Messes noires ; Lord Lyllian/05

La bibliothèque libre.
Librairie Leon Vanier, A. Messein succr (p. 48-51).

V

« Je crains bien de faire mal en vous écrivant, quoique la distance où je reste de vous, Renold, me soit une excuse comme elle m’est une souffrance. Vous rappelez-vous encore une gamine que vous avez connue gamin, dont vous trouviez les yeux jolis sans oser le lui dire : Edith ? J’ai gardé tous ces souvenirs-là et d’autres. Seulement Edith est devenue tout à fait une grande personne et ne joue plus avec ses poupées. Comme j’ignore où vous êtes et ce que vous devenez, j’écris ces lignes à la grâce de Dieu ; je les envoie à la bonne aventure. J’attendrai, sans l’espérer trop, une réponse de vous. Voici mon adresse. J’ai suivi mon père en Espagne. Et c’est une illusion que me donne le soleil, de croire que près de lui je ne suis pas trop loin de vous… »

Sur le quai de Naples où le paquebot venait de faire escale, Renold palpait fiévreusement l’enveloppe, toute souillée par les timbres postaux, l’enveloppe qui avait voyagé si longtemps pour le retrouver. Elle portait en effet la marque de son passage à Lyllian Castle où elle avait été primitivement adressée, puis à Londres, où la maison de Hanover Square l’avait renvoyée à Marseille et de Marseille à Naples. L’écriture fine de la jeune fille, détrempée par l’humidité, datait d’une quinzaine déjà, et ce fut une impression toute particulière que celle ressentie par Renold à la pensée lointaine de la petite amie d’autrefois… Ainsi donc elle se rappelait… la jolie Edith aux douces lèvres !

Harold Skilde s’était éloigné un instant pendant que Renold décachetait ses lettres. Il revenait triomphant suivi d’un ragazzo minuscule et brun qui traînait un immense panier d’oranges de Sicile. Il vit lord Lyllian pensif, ému délicieusement par ces lignes inattendues, et, jaloux sans qu’il daignât l’avouer, s’approcha ;

— Des billets doux, pas mal ? je suppose…

— Oui, mais pas de votre sexe.

— C’est plus grave !

— Et mieux écrit.

— Vous êtes, mon cher petit…

— D’une parfaite égalité de mauvaise humeur…

Skilde, résigné, remonta à bord déposer ses oranges, puis repartit, l’escale étant de 24 heures, revoir ses chères églises et surtout — si possible — sa délicieuse Île de Capri que lui et Supp, le grand industriel allemand, aimaient si fort.

Renold le vit s’éloigner. Il demeura seul au milieu de la foule bourdonnante des facchini et des mendiants qui tournaient autour de lui en lui offrant des poulpes cuites, des grenades, des oranges, des cartes postales avec des cris aigus. Il les renvoya d’un geste lassé. Oh ! rester seul avec elle… comme autrefois.

Un grand dégoût lui vint de sa vie actuelle, un grand désir d’en finir et de recommencer mieux. Rester seul avec elle… lui parler, lui écrire, l’âme transfigurée par cette ville merveilleuse que le soleil de décembre revêtait de mousselines pâles, d’améthystes voilées !

Alors, sans y prendre garde, comme en extase, il se souvint de la dernière phrase de la lettre : C’est une illusion que me donne le soleil de croire que près de lui je ne suis pas trop loin de vous…

Doux et candide aveu de jeune fille qui, pour ne pas lui dire qu’elle l’aimait, lui rappelait le temps, lointain déjà, où il l’avait aimée… comme un gamin.

Edith ! Par elle, le bonheur lui faisait signe peut-être, et peut-être aussi leurs destinées à tous les deux. Quels jolis rêves ne réaliseraient-ils pas, ces princes qui n’avaient pas vingt ans ? Ils n’avaient fait que s’entrevoir, et d’un même geste avaient uni leurs lèvres. — Aimer Edith — rejoindre Edith — oui, le devoir, le salut étaient de ce côté-là ! Il ne penserait plus qu’à elle et chasserait de son esprit toute mauvaise pensée. Adieu les rêves malsains, les grâces alanguies, les stances efféminées et caressantes qu’il chantait à son corps ! Désormais, il serait le mâle, le joli petit mâle nerveux et dominateur. Et, lorsque l’âge serait venu de dire sérieusement ses caprices…

Hélas ! Comme lord Lyllian s’était avancé de quelques pas, il aperçut, fragile et triste, son image dans le reflet d’une glace quelconque. Quelle pitié ! Il considéra son corps trop élancé de collégien, sa petite tête impertinente et pâle, aux yeux sensuels, tellement cernés ! Pas une ombre blonde autour des lèvres qui, parfois, découvraient, dans un demi-sourire, des dents menues de jeune chien… Être un mâle, lui, avec cette silhouette ? Allons donc — et il crut entendre la voix stridente de Skilde — « le bon Dieu lui-même aurait hésité… »

Alors, un peu déçu, mais acceptant son sort — puisqu’il n’était pas celui de tout le monde — lord Lyllian prit le Corso qui montait vers la ville, en se cachant un peu pour embrasser la lettre.