Messes noires ; Lord Lyllian/02

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Librairie Leon Vanier, A. Messein succr (p. 15-25).

II

Howard Evelyn Monrose, lord Lyllian, avait vingt ans. Il était né en mars 188… à Lyllian Castle, près d’Inverary, dans le duché d’Argyll, partie sauvage et mélancolique de l’Écosse où ne vont guère que certains chasseurs de grouse épris de romantisme et de gibier. L’emplacement du domaine, qui faisait face à la chaîne du Ben Lomond, était merveilleux. Le château dominait de sa falaise de granit un lac sombre comme un lac asphaltite, environné par des forêts de sapins fuselés qui prenaient par les neiges de l’hiver l’aspect mystérieux de géants endormis… Çà et là, de la bruyère, en larges taches rosées. Lyllian Castle remontait d’ailleurs à cinq siècles, et la malheureuse reine Marie Stuart y avait, dit-on, comme dans tout château historique, cherché un vain refuge contre Darnley.

L’enfance de Renold s’était écoulée là, entre ces murs sombres sur lesquels on cherchait, malgré soi, des yeux, la silhouette de quelque guetteur moyenâgeux, en face de ces eaux ternies qui reflétaient tant de passé.

Renold n’avait presque pas connu sa mère. Son père qui avait été Lord Lieutenant, Vice-Roi d’Irelande, et qui l’avait élevé, ne lui en parlait jamais. Lady Lyllian avait dû mourir très jeune, peu de temps après avoir été en relevailles de cet enfant qui lui ressemblait par les mêmes yeux tristes et par la même apparence fragile. Il ne subsistait en souvenir d’elle qu’un portrait, qu’un portrait où elle souriait à demi, en robe noire, coiffée d’un large chapeau sombre comme les aimait Gainsborough.

Le regard évanoui, la main jouant avec un collier de perles, elle semblait bien ainsi une prisonnière de mélancolie et de beauté, une prisonnière des armes de famille qui blasonnaient le haut de la peinture, de l’horizon domanial qui bordait le tableau.

Captive ! elle l’avait été ; et son supplice avait duré jusqu’à ce que sa jeunesse et sa grâce ne vivent plus qu’en rêve. Renold se rappelait qu’une fois, pris d’un immense amour pour l’inconnue dont il sentait le cœur battre dans son cœur, il avait apporté un gros bouquet de fleurs sauvages et l’avait disposé de ses doigts juvéniles autour du cadre…

Son père était alors venu, l’avait surpris au moment où, grimpé sur une chaise, il embrassait passionnément la chère image.

— Que faites-vous là ? avait dit le lord, pâle, les doigts crispés. Allez-vous-en, Renold, je vous défends de toucher à ce portrait…

Puis, ému d’un subit accès de tendresse, il ajoutait : Embrassez-moi, mon fils ; on ne doit plus aimer, en ce monde, que les vivants !

Mais le petit s’était enfui vers la montagne, l’âme en déroute, des larmes pleins les yeux…

À part ce père, grand homme maigre aux cheveux grisonnants qui évoquait un peu Lamartine vieilli, l’enfant ne voyait personne. Le château était désert, malgré la multitude des services, malgré la valetaille, malgré les veneurs et les fauconniers qui, au moment des chasses, partaient à cheval, comme autrefois, le cor écossais à la ceinture.

La fauconnerie… De bonne heure Renold s’était senti attiré secrètement vers les cages, intéressé par les oiseaux cruels, regardant avec une joie épeurée, mêlée à de la haine, leurs serres, leurs becs, leurs yeux froids, sanglants et magnétiques. Oh, lorsqu’octobre venait et que le lac, les sapins, les montagnes se vêtaient de brumes rousses, c’était beau de les voir, une fois lâchés par les valets de chasse, piquer droit en l’air, guetter, immobiles, la proie dans l’espace glacé… puis, tout à coup, d’une seule masse tomber sur la bestiole affolée qui se débattait, pantelante, au milieu des bruyères…

Peu à peu, Renold en arrivait à comparer, à retrouver, chez les hommes qui l’entouraient, chez son père, comme chez les autres, certains traits accentués, certains profils, certains regards… Les faucons de Lyllian Castle !

Autrement, sauf aux époques de grouse, le vieux lord s’absentait d’Écosse pour voyager. Il allait aussi, soit à Windsor, soit à Osborne, présenter ses devoirs à la Reine.

Et parfois en lisant des chroniques de la Cour, l’enfant voyait le nom de son père primant les plus illustres d’Angleterre. Alors, dans la solitude, une fierté immense, un orgueil invincible le prenaient à la gorge, l’étouffaient de plaisir. Non pas le sentiment de pouvoir jouir un jour de la gloire acquise, en fossile, comme d’un emblème pétrifié : Sa jeune âme, au contraire, était remplie d’espoir et d’enthousiasme ; non ; mais il entrevoyait l’avenir ainsi qu’un champ vierge où lui aussi accumulerait de nouvelles victoires, ajouterait encore de l’honneur à l’honneur !

C’était sa seule pensée. Il deviendrait illustre par lui-même, et non par ses aïeux, car la tradition, dans une famille, n’est qu’une raison de plus pour progresser toujours. En attendant il jouait aux soldats de plomb. Malgré ses douze années, Renold Monrose aspirait à vivre !

Sa jeunesse l’impatientait. Il mêlait des puérilités à ses plus mâles désirs. Il aurait des palais, des joyaux, des statues, des tableaux, des bijoux, des armées. Sa Majesté serait fort aise de le recevoir. Et il conduirait l’Angleterre à la conquête du monde !

Dans ces moments-là, bien qu’il ne soit qu’un enfant, il n’aurait pas fait bon, pour la domesticité, de paraître lui manquer : Il avait ainsi cravaché sans scrupule un majordome impertinent.

De cette façon Renold Monrose avait atteint la puberté, beau d’une beauté étrange et perverse, de cette beauté maternelle dont il ne se doutait point, sans désir, si ce n’est l’orgueil, sans tendresse, sans passion, sans amour, au milieu de ses rêves.

Vers juillet de cette année-là, son père mourut subitement.

Joë, le vieil intendant de la famille, vint cérémonieusement un matin, clopin-clopant dans ses souliers à boucles, comme un valet de comédie, l’air plus vieux et plus triste, une dépêche à la main. Entré dans la chambre du petit Renold, il dit simplement : Lord Lyllian is dead. My Lord, let us pray — Lord Lyllian est mort, prions pour lui, Monseigneur !…

Les détails qu’on lui donna ensuite furent que son père avait — au retour de Cowes — été frappé d’une attaque au club, un soir, après avoir beaucoup bu et beaucoup joué. L’enfant eut une première révélation de vice, et l’image de son père, toujours si correct, si hautain et si calme devant lui, s’en altéra pour jamais.

Les mois qui suivirent furent, pour le petit Lord, d’une poignante mélancolie. D’abord c’était l’époque des chasses et son père y restait fidèle. Son père, malgré tout, l’aimait, le caressait parfois d’un geste distrait et distingué, lui parlait un peu. Maintenant, personne ! Et le château fut hanté d’un fantôme de plus, d’une ombre dont, la nuit, l’enfant avait peur et qui, le jour, le suivait pas à pas dans les larges corridors, sous les hautes voûtes des salles de pierre.

Un tuteur fut nommé sur ces entrefaites pour gérer le majorat ; un cousin éloigné, aperçu autrefois aux réunions intimes du Lord Lieutenant, son enragé partenaire au bridge. Ce cousin demeurait quelque part dans le comté d’Essex, au sud de l’Angleterre.

Lord Lyllian avait quelquefois décrit ce parent à son fils, comme un vieillard goutteux, entêté et égoïste.

Au surplus, Renold reçut huit jours après la mort de son père une lettre de l’Honorable comte S. H. W. Syndham l’informant de la décision testamentaire du feu lord Lyllian et l’invitant à passer, là-bas, dans ses houblonnières, à Auckland lodge, deux semaines au prochain printemps.

Il lui fallut donc rester l’automne et l’hiver à Lyllian Castle. Son père possédait bien à Londres, à Hanover square, une résidence superbe, où jadis il avait offert un bal au Prince de Galles et au régent de Brunswick. Mais Londres et son tourbillon faisaient peur à l’enfant.

Il n’y connaîtrait plus personne. Et quand on est seul dans l’existence, la solitude est d’autant plus cruelle qu’on sent la vie intense autour de soi.

Les veneurs furent dispersés ; le train de maison resta, à part ceci, le même. Les faucons demeurèrent en cage, et lorsque les brumes couvrirent une fois de plus le lac et les horizons, l’enfant, devenu le seul maître des lieux, y promena languissamment son impérial et jeune ennui.

L’ennui… La valetaille le devinait bien, l’ennui du petit Lord. On apercevait souvent sa silhouette de page blond dont seule la tête, extraordinairement pâle, se diaphanéisait au crépuscule.

Il avait encore les cheveux longs, qui lui cachaient les oreilles et entouraient son cou d’une dentelle d’or. Il conservait les habits que son père lui avait désirés : veste flottante, échancrée sur la poitrine jusqu’à découvrir la naissance du cou, du cou qui rosissait, surgi d’un large col de guipure ; culotte courte qui emprisonnait étroitement ses jambes frêles, bas de soie et souliers découverts, souliers mignons à révérence et à menuet.

Et il ressemblait ainsi, jusqu’à s’y méprendre, à un autre portrait d’ancêtre, qui songeait, appuyé sur une haute canne, feutre en tête, près de son cheval de guerre et de ses lévriers, à quelque retour des Jacobites.

Par une de ces journées grises et mélancoliques, il pénétra dans l’ancienne chambre de sa mère. Du vivant du vieux Lord, il n’avait jamais osé…

Une odeur de choses fanées, une persistante odeur de buis et de moisissure l’assaillit lorsqu’il entra. C’était une salle pareille à beaucoup d’autres, si ce n’est qu’une main féminine en avait atténué la raideur et l’arrogance. Un lit charmant, tout pâle et rose, surmonté d’un dais sculpté, occupait le centre de la pièce. De petits meubles fins qui contrastaient étrangement avec les murs tendus de damas sombre s’éparpillaient au hasard, çà et là, pareils à l’âme futile et charmante de Lady Lyllian. Et comme si tout d’un coup l’enfant avait eu conscience de son affreuse solitude, de sa faiblesse devant la vie, en face du lit où était morte celle qui l’aurait tant aimé, il éclata en sanglots.

Une musique lointaine lui parvint qui berçait ses larmes. Quelque montagnard sans doute, soufflant du cor… Oh, l’âme des choses… des chères choses inanimées…

— Maman, maman ! murmura-t-il en secouant avec désespoir sa tête blonde ; et ses jeunes lèvres qui ignoraient la caresse et les baisers, se posèrent sur la soie du lit ainsi que sur des reliques.

Il sécha ses yeux et, s’étant calmé, regarda.

Il reconnaissait l’endroit avec l’imprécision de ceux qui ne se souviennent ni du lieu, ni de l’époque, mais qui, uniquement, ont la mémoire d’un grand bonheur. Sa mère avait dû souvent s’asseoir, plus lasse que de coutume, peut-être plus résignée, sur cette bergère dont l’étoffe ancienne encadrait si bien sa mélancolie. Elle avait dû manier ces tiroirs légers en bois de rose, frivoles et faciles, sans secrets… et pourtant mystérieux.

Ses pieds menus frôlaient le tapis, et, lorsque la porte s’ouvrait pour laisser entrer lord Lyllian, quel joli sourire devait briller dans la glace pour dire : Comment va notre cher petit Renold ?

L’enfant savait que du jour où sa mère était morte, la chambre avait été fermée sur l’ordre de son père. Seul y pénétrait l’ancien secrétaire de la comtesse, chargé de conserver religieusement l’aspect de cette tombe d’amour. Car lord Lyllian avait adoré sa femme, sans du reste que celle-ci, extériorisée, déjà lointaine des émotions terrestres, paraissât y répondre.

Renold fit venir le vieil intendant.

— Jamais mon père n’est entré ici depuis que maman est morte ? demanda-t-il.

— Jamais my Lord. Jamais dans cette pièce : J’en ai seul la garde.

— Merci, répondit Renold. Laissez-moi.

 

Ainsi c’était bien vrai. Nul, sauf ce vieux serviteur dévoué, n’était venu blasphémer l’âme du passé. Car l’âme de lady Lyllian demeurait entre ces murs, mêlée aux objets familiers.

— Maman… Maman !…

Et comme Renold palpait maintenant les moindres choses, pour sentir un contact que sa mère avait senti, il ouvrit au hasard un chiffonnier en marqueterie dont les médaillons de Wedgwood bleuissaient dans l’ombre.

L’intérieur du meuble contenait une infinité de réduits minuscules que Renold découvrit, plein d’une curiosité pieuse.

Dans le premier il trouva des dentelles, dans le second des fleurs sèches et de ces rubans fanés qui semblent n’avoir jamais appartenu qu’à des fantômes… Dans un troisième tiroir, l’enfant aperçut le petit album où la morte avait, entre des dessins représentant quelques paysages des environs, noté brièvement un journal de sa vie.

Renold ouvrit le livre.

Il y avait des dates, des lignes d’une écriture fine, tremblante un peu : 17 Avril : Rien… 18 Avril : il est venu… 19 Avril : Rien… 23 Avril : Rien…

— Papa voyageait, pensa Renold.

Mais au moment de remettre l’album à sa place, il vit dans le fond de la cachette obscure un paquet de lettres. Une boucle de cheveux dans un médaillon de cristal brillait à côté de ces lettres…

— Oh, des cheveux de maman !…

Il prit vite, de peur qu’on le voie, le médaillon fragile et le paquet.

Puis il courut à la fenêtre pour regarder.

— Mais, elle était blonde, comme sur son portrait… Papa me l’a toujours dit… réfléchit Renold en examinant la boucle brune qui frisait sous le cristal.

Et le gamin hésitait… Ces lettres !… Elles lui diraient peut-être la vérité. Alors, pris d’une résolution subite, il dénoua le ruban qui retenait lettres et médaillon et jeta les papiers pêle-mêle sur une table.

Ses yeux, alors, rencontrèrent une phrase, une seule…

« Nous ferons mourir cet homme, n’est-ce pas, car je le hais… oui, ma chérie, je hais Lyllian autant que je t’adore ! »

» Ton Rowland ».

Oh, l’affreuse brûlure que ressentit Renold ! Sans comprendre encore… encore, mais avec la perception du péché, avec la sensation de ce qu’avait dû être cette haine, avec la seule audace enfin de ses quinze ans, vierge et accusateur, tout son orgueil révolté, tout son amour brisé, il prit la lettre, cherchant à lire, à expliquer, à dévoiler… « Ma maîtresse… ma bien-aimée… mon joli rêve », disait la lettre, les lettres. Et les phrases de passion qui grisent l’âme et caressent le cœur bourdonnaient aux oreilles de l’enfant avec des détails tellement précis, tellement charnels, qu’il déchira la feuille.

D’un coup la vie se révélait à lui, tout entière, avec ses luttes, avec ses mensonges, avec sa perversité. Ah ! la belle aventure !… On lui avait caché les choses, jusque-là, et son père plus qu’un autre… Son malheureux père ! Comme il l’adorait maintenant, pour son air grave et triste, qui cachait tant de souffrances… Malgré sa douleur, le lord Lieutenant avait élevé Renold en chrétien et en gentilhomme. C’était le sacrifice : L’âme de l’enfant demeurait pure…

Et voilà que sa mère détruisait cela, démolissait sa tendresse, son souvenir, ses illusions, par des lettres qu’elle avait oubliées, la malheureuse, avant de mourir !

Et si le vieux Lord les avait lues avant lui… quel écroulement !

Mais non, depuis que lady Lyllian y avait rendu le dernier soupir, personne, sauf un valet, n’était entré dans la chambre.

Renold, alors, lut une à une, devant le lac opalisé par les dernières brumes, tous les billets d’amour. Sa colère se calmait, son orgueil s’apaisait. Il se rappelait les phrases de l’album : le mot qui y revenait si souvent comme un symbole d’ennui et de désespérance… 17 avril : Rien… 18 : Il est venu… le 19 : Rien… le 20 avril : Rien encore.

Et il songeait : Voilà ce qu’est l’amour : L’attente d’un rêve !… Je ne le connais pas encore et l’on ne m’a pas murmuré les mots qui font trouver la vie plus belle, le soleil plus clair, le ciel plus léger. Mais ce doit être exquis et doux, de sentir quelqu’un tout près de soi, dont l’âme doit être votre âme, dont les yeux vous sourient lorsqu’ils croisent vos yeux et dont les doigts, au passage, caressent, comme des oiseaux, en frôlements tièdes !…

En même temps qu’un désir de tendresse infinie, une bonne pitié lui venait pour cette femme, pour cette mère, pour sa maman, à lui. Après tout, dans la vie, les mères initient leur fils d’une parole, et ce sont les seules qui, en la leur disant, ne les font point rougir. Il savait maintenant, et ses rêves avaient un but, son ennui avait une cause…

Renold Howard Evelyn Monrose, lord Lyllian, attendait l’amour !