Messes noires ; Lord Lyllian/04

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Librairie Leon Vanier, A. Messein succr (p. 37-47).

IV

La semaine tant convoitée, la dernière semaine de l’année arriva.

À Lyllian Castle tout était en désordre. Le jeune homme, campé devant les miroirs, répétait son rôle comme un fou et il s’était tellement identifié avec Narcisse que ses yeux du bleu des lacs lointains étaient meurtris de son inquiétant amour. On devait jouer la pièce à Swingmore, chez le duc de Cardiff, qui, racontait-on, avait improvisé une salle de spectacle charmante. Le Duc avait d’ailleurs invité lord Lyllian et les autres interprètes à venir passer la dite semaine chez lui et lorsque Renold descendit les marches du large perron de marbre et dit adieu à son domaine pour monter en voiture, il aurait dédaigné le roi son cousin.

Il fut reçu à Swingmore par Cardiff lui-même, célèbre à cause de sa ressemblance avec le Prince de Galles. Le Duc, qui avait épousé une princesse du sang, s’en montrait particulièrement fier et ne se donnait même pas la peine de contredire certains bruits désavantageux qui couraient sur ses origines.

Il se montra infiniment aimable pour l’enfant, et ses instincts de Borgia furent satisfaits lorsqu’il surprit les regards de Skilde à lord Lyllian. Il affectait le vice au plus haut point, mais craignait par dessus tout de mourir en état de péché. Aussi allait-il très régulièrement à l’église et se donnait-il pour le protecteur de toutes les saintes âmes de la région.

On montra à Renold le théâtre édifié dans l’orangerie avec un goût exquis. On le présenta à la Duchesse, très hautaine et très vieux tableau, avec des dents jaunes comme ses perles de famille ; puis à ses futurs camarades de scène.

Il y avait là lady Cragson, idéalement belle et dont les malheurs de ménage étaient publics. Lord Cragson avait entretenu royalement Mabel Reid, l’étoile d’Earls Court. Lui qui, jusque-là, s’était montré pour toutes ses fredaines d’une infidélité exemplaire, s’était laissé prendre par l’écuyère, tant et si bien, que le patrimoine y avait passé. Depuis, la séparation obtenue à grand’peine, il vivait tout juste d’une pension alimentaire que lui servait sa femme, car lady Cragson, faible et résignée, l’aimait toujours. N’ayant jamais eu d’enfant elle gardait dans son cœur une tendresse inexprimée et toujours en éveil. Et ses beaux yeux soumis en gardaient un chagrin caché. Elle parlait, comme on sanglote, avec des larmes dans la voix. Éperdument éprise de poésie et de musique, elle se distrayait par le chant et par les vers… Pauvre lady Cragson, malheureuse en ménage !

Puis il y avait Mr et Mrs Well, de Kinton (Massachussets), deux jeunes Américains colossalement riches qui, lassés de la vie de New-York et de New-port avec les parades sur la Fifth avenue, les soupers chez Sherry, les dîners au Waldorf étaient venus promener leur spleen et leur milliard au hasard de la vieille Europe.

Elle, blonde, menue, avec un air enfantin et effarouché, avait fait deux fois le tour du monde, une excursion, affirmait-elle en montrant ses quenottes blanches. Lui, un géant, taillé pour la lutte et pour la pauvreté, encore plus étonné que sa femme d’être riche et de ne rien faire. Au reste, un esprit blasé de toutes les émotions, avec un estomac dégoûté de toutes les cuisines. Il durait, il ne vivait pas. Et, cependant, accumulait, car c’était sa passion. Et puis le moyen de dépenser vingt millions de rente ! D’être un oisif, passe, mais il fallait sembler faire quelque chose, et beaucoup de choses. Ainsi pratiquait-il tous les sports, tous les plaisirs et tous les ennuis. Il chassait, pêchait, ramait, jouait au Golf et au Tennis comme un enragé, possédait quatre automobiles, deux écuries de course, en était à son cinquième dirigeable, dressait les chevaux en liberté, et jouait la comédie. D’ailleurs, sa femme et lui gardaient de leur tour du monde l’air perpétuel d’être en voyage.

Il y avait encore Percy Cardwell Blonton, le fils cadet de Sir Richard Blonton, le richissime brasseur de la cité, dont les propriétés étaient situées à quatre milles de là. Percy Cardwell, l’habitué du Prince’s et du Saint-James, Percy que l’on rencontrait à 10 heures du soir dînant en frac au Carlton ou chez Delmonico, l’orchidée à la boutonnière, le monocle vissé dans l’œil, pour faire comme Chamberlain, le petit arriviste, et qui, après cela, passait ses nuits à courir les bouges en compagnie de Skilde ou du pianiste Spilka — juste pour voir, — comme il disait.

D’autres invités tirant le grouse complétaient la liste.

Les répétitions commencèrent aussitôt et Skilde, tout en ne ménageant pas les conseils, fut charmé des dispositions réelles du jeune homme. Renold avec une aisance surprenante, évoluait sur la scène dans sa tunique transparente de demi-dieu sans que la révélation de sa beauté juvénile put lui causer la moindre honte ou le moindre embarras. Et lorsque, les répétitions finies, il allait se dévêtir dans une petite salle, aménagée spécialement pour lui, il laissait avec coquetterie glisser ses mousselines à terre, adornant de gestes savants et doux son corps harmonieux. Il restait immobile en face d’une psyché qui reflétait son sourire, une psyché pareille un peu à celle de chez lui, et regardait ardemment le jeune page très moqueur et très séduisant campé devant ses yeux.

La veille du jour de l’an, comme il s’abandonnait ainsi à d’exquises joies, on frappa un coup léger à la porte qui cédait. Skilde entra avant que, dans sa surprise, Renold eut pu se couvrir ou crier. Un grand frisson l’envahit et des baisers jusqu’alors inconnus le mordirent de la nuque au talon. Quand il reprit ses sens, Skilde était parti. Renold Monrose, lord Lyllian, s’était laissé violer comme une jolie femme…

Il n’en garda pas autrement rancune à Harold Skilde, car le lendemain il joua comme un second Garrick. Il eut dans le rôle tendre et mystérieux de Narcisse tant de naturel et de jeunesse, dans le dialogue avec la nymphe où celle-ci lui avoue son misérable et torturant amour tant de délicatesse et de pudeur, que les plus prévenus l’applaudirent à la fin du premier acte.

Et lorsque, dans la scène au bord de la fontaine, il eut reconnu son évidente beauté, au point de s’embrasser lui-même, la salle entière, transportée, lui fit une ovation. Tout ému, tenant dans sa petite main un rameau de myrte antique, il s’avança pour saluer. Des roses tombèrent à ses pieds. C’était l’hommage de l’auteur. Revenu dans sa loge, il reçut à nouveau les compliments universels. Sans s’être donné la peine de quitter son peplum angelisé de déesse, lady Cragson vint le féliciter, en le regardant de ses éternels grands yeux tristes. Le duc de Cardiff le remercia chaudement et ajouta que la Duchesse avait daigné lui porter intérêt.

Harold Skilde arriva enfin à l’instant où tous parlaient. Il s’excusa, ayant quelques observations à mêler à ses louanges, dit-il, soutenu par le regard approbateur et vicieux du vieux Duc.

— La seule chose que vous ayez manqué, commença-t-il dès que tous furent partis, et vous auriez eu un succès complet, la seule chose que vous ayez manqué ce fut votre baiser…

— À qui ?

— À vous-même, quand vous étiez penché sur la rivière, à voir dans l’eau le reflet de vos yeux.

— Vraiment, comment donc est-ce qu’on s’embrasse alors ?

Harold Skilde, sans répondre, prit la fine tête qui lui souriait d’un ton narquois. Un instant, il prit plaisir à sentir palpiter le petit corps tiède si bien créé pour les caresses, puis, avec son ardeur affolée, il couvrit le cou douillet, les oreilles menues et roses, les joues ambrées et les lèvres qui s’offraient, de câlineries passionnées tandis que, frissonnant de fièvre et de plaisir, lord Lyllian, cambré devant la glace, se regardait pâlir — ravissant de perversité, d’ironie et d’amour.

 

Le soir du même jour, comme, délicieusement las, Renold, vêtu de sa légère chemise, allait se mettre au lit, une voix féminine à moitié étouffée par la peur demanda : Puis-je entrer ? Il ouvrit la porte. C’était lady Cragson.

— Oh, pardonnez-moi ; je ne sais pas ce que je fais ! Je suis folle, en vérité…

Elle se rapprocha du jeune garçon très beau dans la pénombre avec ses yeux clairs voilés de cils de velours.

— Pardonnez-moi, dit-elle… je vous aime…

— Chut, répondit-il, en lui fermant les lèvres.

Et comme il pensait à toutes sortes de folies romanesques et charmantes, lord Lyllian, vierge à moitié, l’aima plus que Skilde cette nuit-là…

 

Maintenant il ne se passait pas de semaine sans que Harold Skilde, lady Cragson et d’autres voisins ne vinssent à Lyllian Castle visiter Renold. On organisait un peu partout des fêtes et des rendez-vous, si bien qu’on aurait juré la présence du diable dans ce diable de pays.

Lord Lyllian se transformait rapidement au contact de tant d’émotions nouvelles. Il était à l’âge où les garçons changent de nature et d’idées — choyé par les uns, critiqué par les autres — il réunissait en effet tout pour réussir — il devint vite un enfant gâté. Sa réserve et sa modestie d’autrefois disparurent. Son sourire aussi, son jeune et naïf sourire des premières années. Skilde, indépendamment de cela, lui pénétrait l’esprit de mille paradoxes qu’il développait triomphalement avec sa faconde habituelle. Son âme de viveur blasé rejaillit sur lord Lyllian qui devint ainsi blasé sans presque avoir vécu.

Certaines fois, frissonnant de mysticisme et d’art, l’écrivain emmenait son jeune ami dans de longues courses à travers les montagnes, lui révélait la sérénité majestueuse d’un sommet, la douceur tranquille d’une rivière, la religion des crépuscules… la beauté calme de la terre, puis ils revenaient, les yeux pleins du vertige des altitudes.

Ils s’asseyaient dans une des hautes salles du manoir, Skilde penché sur un livre, près d’une lampe voilée, Renold dans la pénombre, hanté d’espoir et de souvenir. Et Skilde lui lisait les poètes immortels. Lyllian connut aussi Shakespeare le magnifique, l’acariâtre Pope, Milton si résigné… Il entendit chanter les rythmes dont Byron s’enfiévra, dont Tennyson s’enivra. Et tantôt aussi c’était Sheridan qui passait avec un éclat de rire, Swift avec un sermon, Dickens avec une larme. Mais certaines fois le jeu changeait et devenait plus grave. Spirituel comme un oisif à idées, n’ayant gardé du passé qu’une passade, éperdument dédaigneux des hommes et de leurs préjugés, Harold Skilde parlait à bâtons rompus. Il disait sa haine des hypocrites et des tartuffes, puis en profitait pour tout oser avec une bravoure pantagruélique ; il disait aussi son admiration pour la nature et pour ses œuvres, mais finissait par admirer sans réserve beaucoup trop de choses.

Si bien que l’enfant pris dans ce tourbillon, éveillé au souffle puissant des grands poètes, charmé par l’esprit ingénieux de celui-là, se modela sur Skilde comme une cire sur du fer.

Harold Skilde n’avait rencontré jusque-là que des petits bonshommes plus à vendre qu’à aimer — le vice anglais. Il avait ressenti pour lord Lyllian une passion très étrange et toute nouvelle, et qui plaisait à son orgueil. Le nom de son jeune ami, sa fortune, sa race, mieux encore que sa beauté, son intelligence aussi l’avaient de prime abord exaspéré. Puis, chez cet homme incapable d’aimer en apparence, l’amour s’était déclaré fougueux, absolu, dominateur. Il voulut faire de Lyllian sa créature. Et Lyllian s’y soumit, ou parut s’y soumettre. Il voulut lui donner une éducation de cabotin et de cocotte. Bientôt Lyllian fut les deux : Il parut sur la scène dans des rôles de femme. Il joua la courtisane grecque et la cascadeuse moderne. Il s’enthousiasma pour la France à cause du Moulin-Rouge et pour Paris à cause du Boulevard. Et dans sa vie habituelle, confondant ce qu’il fallait dire avec le geste à faire, il devint un parfait petit Delobelle, égoïste et menteur.

Cinq mois s’étaient écoulés de cette façon.

L’hiver avait succédé à l’automne, le printemps avait chassé l’hiver. Un matin, Harold Skilde entra nonchalamment dans le boudoir du petit Lord, un livre à la main.

— Mon dernier roman « Isis » ; il vous est dédié, Ganymède… Lyllian prit le bouquin, le feuilleta et, au hasard des pages, lut une description si frappante et si juste qu’il ne put s’empêcher de pâlir.

— Mais… C’est moi dont vous parlez, ici…

— Mais oui, c’est vous… quel succès, Monseigneur, quand tous ces mufles vont vous reconnaître. Ah, je vais m’en payer de jolies histoires de masques !

— C’est très mal, monsieur Skilde, observa Lyllian, vous ne devez pas agir ainsi.

— Et pourquoi ?

— Parce que je n’appartiens à personne sinon à moi-même et que vous m’avez volé. Oui, vous m’avez volé, tout, ma nature, ma silhouette, mes pensées, mon âme ! Que diriez-vous de quelqu’un qui forcerait un meuble, avide de fouiller les tiroirs, d’en arracher les secrets, les lettres, les parfums, les dentelles et qui se promènerait ensuite avec ses trophées au poing ?… Or, à tort ou à raison vous m’avez amené à avouer mes plus intimes rêves, mes souvenirs d’enfant, mes désirs de jeune homme. Vous me laissiez croire que c’était par intérêt, pour me calmer, pour me garer, pour me guérir ?…

— Et je vous ai garé et je vous ai guéri. Ma parole, vous avez pris la chose au tragique ! Je vous ai garé et je vous ai guéri… et puis… — c’est vrai — j’ai fait un livre ! Pour nous, les littérateurs, la vie est un perpétuel champ de bataille où, aussi curieux, aussi dévoués quelquefois que les médecins, nous épions, pour les soigner, les malades et les mourants. Vous étiez malade quoique tout jeune. Vous m’intéressiez plus qu’un autre à cause de cela même. J’ai fait mon devoir envers vous et je vous ai montré ma reconnaissance par la consécration d’une œuvre nouvelle…

— Oui… Vous avez fait un livre !… Ah, la jolie raison… Les affaires sont les affaires, n’est-ce pas ? Vous ne voyez que le métier partout… Je suis jeune, en effet, comme vous le dites, mais j’ai vécu assez pour être dégoûté par ce que je vois. Une œuvre nouvelle ! Vous voilà ragaillardis, messieurs les poètes. On a pendu les détrousseurs de grand chemin : on salue les détrousseurs d’âme. Un échantillon psychologique vous plaît ? Prenez-le donc. Étalez ses tares exagérées, ses plaies à défaut de ses qualités. Portraiturez un homme ou une femme d’une façon si saisissante que tous et toutes les reconnaissent, et quand leur infamie aura été publique, lorsqu’ils seront démasqués et dévastés, vous, vous deviendrez un héros, un grand homme !… Répétez-moi donc que vous m’aimez maintenant, répétez-le donc, mon brave ? Oui, vous m’aimez… pour l’écrire plus tard, vous m’aimez pour la description future, aussi froidement que si vous composiez un rôle !… Au reste, mon cher, continua lord Lyllian dans un sarcasme, je suis meilleur comédien que vous !…

— Comédie ou tragédie, peu m’importe ! Maintenant je vous ai là, dans ces pages ; votre petite personne impertinente et gracieuse danse au milieu de ces griffonnages noirs comme si elle était harcelée de mouches vivantes qui l’ont vaincue… Vous êtes à moi, soumettez-vous. Et, pour vous consoler, cher monsieur qui n’êtes pas mon amant, je vais vous proposer une grande chose…

— Et laquelle ?

— Un voyage…

— Loin ?

— En Grèce. Un voyage dans la lumineuse et nonchalante Grèce. Nous irons de Cyclade en Cyclade, de souvenir en souvenir. Venez, fuyons ces pays d’ombre et de fumée où l’on ne respire ni azur ni clarté. Ah, mon pauvre enfant, à qui j’ai dévoilé la vie ! Tant de mystère et tant d’idéal se mêlait à ma passion que je croyais ne pas faire de mal en vous initiant à mon mélancolique amour. Maintenant, de vous sentir ici, en proie à toutes les tentations, à toutes les tristesses, à tous les remords, face à face avec l’ombre, cela m’effraye et me déroute. Puisque vous êtes, vous-même, comme une image vivante des dieux abolis, des mythes disparus, puisque j’ai cru retrouver en vous ce que j’adore en rêve, venez, quittons les terres brumeuses où jamais Adonis n’a vécu.

Allons vers le soleil chaste, vers l’orient triomphal, vers l’orient voluptueux et clair, illuminé d’or ! Je regardais, tout à l’heure, le ciel d’avril, le pauvre ciel d’Écosse, si pâle qu’il n’a pas encore entr’ouvert les bourgeons. Là-bas, tout s’éveille et tout chante. !

C’est une ardente résurrection. Et vous savez qu’il y fleurit une plante plus splendide qu’ailleurs. Seule la Grèce la possède : la gloire.

Vous verrez les ruines exiguës des vieux temples emplir le monde de leurs naufrages de marbre. La terre que vous foulerez a donné le jour à Socrate et à Sophocle, à Eschyle et à Euripide. Les abeilles d’or qui lutinent les lauriers-roses, ont autrefois voltigé sur les lèvres de Platon. Un peu rastaquouères, les descendants… Mais nous vivrons du passé, nous nous griserons d’histoire, nous reverrons les légendes, les légendes seront nos sœurs. Nous rencontrerons des chanteurs sur la route, des chanteurs dont la voix vibre encore au ciel. En passant, à Venise, ce sera Musset ; en longeant Cérigo, Chopin pleurera son rêve, plus loin ce sera la muse errante de Byron.

Oh, dites, avec vous, mon bien-aimé, partir pour la Grèce blonde, pour la Grèce héroïque et fabuleuse… pour les Îles de luxure où l’on voudrait mourir…