Messes noires ; Lord Lyllian/01

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Librairie Leon Vanier, A. Messein succr (p. 3-14).

MESSES NOIRES

LORD LYLLIAN


I

— Mais qui est-ce au juste ? demanda derrière son masque M. d’Herserange. Je suis piqué au jeu : pourtant, savez-vous que c’est très popotte ?…

— Dites plutôt très cocotte, monsieur le Diplomate, répondit della Robbia, merveilleusement svelte dans son arlequin noir. Il appartient à l’une des plus vieilles familles d’Angleterre…

— Jeune, n’est-ce pas ?

— Oh, dix-neuf ans, à peu près. Mais vous ne fumez plus… Encore un rien d’opium ?…

Della Robbia fit signe et un boy chinois, ridé et preste comme une araignée, posa une boulette de pâte brune dans le fourneau minuscule des pipes… Pas vingt ans. Il est, je crois, le dix-septième ou le dix-huitième de ces lords Lyllian qui peuvent, depuis qu’ils existent (jolie, la musique, écoutez… c’est une danse croate) revendiquer toutes les célébrités.

— Presque fou, m’a-t-on dit…

— Vous, je vous le répète, vous êtes un diplomate. Alors, dans ce cas-là, comme vous jouez sur les mots — pardon, sur les sens… — Artiste ou fou, n’est-ce pas… ?

— Orphelin et colossalement riche ?

— Une Agence de placement, ma parole ! ricana le Prince Skotieff, en donnant une chiquenaude sur son manteau brodé.

— Et puis, murmura lentement Jean d’Alsace, qui jusqu’alors clignait de ses yeux en verrue et caressait des bagues qu’il avait comme ses yeux, et puis une insolence de connétable !… Joli avec ça, plus qu’un page de Mantegna. Une femme s’est tuée pour lui… en attendant les hommes. C’est votre type, Skotieff : Pas bête — oseur et poseur, une âme de byzantin ou de cabotin, sincère même lorsqu’il ment et mentant même lorsqu’il est sincère, naïf dans ses rosseries et rosse dans ses naïvetés, — disons littéraire par vice ou vicieux par littérature, il a fini par se croire le petit neveu… oh, le très petit neveu d’Alcibiade. Pour envelopper le paquet, un corps inquiétant à la Burne Jones, souple ainsi que celui d’un serpent, une tête railleuse et blonde de collégien qui se fiche de vous comme on se fiche d’un pion. Salez, poivrez et servez chaud. V’là le gosse !

— Orphelin et colossalement riche… répéta, rêveur, M. d’Herserange.

— Ce qui lui a permis d’affronter tous les vices, hein, ma bonne Alsace, interrompit le prince, avec un rire ambigu.

— Excepté les vôtres, Sérénissime, qui n’auraient pas tenu l’affiche !… un peu d’Asti, vous permettez ?

— À la mode de chez vous… Ne me tentez pas trop.

— Du reste, c’est ici même, dans ce Palazzo, que je l’ai connu, voici un mois, continua della Robbia. Il était venu à Venise après l’arrestation d’Harold Skilde. Déjà à cette époque, les bruits les plus bizarres couraient sur son compte, bruits qui n’étaient que trop fondés, puisque vous avez su…

— Quoi ? interrogea Mme Feanès, une brune volumineuse (la Grèce en relief, prétendait-on) déguisée en gitane.

— Il n’y a que les jolies femmes pour s’occuper de ces questions-là avec une ardeur…

— Oh dites, on a découvert ?…

— Vous voilà juge d’instruction et juge in rectum… on a découvert la correspondance du petit Lord et de l’écrivain, parbleu ! C’est même ce qui a fait condamner Skilde au hard labour. Du reste, lord Lyllian ne s’en est pas beaucoup ému… Depuis le procès, il voyage…

— Alors, soupira la gitane, vous êtes sûr qu’il va venir ce soir ?

— Il me l’a promis. Mais je vous le répète : Il est fantasque comme Pierrot, nerveux comme Clitandre, capricieux comme Scapin.

— Et sensuel comme son nom — c’est joli de s’appeler Lyllian, dit Mme Feanès, de plus en plus déballée…

La conversation tomba… Seuls, les accords d’instruments bizarres — ceux d’une bande zingara que della Robbia avait dénichée derrière le Ghetto — chantèrent gutturalement dans le silence. La haute salle du Palazzo Garzoni, avec ses ors éteints, son plafond merveilleux (un chef-d’œuvre du Tiepolo) semblait ressuscitée par l’éclat des lumières, des costumes et des êtres.

— Y a pas, nous y sommes, dans le décor, dit Feanès, le mari de la gitane, en s’étirant pour se lever. Vous êtes un artiste, Della Robbia, vous avez composé votre machine.

Et, de fait, ce souper que le peintre vénitien avait offert à ses amis d’aimoir et de trottoir, moins souper qu’orgie de fleurs, de parfums, de joliesse morbide et tendre, réussissait assez.

Frissonnière pour frissonnière, celle-là, du moins, valait le frisson… N’est-ce pas, monsieur le Juge ?

On ne voyait, au premier abord, que les immenses torchères de bronze qui, tout autour de la pièce, brûlaient. Des fumées aromatiques montaient de trépieds en marbre rose, la gloire de cette galerie dont della Robbia avait fait son atelier habituel, et les vapeurs jetaient dans l’air surchauffé comme une transparence laiteuse d’opale. Il n’y avait point de table, mais une plaque de porphyre, posée sur les dalles de la pièce. Le porphyre était presque entièrement jonché de fleurs, de fleurs qu’on avait fait venir le matin même de Chioggia, de fleurs violentes et rares, dont l’effluve contenait les sels de la brise marine et les voluptés des terres caresseuses… Pêle-mêle avec les fleurs, des fruits et des viandes. Les convives, étendus sur des coussins et des fourrures, tâchaient de maintenir leur pose malgré l’ivresse. Les uns fumaient l’opium dans de courtes tiges de bambous à cercles d’argent. Le Prince Skotieff, machinalement, découvrait son bras couvert d’abcès, et de temps à autre se piquait d’une aiguille d’or : la morphine. D’Alsace suçait un lambeau de bœuf cru et taquinait son dentier…

Et tous et toutes, avec leurs mines éreintées, leurs bouches avachies, les cernes blêmes de leurs yeux faisaient une scène merveilleuse (la quarantaine au lazaret), une scène merveilleuse de vice et de laideur à ce décor merveilleux de beauté.

— D’Herserange est extraordinaire !… en Borgia, je suppose, ou en Bourgeois ? continua Jean d’Alsace. Vous, vous incarnez, Feanès, un marquis de Sade idéal… mais retouché par Malthus, et trop marié. Le Prince… mais, quel costume a le Prince Skotieff… Doge ?

— Oh, c’est une chose de mon pays. Je l’ai fait arranger. C’est un… Comment appelez-vous ça ? — Il faisait de la main un geste puéril et agaçant. — Ces choses qui font avouer les gens sans aveu…

— Un bourreau ou un eunuque ? interrogea d’Alsace, équivoque. Ah ! mon Prince, ce n’est plus du travesti.

— Gardez l’eunuque et dites bourreau. Un bourreau, justement. Seriez-vous capable de le supporter ? répliqua Skotieff, moitié knout, moitié samovar. Dites, continua-t-il en se tournant vers della Robbia, quel est le prénom de ce lord Lyllian ?

— Renold, dit della Robbia. Vous verrez — s’il vient — comme il prétend évoquer certains portraits de l’autre, du grand Renolds, dont il manque — et c’est tout — une lettre à son nom. Même pâleur que les jeunes ducs de la National Gallery, des prunelles bleues pareilles, et des lèvres si rouges et si sensuelles qu’on dirait une blessure à embrasser…

La phrase du peintre se perdit dans un rêve. La musique bohémienne continuait à côté ses rythmes et ses accords. Les boys chinois emplissaient les pipes, emportaient les verres. Tout à coup, une autre musique s’éleva du canal, mêlée à des voix de chanteurs napolitains.

— C’est lui, c’est Narcisse, c’est le chevalier de la Reine, dit Jean d’Alsace. Il jeta une rose à d’Herserange : Empoisonnez-là, mon cher Consul, vous la lui offrirez de ma part.

— Pourquoi « Narcisse » ?

— Parce que l’amour des autres n’est pour lui qu’un miroir : Il y boit son baiser. Et il s’adore. Au reste, un type… Diable, si le béguin vous prend, songez à Harold Skilde. Vous seriez Talleyrand au hard labour

Un silence ; les zingaras s’étaient tus, et l’on n’entendait que les chanteurs, tout proches maintenant, musique dans la nuit douce. Le clair de lune glissa entre les rideaux. Feanès, qui avait réussi à se lever, alla vers une des fenêtres, l’ouvrit.

— C’est lui, c’est bien lui — on dirait Corah, notre belle Corah, la « Juive errante » dans Cléopâtre. Mais pour Dieu, le joli ciel ! Venez voir, ça sent Musset…

— Allons, Messieurs, vous êtes prêts ? Il a voulu se payer nos cuites. Montrons-lui qui nous sommes ! nargua Jean d’Alsace. Voici venir Son Impertinence…

Deux minutes s’écoulèrent, vides. On attendait. Puis, la tenture de damas vieil or qui masquait l’entrée de l’atelier se souleva et, le sourire aux lèvres, complètement enveloppé dans un immense manteau de soie noire, lord Lyllian parut.

La tête seule émergeait, avec une main qui retenait la soie, une main fine et maigre d’enfant, sans une bague. Lord Lyllian, plus étrange que joli, semblait quinze ans. Blond cendré, les yeux bleus petits, intelligents et cernés, le nez sensuel, moqueur aussi, à peine un léger duvet d’argent ombrait-il sa lèvre. Sur ses cheveux, un réseau d’or brillait, et deux fleurs de même pâleur, deux corolles de nénuphar, taillées comme dans une perle vivante et diaphane, encadraient son jeune front.

Il demeura un instant ainsi, sans un geste, jouissant de cette curiosité et de cette impatience comme d’un mets rare, ravi des yeux qui le fouillaient, des désirs qui le frôlaient, des tares qui le caressaient. Il souriait avec un air de faune et de sphinx…

Della Robbia s’était levé :

— Vous permettez que j’entre ? dit alors lord Renold Lyllian d’une voix chantante avec une façon juvénile et gauche d’accentuer les mots… J’ai mes gens aussi… Vous permettez ?

Et, sans attendre la réponse de son hôte, il héla et six gars bruns, velus, musqués, le cou à l’air, firent irruption en dansant tout autour de la table.

— Excusez mon retard, dit Renold, en se penchant vers le peintre qui lui nommait les convives au milieu du brouhaha produit par cette arrivée, j’avais des chanteurs, et puis une petite drôlesse qui avait l’air d’un joli potache. Je me suis laissé embrasser. Elle m’a donné à boire. Pour partir j’ai dû la battre… Je l’ai fait enfermer dans une chambre ; demain soir, si elle est plus sage, je verrai. Sans cela, je serais ici depuis longtemps…

Puis, ayant examiné :

— Qui est-ce ça ?… dit-il en désignant d’Alsace. Je connais l’homme…

— Jean d’Alsace, dit la Fistule du Sébasto. Ah, lord Lyllian, vous m’étonnez !

— Je vous étonne ? Pourquoi ? Parce que je n’ai pas couché avec lui ? Dites-le tout de suite, parole !…

Et, d’un bond, sans se dévêtir de son manteau, l’adolescent atteignit l’écrivain.

— Je suis lord Lyllian, monsieur d’Alsace. Charmé de vous voir… Nous sommes d’anciennes connaissances… Vous rappelez-vous, en Grèce ? D’ailleurs je vous ai vu et lu… Au moins, vous êtes pourri et vous le dites très élégamment… Je vous adore !

— Moi, pas encore, Monsieur, dit d’Alsace, picote ; mais ça viendra peut-être. Quel sombre costume avez-vous choisi ?…

— Vous parlez sans savoir, by Jove ! Très commode au contraire, très commode pour danser, pour pleurer, pour rire et pour aimer. Et, se tournant vers le maître de maison : Donnez-moi quelque chose to drink, voulez-vous… que je sois nerveux ce soir !

Della Robbia tendit au jeune lord du champagne et une fiole rose.

— C’est excellent, Lyllian, je vous le recommande.

Lord Lyllian fit sauter le bouchon, versa dans sa coupe le contenu entier.

— Ça va être un tremblement de terre, acquiesça M. d’Herserange hypnotisé.

Mais lord Lyllian n’y prit point garde. Comme il avait les deux mains prises, l’étoffe s’était écartée et Feanès ne put retenir une exclamation sourde…

— C’est qu’il est nu, complètement nu sous son manteau, chuchota-t-il à sa grasse épouse.

— Oh, quel bonheur ! répondit-elle naïvement, avec un râle de plaisir.

Plus loin les potins continuaient :

— Alors, vous êtes partisan de la traite des blanches ?

— Oui, mais pas de celle des blancs…

Les propos qui s’étaient tus à l’arrivée du jeune Anglais reprenaient sur toute la ligne. Les chanteurs napolitains s’étaient mêlés aux soupeurs et quelques-uns, très allumés déjà par de nombreux verres d’Asti, regardaient Mme Feanès avec des yeux scabreux…

— Que voyez-vous dans l’amour ?

— Oh, à peine un pourboire…

Une mélopée triste interrompait d’Alsace qui déjà échangeait avec Lyllian des confidences. M. d’Herserange, congestionné, rongeait ses ongles en face du lord. Feanès déboutonnait sa chemise et s’endormait. Le prince en était à sa dixième piqûre de morphine. Deux Napolitains se chatouillaient les aisselles dans un coin, derrière le prince.

Della Robbia ordonnait qu’on ouvre une fenêtre.

— Ça sent le fauve, maugréait-il.

— Laissez donc, c’est splendide ainsi ! répliquait lord Lyllian. On ne distingue plus rien, plus rien à peine… sauf les soupeurs. Je vous jure, on dirait d’un Rubens retouché par Goya… Ah ! donnez-moi donc à boire, boys, je veux faire des bêtises, être nerveux, très nerveux…

— C’est sa manie, murmura della Robbia à d’Herserange perdu dans sa torpeur.

Et il offrit un mélange d’Asti, de poivre et d’eau-de-vie — un coktail de son invention — à Lyllian enthousiasmé.

— Très bien. Après avoir bu, je danserai ! Vous allez voir ; mais réveillez-les donc ! Qu’est-ce que c’est que ces brutes-là ? Et, farceur comme un gamin, il s’approcha de Feanès écroulé sur ses coussins :

Halloah ! wake up, you beggar !…

Feanès ne bougea pas.

Sa femelle, attirée par le joli gosse qu’elle avait tout près, attachait sur Lyllian des yeux d’hallucinée. Lord Lyllian sentit brusquement ce désir et cette extase.

— Dites aux musiciens de jouer, voulez-vous ? implora-t-il câlinement vers della Robbia ; il prononçait, « voulez-vous » d’une façon irrésistible, avec des frissonnements de chat ou de barmaid, aiguisés d’une pointe mâle et volontaire. Puis, comme les zingaras préludaient sur leurs violes à un air emporté et sensuel de là-bas, soutenu par les accords sauvages, caressé par les arpèges sonores, lentement… en se rapprochant de la brune gitane jusqu’à la toucher presque, en se rapprochant de Mme Feanès dont le mari dormait si bien, lentement, avec un geste d’empereur, il dégrafa le manteau, laissa glisser la soie noire… et, pâle comme tout à l’heure le clair de lune, sa nudité radieuse apparut.

Della Robbia, Jean d’Alsace, le gros Herserange, le Prince même retinrent un cri d’admiration et de stupeur.

Et lord Lyllian complètement nu, jeune et beau comme Ganymède, lord Lyllian se mit à danser, à mimer plutôt (la musique s’y prêtait) une sorte de pas lascif, en renversant la tête, en chavirant les yeux. Ses doigts couraient au passage sur le visage de la femme, pâmée. Un collier, unique, un collier d’opales et de rubis étoilés étincelait sur sa poitrine. Deux bracelets, l’un hindou, d’or ciselé, l’autre tout rutilant de gemmes, adornaient ses minces poignets de fille. Et, à chaque pas, deux perles roses caressaient son sexe comme un ultime et troublant bijou.

Les convives abasourdis (quel toupet… quel toupet ! bavait d’Herserange) sauf d’Alsace qui appréciait, n’osaient rien dire pour ne pas éveiller Feanès.

Mais, comme lord Lyllian se baissait maintenant jusqu’à envelopper la tête de la gitane avec ses cuisses nerveuses, la femme assoiffée d’amour, de violence et de rut, oubliant tout, l’endroit et l’heure, happa le tentateur jusqu’à lui arracher un cri…

À ce cri, Feanès ouvrit les yeux.

— Nom de D… ! rugit-il. Et, subitement dégrisé, blême comme un mort, les tempes bourdonnantes, il saisit un couteau aigu, quelque part sur les dalles. Il se jeta sur lord Lyllian. Mais lord Lyllian avait prévu. Deux Napolitains, sur son ordre, barrèrent le passage et maintinrent l’homme.

— Laissez-moi, que je le crève ! hurlait Feanès.

— Ouvrez la croisée… là. Sur le canal, commanda Renold.

— Lyllian, qu’allez-vous faire ? interrogea-t-on.

— Le jeter par la fenêtre.

— Mais vous êtes saoul ?

— Mais je m’en fiche !

Et, avant que della Robbia puisse s’interposer davantage, les gaillards saisirent Feanès épouvanté, le balancèrent dans le vide, et, comme à la fin de la plus jolie comédie italienne, on entendit le mari tomber dans l’eau.

— Allez le repêcher maintenant ; et si je ne lui plais pas, j’accepte la bataille… après l’avoir lavé !… nargua lord Lyllian avec un sourire.

Puis tandis que la valetaille disparaissait, Renold, qui avait remis son manteau, se rapprocha de la femelle toute tremblante, et, d’un baiser, lui mordit les lèvres.