Messes noires ; Lord Lyllian/14

La bibliothèque libre.
Librairie Leon Vanier, A. Messein succr (p. 119-125).

XIV

— Est-ce que Monsieur est aussi souffrant qu’on le dit ? interrogeait lord Lyllian. Le domestique venait de quitter la chambre d’Axel Ansen et, malgré la porte refermée, perçant la cloison mince de l’hôtel, la toux du malade résonnait, sèche et déchirante…

— Monsieur a passé une mauvaise nuit, my lord. Ce n’est pas tant cette vilaine bronchite que Monsieur a attrapée un soir en restant tard au jardin, que les idées qu’il se fait… Monsieur se fait des idées, n’est-ce pas, et alors il n’y a rien à dire.

— Quelles idées ?

— Est-ce que je sais, my lord, des choses bizarres comme il les aime. Il s’écrie tout à coup qu’il va mourir, que c’est fini, qu’il n’a plus rien sur terre. Et c’est une pitié, my lord, car sa vieille mère, une bien respectable dame, l’adore, my lord, et ne se consolerait pas, s’il partait réellement. Puis ce sont des silences qui durent deux, trois heures, comme ça, dans la nuit. Et puis il recommence… Ça l’excite, vous comprenez, my lord, ça lui met le sang en mouvement et le docteur redoute les congestions… le délire, sans compter de fréquentes syncopes…

Et, pour terminer, le valet ajoutait avec un grand air de résignation :

— Ah, on peut dire qu’il nous a donné de l’ouvrage !

— C’est bien ; vous préviendrez Monsieur que je suis venu chercher de meilleures nouvelles. À demain.

Et lord Lyllian, frémissant, s’éloignait, descendait au jardin, allait jusqu’à la petite terrasse, entre les palmes et les lauriers où l’on découvrait doucement la mer. Il s’asseyait sur un banc, sur le même qu’ils avaient choisi, Ansen et lui, pour leur première causerie. Pauvre Ansen ! Et Lyllian se souvenait avec angoisse, avec presqu’une superstitieuse terreur, du soir dont parlait l’homme tout à l’heure… Cette vilaine bronchite que Monsieur a attrapée en restant tard au jardin… Il y avait déjà quinze jours qu’Axel, légèrement indisposé la veille, l’avait prié de lui donner rendez-vous au crépuscule… À son arrivée, Lyllian avait remarqué de suite l’extraordinaire pâleur de son ami, et l’éclat de ses yeux qui brillaient dans l’ombre comme s’ils avaient pleuré. Axel frissonnait, tout en souriant, pour rassurer Renold. Qu’il était gentil d’être venu, malgré cette promenade en barque qu’il avait dû faire. Comme lui, Ansen, était reconnaissant à Renold de se laisser aimer un tout petit peu, de se laisser dire des choses d’extase et d’amour aux lueurs des étoiles… Et, de nouveau, Ansen frissonnait.

— Écoutez, il vaudrait mieux rentrer chez vous… Vous n’êtes peut-être pas remis complètement de votre indisposition d’hier… Rentrons, j’irai dans votre chambre…

Mais il protestait, assurait Lyllian qu’il n’avait jamais été malade, et qu’il était très bien, ce soir, si joyeux de revoir son ami.

— Et puis rentrer… vous recevoir dans ma chambre toute petite, toute modeste… Jamais de la vie ! Regardez comme c’est beau ici… ces pénombres mouvantes des vagues, ces ombres dansantes de la nuit… et puis les lumières de la côte qui s’irisent entre les branches… Il vous manquerait, là-haut, ce décor-là…

Ils demeuraient donc, Renold ému plus que de coutume par je ne sais quel pressentiment d’un obscur danger, Axel Ansen exalté d’enthousiasme, plus mélancolique et plus passionné que la veille…

Par un soir de tristesse et d’espoir grandiose
Où l’âme de Néron palpitera dans l’air,
Nous partirons tous deux vers le ciel bleu et rose
En face d’un coucher de soleil sur la mer !

Les jeux remplis d’extase et de rêves mystiques
Nous nous rappellerons les contes de jadis
Où des bergers passaient en priant dans les lys :
Et nos baisers d’adieu sembleront des reliques !

…Des parfums étrangers berceront le départ
Et le rendront plus vague et plus incertain même,
Et nous ne dirons rien sinon le mot : je t’aime…
Car notre unique amour vivra dans nos regards.

Puis tu seras si jeune, ô mon amant fidèle,
Que les oiseaux des Dieux te suivront en chemin,
Et que reconnaissant ton sourire lointain
Ils étendront sur toi le frisson de leurs ailes ;


Et lorsque l’on viendra entr’ouvrir nos tombeaux,
Après qu’auront vibré les derniers cris de fête,
On trouvera mêlés aux cendres du poète
Ton cœur toujours vivant et tes yeux toujours beaux !

Une horrible quinte étouffait le jeune homme et Renold, très inquiet, lui ordonnait maintenant de rentrer. Pourtant un souffle tiède s’était levé qui venait de la mer et au delà de la mer. C’étaient des effluves énervantes et musquées, comme une fragrance trop forte de mimosa mêlée à l’odeur des vagues. Axel Ansen, grisé par ses vers, respirait avec délices et, la lune limpide et rose s’étant levée à l’Orient, il la regardait avec des prunelles magnétiques.

— Jamais nous n’avions connu des nuits comme celle-là, se répétait-il, ainsi que dans un rêve… Et subitement s’adressant à Renold… Regarde comme elle est belle, la douce Phœbé, ce soir ! on dirait qu’en Orient elle est allée se vêtir de perles pour nous sourire plus doucement. Dans mon pays elle est si pâle et si lointaine, que je la regardais telle qu’une étrangère, comme un astre trop haut pour moi.

Dans mon pays je parlais aux étoiles quand j’étais triste ou fiévreux ; je parlais aux étoiles qui tournaient vers moi leurs yeux apaisants… Mais la lune semblait morte et je me détournais d’elle. Regarde-la, au contraire. Elle est pareille à un beau visage qui nous contemplerait d’un air mélancolique… Ce n’est plus la planète éteinte qui se réchauffe aux feux du soleil. C’est un autre soleil, c’est un monde indépendant et vivace qui ne paraît adorable qu’aux poètes et qu’aux fous, qu’aux enfants et qu’aux amoureux !…

Pour la seconde fois il s’arrêtait épuisé, les yeux hâves, la bouche sèche, le souffle haletant.

— Écoute, une idée m’est venue, ridicule et charmante, une idée dont tu riras avec le joli rire que je te connais… Je veux t’embrasser à cette minute de recueillement et de silence… Vois donc, c’est presque religieux… De grands oiseaux volent, là-bas, dans les ténèbres… Nous ne retrouverons plus ce calme et cette beauté… Ah, tremble, tremble encore… Je veux nous fiancer aux étoiles !

Il murmura ceci, d’une façon si tendre et si étrange que Renold en oublia la naïveté… Alors, il lui tendit sa bouche… De nouveau, précipitamment, une quinte atroce secouait le misérable Ansen qui portait un mouchoir soyeux à ses lèvres. Et quand ils s’embrassèrent, Lyllian distingua à travers la caresse le goût fade du sang…

 

Le lendemain, la maladie se déclarait, et depuis une semaine l’état s’aggravait, empirant d’une façon navrante… Maintenant, Ansen haletait et bien peu d’espoir restait qu’il n’en demeurât très faible… malgré le climat, malgré ce soleil étincelant, ce ciel nimbé de lumière et de vie comme d’autres sont voilés de tristesse et de brume. Lyllian pensait à toutes ces choses, lorsque d’Herserange parut, un large sourire épanoui sur sa face de chantre.

— Ah, mais, vous savez, j’ai une bonne nouvelle à vous apprendre !

— Quoi ?

— Skilde, le grand poète Skilde, vous le connaissez, je crois, est gracié !

— Pas possible ?

— Je viens de le lire dans le journal. Tenez, voyez vous-même.

Il tendait à Lyllian le dernier « Times ».

— C’est vrai, ma parole, Why, the deuce, didn’t he tell me this ? Why didnt’ he even write ?… Et Lyllian s’étonnait…

— Figurez-vous que je ne m’en doutais pas. J’ai reçu une lettre de lui à Venise, voici trois mois. Il ne me parlait que de prison et de torture. S’il est libre aujourd’hui…

— Cela ne vous fait pas plus de plaisir ?

— Mon Dieu, je suis très content pour lui. Mais j’ai cessé de le fréquenter. Pour des raisons majeures, soit. Tenez, même avant son arrestation, après que nous sommes revenus de Grèce, chacun de notre côté, j’avais refusé de le voir.

— Mais, maintenant… il doit avoir tant souffert…

— Souffert ? parce que c’est un soi-disant cérébral… Ne croyez donc pas ça. Et puis, il est coulé, fini. Vous ne connaissez pas l’Angleterre, vous autres du Continent… Tant que Harold Skilde n’a pas été pincé par le policeman, on le trouvait charmant, spirituel, délicieux. Je l’ai croisé un soir au Savoy, il baisait la main de la duchesse de Sheffield, après avoir fait une entrée sensationnelle entre deux petits amis d’amour.

D’une insolence incomparable, Skilde, je ne le surpasserai jamais. Et puis, des sans-gêne de grand seigneur. On acceptait tout à Londres, par entraînement, par snobisme. Aujourd’hui, il a été arrêté, jugé, condamné… Il pourrait être libéré mille fois. C’est un homme fini !…

C’est un homme fini, répétait lord Lyllian en scandant ses mots, tandis que les beaux yeux bleus prenaient une teinte cruelle d’acier.

Alors, subitement, d’Herserange, qui l’écoutait, comprit l’instinct pervers et égoïste, d’un égoïsme odieux qui composait presque uniquement la nature de Renold.

Sur ces entrefaites un domestique accourait jusqu’à eux.

My lord, disait-il très vite et très haut, il y a M. Ansen qui se sent mieux. Il m’a dit comme ça qu’il voulait vous voir… C’est la chambre no 32 qu’il habite, M. Ansen.

Lord Renold Lyllian, sans répondre, partait immédiatement. Et il sembla à d’Herserange que ce joli garçon, trop joli même, à la démarche dansante et légère, allait à la rencontre du malheur…