudes et longitudes.

Voici des familles de colons qui s’en retournent au Natal ou en Rhodésie après un séjour d’Europe. Voici des jeunes gens qui s’en vont faire fortune, robustes et décidés, prêts à prendre la vie d’attaque et de front. Il règne dans un tel milieu une atmosphère de santé et d’énergie, et, certes, le détour que comporte la voie du Cap pour les Belges qui se rendent au Katanga offre à tout le moins ce profit de les mettre, pendant leur voyage de mer et durant la traversée du grand « dominion » sud-africain, en contact direct avec le génie entreprenant et l’expérience coloniale des Anglo-Saxons.

Un peuple aussi jeune que le nôtre doit être plus qu’aucun autre attentif à s’instruire. Les merveilleux résultats que les Français ont obtenus dans l’Afrique du Nord et tout récemment au Maroc, ceux que les Anglais peuvent fièrement étaler dans l’Afrique du Sud sont des leçons de choses dont nous avons le droit de nous inspirer. Un Liautey est un admirable professeur. Il y a aussi beaucoup à apprendre pour nous dans la vie et l’œuvre d’un Cecil Rhodes.

N’est-il pas remarquable que la destinée, qui a fait de l’Angleterre, de la France et de la Belgique trois peuples voisins et amis en Europe, ait aussi combiné en Afrique, pour ces trois nations, les mêmes conjonctures de voisinage et les mêmes raisons d’amitié ? La grande guerre où nous avons mêlé notre sang et les diverses péripéties politiques et économiques de la paix ont encore accentué ce phénomène. Pour moi, je l’éprouve très vivement au moment où, à bord d’un vaisseau anglais et au milieu d’Anglais, je vogue vers notre colonie. Ce n’est pas en vain que nos explorateurs, nos missionnaires, nos officiers, nos ingénieurs, nos marchands, nos touristes empruntent les mêmes routes, connaissent les mêmes gîtes, les mêmes difficultés et les mêmes espérances que ceux de France ou d’Angleterre. En apprenant à mieux se comprendre, ils sentent aussi de mieux en mieux qu’ils partagent en commun les responsabilités qui, selon le mot de Kipling, ont été placées par la Providence sur les épaules des hommes blancs. En Afrique comme en Europe, ils sont comptables de cette civilisation occidentale que nous avons défendue ensemble naguère par les armes contre une conception toute matérialiste et barbare de la force et que nous devons continuer à servir pacifiquement par la mise en valeur des races et des contrées sauvages ou a demi-sauvages.

* * *

Accoudé au bastingage du pont supérieur, j’échange quelques idées sur ce thème avec un vieux gentleman, grand éleveur des environs de Durban. La nuit est venue. L’air est d’une douceur virgilienne. Le ciel est tout criblé d’étoiles. On dirait d’une poussière de diamants que traverse parfois un éclair fugitif, d’un or presque vert.

Un chant s’élève dans la nuit. Groupés dans un salon de troisième classe, des passagers unissent leurs voix graves ou claires en un hymne religieux d’une mélodie lente et prenante. C’est très simple et très beau. Et la grandeur de la race anglo-saxonne, qui mêle si naturellement l’idéalisme et le réalisme, se révèle en de telles manifestations. Cet appel à Dieu, dans la nuit, sous Ces voûtes éternelles, telles aujourd’hui qu’au temps des Argonautes et des Conquistadores, pénètre l’âme de souvenirs et d’émotions bienfaisantes.

Le capitaine qui passe nous promet que demain nous verrons le pic de Ténériffe. Vers midi nous ferons escale aux îles Fortunées, d’où je vous enverrai ces lignes trop hâtives.