Mes vacances au Congo/Chapitre III

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P. Piette (p. 16-22).

III.

Las Palmas, capitale des Îles Fortunées. — L’île de l’Ascension. — Le « Quest » de la mission Shakleton. — Le « self-controle » anglo-saxon.


En mer.
3 août 1922.

Nous avons surpris Las Palmas au petit jour. Le brouillard du matin, se levant comme un rideau, nous a découvert, le 26 juillet, la capitale de la grande Canarie, nonchalamment étalée sur la côte et dont les faubourgs s’accrochent en grappes à une montagne dont le sommet demeure encore voilé. Le commodore du « Durham Castle » prétend que toutes les îles gagnent à être ainsi vues du large, et qu’à y mettre le pied, la chance des déceptions est la seule que l’on coure. Dois-je dire qu’il ne nous a pas convaincus ? À peine notre steamer s’est-il arrêté dans la rade, tandis que les barques se pressent autour de lui comme autant de moucherons sur une proie âprement convoitée et que déjà le « promenade-deck » est envahi par des mercantis de toutes sortes aux gestes souples et aux regards insinuants.


Le réseau fluvial du Congo à l’échelle de l’Europe.


Un aspect de l’île de l’Ascension.


Le « Quest » de l’Expédition Shakleton en rade de l’Île de l’Ascension.


La pointe extrême de Banane.


Les anciens entrepôts d’esclaves à Banane.


Le marché à Dakar.


Le port de Casablanca.

offrant qui leurs broderies, qui leurs perroquets,

qui leurs singes et leurs bijoux de pacotille, nous sautons à bord d’un canot automobile qui fend l’eau comme une flèche. Beaucoup de bâtiments dans la rade : voici deux navires allemands, un hollandais, un norvégien, puis quelques cargos de Bilbao ou de Ténériffe. Ah ! quand viendra le jour où, à toutes ces escales, le pavillon belge se fera familier ! Du port où nous débarquons, une « tartane » vermoulue nous conduit à la ville, qui n’est distante que de trois kilomètres.

Des bambins aux dents blanches et aux yeux noirs dans des visages d’un teint café au lait nous font escorte, enveloppés d’un nuage de poussière que soulève leur galopade et nous chantant, de toute la force de leurs petits poumons, des airs de bienvenue. Dans le chaud soleil qui la baigne maintenant, la ville mêle d’agréables visions et parfums d’Orient et d’Espagne. Une rivière la traverse, mais une rivière que la saison a rendue « extra-dry » et à laquelle on ferait volontiers l’aumône d’un verre d’eau pour la rafraîchir. Beaucoup de palmiers et de bananiers et, par-dessus les vieilles murailles des deux rives, d’adorables écroulements de géraniums et de bougainvillées en masses touffues. La cathédrale a belle allure. Sous le portique, des mendiants pittoresques étalant fièrement leurs difformités et des polissons en loques jouant gravement aux osselets. Des duègnes et des señoritas qui entrent à l’église, enveloppées de leurs mantilles. Un important chanoine, en camail, coiffé d’un bonnet à houppette verte, qui s’arrête sur le seuil pour échanger quelques propos avec un vieil hidalgo monté sur une sorte de poney noir à l’œil vif et à longue crinière. Autant de scènes qui rappellent tour à tour le Greco, Murillo, Goya ou Zuloaga. Rien de plus coloré que le marché, qui se tient au bord de la mer, et où la chair rose des thons débitée en larges tranches voisine le plus fraternellement du monde avec la pulpe couleur d’aurore des pastèques et les excoriations marbrées des fromages, — le tout dans le va-et-vient des ménagères qui jabotent et le vol bourdonnant des mouches indiscrètes. La ville semble, d’ailleurs, animée et prospère, et les cottages, qu’on devine piqués dans la montagne au milieu des orangers, doivent être des lieux exquis de repos et de villégiature.

Lorsque nous rejoignons le « Durham Castle », celui-ci achève sa provision d’eau. Un bateau-bassin est amarré à son flanc et nous voyons, peu à peu, la coque de ce réservoir se dégager des vagues, sous l’effort rythmé des pompes qui le vident de son contenu. Un peu plus loin, de jeunes plongeurs, à peine caleconnés, sollicitent, l’attention des passagers qui ont terminé leurs emplettes auprès des camelots mulâtres aux yeux de velours. Qu’une pièce de monnaie soit jetée dans la mer du haut du bateau, aussitôt deux ou trois de ces hardis nageurs de piquer une tête, et c’est merveille de voir l’habileté et l’audace avec lesquelles ils vont, à une profondeur de quelque dix ou vingt mètres, poursuivre la piécette et se livrer entre eux, pour sa conquête, à des combats sous-marins dont on devine les péripéties aux taches plus claires et comme laiteuses que font leurs torses et leurs membres dans cette eau d’un azur intense.

Mais voici le sifflet du départ. Appareillons pour d’autres îles et d’autres cieux !


* * *

Les jours se suivent dans la vie quiète du bord, où un rien se transforme en événement. Parfois quelques poissons volants, parfois quelques cachalots ou quelques requins nous font cortège. Parfois une côte ou un feu est signalé à l’horizon. Dans cet air de plus en plus chaud, — nous sommes déjà sous les Tropiques, — livrée aux larges vagues de l’Atlantique, l’imagination évoque volontiers des rivages déserts où aborderait seulement, de loin et loin, sous la menace des tornades ou dans l’attemo des vents alizés, quelque brick chargé d’épices ou de bois odoriférants.

Mais voici — pour dissiper ces réminiscences de Bernardin de Saint-Pierre — une escale d’un type moins romantique, qui nous retiendra quelques heures à peine : c’est l’îlot de l’Ascension, terre volcanique perdu sous l’Équateur entre 9 degrés 50 au sud et 14 degrés 20 à l’ouest, déjà plus proche du Brésil que de la côte africaine et qui n’a d’autre population que les officiers et agents britanniques qui y desservent une station de charbon et de câbles télégraphiques. Le poste n’est pas sans valeur stratégique, et c’est ainsi qu’il figure dans la marine britannique sous le nom de « H. M. S. Ascension » et qu’il est soumis, ou peu s’en faut, aux règlements des navires de guerre sous la direction d’un lieutenant ou d’un commandant de la flotte, qui fait fonctions de gouverneur de l’île. Toutefois ce régime spécial va être modifié. L’Angleterre entend affirmer, ici comme ailleurs, sa volonté de paix et de désarmement. L’administration de l’île est à la veille d’être transférée par la marine impériale au service civil des câbles, et notre navire amène le nouveau personnel qui se substituera aux officiers de l’amirauté.

L’île n’est pas grande. On en fait le tour à pied en trois ou quatre jours. Abordée par le nord-ouest, elle, dessine, sur le ciel d’un bleu d’acier, une silhouette mouvementée dominée par plusieurs cimes d’une teinte rougeâtre et violette, dont l’une affecte exactement la forme d’une pyramide. À notre droite, elle se prolonge en une plage d’un sable éclatant de blancheur, tandis qu’à notre gauche des falaises se dressent, remparts déchiquetés dans lesquels, de-ci de-là, l’océan a creusé des cavernes où s’écroulent les lourdes vagues en gerbes jaillissantes.

Peu ou point de végétation. Tout au plus de pauvres palmettes et une herbe rare, à peine suffisante pour les quelques chèvres et les quelques lapins qui forment tout le cheptel de l’île. Quant à la faune sauvage, elle est constituée surtout par d’intéressantes variétés d’oiseaux et de tortues de mer.

Les quatre-vingts Anglais dont se compose toute la population, — en y comprenant une demi-douzaine de dames, — se partagent la plage en lots de dimensions égales et chacun d’eux a droit, en vertu d’un accord traditionnellement respecté, aux œufs qui sont recueillis dans son canton. Ces bonnes fortunes sont une des rares distractions auxquelles puissent prétendre les habitants de cet îlot peu fortuné, qui manque à peu près de tout ce qui est nécessaire à la vie alimentaire et n’est ravitaillé en eau potable, en vivres et en nouvelles que par le paquebot mensuel allant de Las Palmas à Saint-Hélène et par celui qui fait la route en sens inverse.

La résidence du gouverneur est à mi-côte. Le chemin qui y grimpe est bordé par des pierres blanches qui en marquent le tracé au flanc de la montagne nue. De cette habitation sans faste, le chemin continue de la sorte, serpentant à travers l’île accidentée et ne se distinguant d’ailleurs du sol aride que par ce double cordon lapidaire.

Les nouveaux résidents que nous débarquons dans cet endroit médiocrement enchanteur et qui sont de parfaits gentlemen prennent parti de leur sort avec beaucoup d’humour. À quelqu’un qui les plaint d’être astreints à un tel séjour pour un terme de trois années, ils répondent, en faisant allusion à un récent scandale parlementaire : « Bah ! Horace Botomley en a eu pour sept ans. Ne trouvez-vous pas que nous sommes bien lotis ? »

* * *

Nous devions, d’ailleurs, avoir d’autres exemples, beaucoup plus remarquables de cette philosophie toute britannique faite d’énergie et de calme endurance, en rencontrant, dans la rade d’Ascension, un petit steamer de quelque 500 tonnes environ, le " Quest ", mouillé là depuis la veille après une longue navigation de découvertes et de recherches scientifiques dans les mers australes et antarctiques. Le " Quest " était commandé, il y a quelques semaines encore, par le hardi explorateur Shakleton, qui est mort en cours de voyage à Montevideo. Le commandant Wild, qui le remplace, se propose de poursuivre, avant de regagner l’Angleterre, une série d’investigations maritimes dont il nous expose sobrement le passionnant programme.

Rien d’excessif, rien de théâtral, rien de bruyant dans ces rencontres, dans ces séparations, dans ces départs. La loi éducative, que le caractère anglais semble avoir héritée de l’ancienne Sparte et qui consiste à ne pas extérioriser sans nécessité ses sentiments intimes, est mieux comprise et mieux pratiquée encore sur mer que sur terre. Ce flegme déconcerte toujours un peu les étrangers. Beaucoup sont tentés d’attribuer à une insensibilité foncière ce qui n’est, en réalité, qu’une forme de pudeur et de réserve morale que les Anglais eux-mêmes ont définie et justifiée d’un beau mot : le " self contrôle ". Notre tempérament national, si volontiers exubérant et qui pousse trop souvent le laisser-aller et la familiarité jusqu’à un certain débraillé, ne peut que gagner à l’observation et à la méditation de ces formules éducatives que tout Anglais, homme, femme ou même enfant, du premier lord au plus simple cockney, semble avoir tout naturellement dans le sang.