Mes yeux (Verhaeren)

La bibliothèque libre.
Les Flammes hautesMercure de France (p. 37-40).


MES YEUX


Oui, tout s’exaltera et fleurira encore
Sans que manque une rose aux jardins de l’aurore
Ou que s’éteigne un astre aux terrasses des cieux ;
Oui, tout rajeunira sous le vent merveilleux
Dans la pleine lumière,
Quand vous, hélas ! ne serez plus, mes yeux,
Que cendre vaine sous la terre.


Vous étiez doux et lumineux pourtant ;
Et les hivers, et les étés, et les printemps
Ne revêtaient mon vers de leur beauté profonde
Que parce que d’abord, vous seuls, mes deux yeux clairs,
Aviez aimé le sol, les bois, le vent et l’air
Et la splendeur innombrable du monde.

Vous paraissiez alors deux flambeaux de ferveur
Doucement inclinés sur le charme des choses :
Vous étiez à l’affût du secret qui compose
Le dessin d’un rameau ou l’éclat d’une fleur ;
Vous induisiez mon âme à la belle prière
Devant tout ce qui reste ardent, vivace et pur
Et les pois de senteur et les roses trémières
Ornaient, comme un autel, la blancheur de mes murs.

Et vous alliez vers les hommes des autres plaines
Avec un émoi simple et doux
Pour découvrir sous leurs paupières
Le même feu qui s’attisait en vous.


Et vous alliez encor vers les hommes des villes
Dont l’œuvre formidable et tragique mutile,
Pour forger l’avenir, les monts et les forêts ;
Des pleurs sourdaient en vous, avec d’anciens regrets,
Mais la force abondante et dûment asservie
Aux calculs merveilleux et précis des cerveaux
Vous semblait provoquer le miracle nouveau
D’où surgirait, plus vaste et plus sûre, la vie.

Et vous alliez toujours, et vous alliez encor
Lorsque la nuit d’hiver éclairait ses mystères
Dieu sait par quels chemins de ténèbres et d’or
Vers les feux bienveillants dont s’exaltait la terre.

Et vous cherchiez, là-haut, la plus humble lueur,
L’astre le plus perdu qu’entraînaient d’autres mondes
Pour lui vouer soudain une tendresse profonde
Par besoin de ferveur.


Je vous ai tant aimés, avec la fierté d’être
Toujours avide, ému, tendre et religieux,
Mes yeux,
Que les siècles se souviendront peut-être,
Même en des jours sans art,
De tout l’amour que j’ai pu mettre
Et conserver en vos regards.