Messes noires ; Lord Lyllian/13

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Librairie Leon Vanier, A. Messein succr (p. 111-118).

XIII

… Il est des soirs où je te veux
Pur et soyeux comme une hostie,
Où ma passion endolorie
Est presque un hymne à tes yeux bleus ;

Où mon rêve vers toi se penche,
Très doucement illuminé…
Et te donne à peine un baiser
Et frôle à peine ta peau blanche…

Où tu deviens, petit amant,
Plus qu’un ami et moins qu’un frère,
Un joli Dieu pour ma prière,
Un gentil roi pour un instant :

Et ces soirs-là, mes lettres tendres
Ont la douleur de mes émois ;
Tu les gardes au bout des doigts
Comme un peu de mon cœur en cendres,


Comme un bouquet du clair jardin
Où ma rêverie se promène
Avec la grâce souveraine
Qu’ont les sourires de dédain…

Mais certains soirs mon âme change
Et je te veux éperduement,
L’âpre désir fouette mon sang
Ce sont les voix des mauvais anges.

Et c’est Eros qui te tuerait !

 

— Comment trouvez-vous cela ? dit lord Lyllian en piquant des violettes blanches à sa boutonnière. Il avait lu les vers, d’une lettre qu’il tenait à la main toute fraîche décachetée, et d’Herserange, se gardant de l’interrompre, admirait de ses mêmes yeux boursouflés et sensuels…

— Comment trouvez-vous cela ? Vous ne dites rien… Je prends la peine de vous lire ces rimes qui ont dû se donner beaucoup de mal pour naître. Vous me regardez comme un numéro de vestiaire. Ma parole, mon cher, à force de rajeunir, vous touchez à l’enfance.

— Excusez-moi, Renold… Ils sont très beaux, très jolis et très dignes de vous.

— Et vous ne me demandez pas de qui c’est ? gros rusé, gros renard, gros retors que vous êtes ? Vous connaissez mon caractère, my behaviour, comme on le définit à Londres. Si vous le demandiez, je ne vous le dirais pas, et je vous le dirai puisque vous ne me le demandez point.

C’est d’un petit Suédois, Axel Ansen, rencontré ici, à l’hôtel, par hasard. Vous savez bien le jour où la marquise della Maria Perdita donnait son bal en tête…

Je m’étais inspiré du portrait par Latour de l’archiduc Walfgang qui est à la National Gallery. Du matin au soir mon costume était arrangé… figurez-vous une rhingrave brodée, que je dénichai chez un vieil antiquaire de bonne souche, de ceux qui ont encore des crocodiles au plafond — une rhingrave de la nuance la plus tendre et la plus indécise ; couleur aurore, avec des passementés roses et argent, la culotte et le gilet d’un bleu d’Aïeule, et couvrant les souliers à talons galants, de larges boucles de topaze. Un doigt de poudre sur la perruque blonde et je faisais, sans médire, un assez joli pagelet. Pour aller au bal, je m’enveloppe tant bien que mal dans un grand manteau vénitien et j’allais arriver à la voiture quand, au dernier couloir, paf ! je me jette dans le Suédois…

» Vous le connaissez… Vingt-deux ans, mince, blond, l’air à la fois timide et railleur, avec des gestes maniérés et une voix à dire des vers. Il est Suédois mais du temps de Fersen et du roi Gustave, il est du Nord, mais où il y a du soleil.

— Parbleu, sa cause est gagnée.

— Me prenez-vous pour un trottoir roulant ?

— À peine pour le Passage des Princes.

— Merci, abandonnez aux autres. Je vous décris la silhouette comme le ferait un agent même pas des mœurs. Quant à sa vie, à ses habitudes…

— Il les passe dans le bois d’oranger.

— Quelle blague.

— À moins qu’il ne les arrose d’un tas de cocktails extraordinaires…

— Bref, je me cogne contre mon Ansen. Il marchait la tête inclinée, les yeux vers la terre. Un chic à lui… Un enfant qui aurait chipé des confitures… Surprise… excuses… Il me regardait avec des yeux… Je les ai sentis derrière moi fixés sur le petit Lord qui s’en allait dans un frou-frou de soie, comme une jolie femme… Le lendemain, j’avais sa carte avec encore des excuses. Puis les liaisons à l’hôtel se font comme un échange d’odeurs dans un garde-manger. Du tic au tac ce furent des saluts aux repas, des poignées de main au jardin, un doigt de liqueur pris ensemble sur la terrasse. Je sentais où il voulait en venir, le bonhomme, mais il n’osait pas. Il avait conservé son air timide, il avait perdu son air railleur. Un soir — ces choses-là, avez-vous remarqué, ça se pratique le soir, comme les crimes — il m’offrit de faire un tour jusqu’à la mer. On voyait l’Etna, paraît-il, vomir ses fumées rouges à l’horizon d’or…

Et, de fait, il m’emmena presque au bord de la mer. J’étais ému d’une façon sentimentale et bête. Il m’avait comme transfusé son âme, ce diable de garçon. D’abord et pour la première fois j’avais éveillé un jeune désir, ce qui est beaucoup plus flatteur — mille excuses — que de lever un monument public comme vous. Ensuite, sais-je, le crépuscule, l’étrangeté du spectacle vraiment merveilleux, avec la mer illuminée par cette éruption lointaine, le parfum aussi, le parfum énivrant des fleurs orientales…

Il m’emmena jusqu’au rivage. De petites vagues y mouraient avec un bruit très doux. On aurait cru la caresse d’un baiser…

» Alors il parla… Et il me dit des choses touchantes et simples, évoquant son pays, les chères visions ensevelies dans les brumes du nord, dans les lacs mélancoliques, les forêts mystérieuses, les villages perdus sous la neige, tout un décor naïf de légende Scandinave qu’il avait dû quitter pour trouver le soleil. Un ordre des médecins. Il fallait l’exécuter malgré le chagrin des vieux parents, malgré la gêne de leurs ressources, malgré son regret, à lui, de tout abandonner…

Il était arrivé dans ces pays, traversant à courtes étapes l’Italie jusqu’à la Sicile dont le climat le guérirait…

» Mais il était bien seul, il s’ennuyait souvent ainsi, sans pouvoir trouver une âme compatissante, quelqu’un qui le comprenne et qui le soutienne aux heures grises… Aussi était-il si content, oh, si content de m’avoir rencontré ! De suite je lui avais été sympathique, dès l’instant où nous nous étions croisés par hasard dans un corridor. Il avait tant aimé quelqu’un qui me ressemblait (c’est toujours l’éternelle excuse) qu’il me priait pour terminer de bien vouloir être son ami durant mon séjour… de me promener quelques fois avec lui au crépuscule… ces crépuscules où il croyait mourir quand il était seul !

Je ne savais comment répondre. Jamais on ne m’avait parlé ainsi, vous comprenez, d’Herserange, avec tant de délicatesse et de respectueux désir. Je me sentais très heureux et très lascif et mon sang coulait avec un rythme tiède qui me faisait rosir… Pour la première fois, il me semblait aimer quelqu’un. Skilde m’avait étonné, Edith était oubliée, Skotieff m’avait dégoûté et vous m’aviez blasé. Je levai les yeux vers Axel Ansen…

Il était immobile et me regardait… À ce moment, par un hasard, la mer fut illuminée d’une longue traînée de flamme et avec un tremblement de tout le sol, le cratère, à l’horizon, se remit à brûler. À sa lueur sanglante, je vis deux grosses larmes qui brillaient dans les yeux de mon ami. Lentement je tournais la tête. Nous étions seuls. On avait fait monter les gens de l’hôtel sur la haute terrasse blanche pour mieux apercevoir l’Etna.

Oh, ces larmes dans ses yeux !… Personne autour de nous… Alors je lui pris la main et la serrais de toutes mes forces en lui disant : I’ll be your friend… Je serai votre ami ! Peu à peu l’étreinte fut plus douce et plus caressante aussi. À son tour il regarda les environs, puis, à mesure que nos mains s’abandonnaient, il m’attira vers lui comme en une caresse mystique… Permettez-moi de vous embrasser… murmura-t-il la voix si blanche qu’on l’eut cru très lointaine. Sans répondre, je lui tendis mon front… Il hésita une minute et cette minute fut si délicieuse que j’en garde encore le frissonnant souvenir. Puis, sa fine moustache, une moustache blonde de collégien, m’effleura et je sentis sur ma peau un frôlement vivant et soyeux… son premier baiser…

Et nous rentrâmes ce soir-là aussi émus et aussi chastes que si nous avions été prier dans une église.

… Il est des soirs où je te veux
Pur et soyeux comme une hostie…

— Et depuis l’éruption, il continue à vous adorer ?

— Plus que jamais. Il a même été très amusant parce qu’avec sa nature froide de Scandinave il n’a pas voulu me révéler ses goûts, son idéal au premier abord. Il a fallu que je le questionne et que je le devine. Alors avec des mines d’enfant il m’a avoué ses désirs et ses rêves. Il a étudié pendant cinq années les lettres à Upsaal. Le fameux Evélius a été son professeur de grec et, d’après son inspiration, Ansen est devenu un dilettante et un érudit. Il a composé là-bas un travail sur les légendes de Lysilla qui fut accueilli très favorablement… Il ajoute même que je suis une incarnation de ces légendes-là… Puis la maladie l’a surpris en plein labeur, en plein succès. Son énergie s’en est trouvée atteinte et son talent déjà robuste « miniaturisé ». D’érudit il est devenu poète et ce qui est assez rare, mon cher, dans le nord comme ailleurs, un poète à idées…

Le lendemain du jour que je vous ai conté il ne parut pas, comme s’il avait été honteux de me revoir. Le matin d’après, je reçus des fleurs et des vers. Et maintenant, à chaque aurore, les fleurs me disent sa tendresse, les rimes me chantent sa pensée.

— Vous en aurez bientôt assez…

— Pourquoi ? J’aime les changements… c’est vrai. Mais j’aime aussi revenir à mes anciens péchés. Voyez vous-même. Vous n’avez certainement pas oublié la soirée que nous eûmes l’avantage de passer chez cette petite volaille de Venise. Vous devez m’en garder rancune. Soit… qui ai-je vu, voici quinze jours dans le hall de mon hôtel ? M. d’Herserange, tout à coup, que je croyais au diable à moins qu’il ne fût à Dieu…

— Des grâces pour le souhait. Le fait est que je m’ennuyais à Venise et que je préfère la Sicile et vos impertinences à la lagune sans vos yeux. J’ai laissé della Robbia piloter Jean d’Alsace dans les mauvais lieux.

— Où il se rend comme au sacerdoce.

— Et j’ai le plaisir de vous admirer en ce moment, aussi joli que toujours.

— Attendez que nous soyons sortis, voulez-vous ? À la clarté du soleil vous me direz si je suis encore jeune. À vingt ans parler de jeunesse, misère ! Faut-il que je l’ai jetée aux quatre vents du ciel… Allons sur la route de Princoli à Catane. Elle est divine à cause de ses échappées sur la mer, à travers les cactus et les palmiers d’Égypte.

Et, comme ils se levaient pour partir, la livrée apporta à lord Lyllian une gerbe parfumée de roses et de narcisses, et puis une lettre que Renold jeta sur une table sans même la décacheter.

— L’Angelus ! murmura-t-il, avec un sourire…