Aller au contenu

Messieurs les ronds-de-cuir/III/3

La bibliothèque libre.
Flammarion (p. 111-120).
◄  II.
Troisième tableau. III.


III

Là, c’était comme un bain de pénombre, doux et tiède, avec seulement, au loin, la tache éblouissante de la table directoriale, qu’une lampe au bedon hydropique inondait d’un flot de clarté. Une garniture Empire, aux cuivreries piquées d’étoiles, chargeait une cheminée de marbre dont les deux montants parallèles empiétaient sur le sol en griffes contractées, tandis qu’un buste de Solon, juché sur la corniche d’une bibliothèque, mirait dans le cadre d’une glace ses épaules nues, son front de penseur et l’insondable idiotie de ses yeux vides. Les vagues rougeurs de lourds et funèbres rideaux, tirés devant les fenêtres, masquaient les jardins de l’hôtel Prah en bordure sur la rue Vaneau, de l’autre côté de la chaussée.

La main tendue de loin, grande ouverte, à M. de La Hourmerie, qui se pressait, confus de tant de bonne grâce :

— Eh ! bonjour, homme de tous les zèles et de toutes les activités ! cria joyeusement M. Nègre. Dernier rempart des saines traditions, prenez une chaise et vous mettez là. Fumez-vous ?

En même temps il lui présentait une boîte pleine à demi de fines cigarettes orientales.

— Non ? Ah pardon ! J’oubliais que vous êtes sans vices, cher ami.

Lui-même pêcha une cigarette, et l’ayant allumée au fil de la lampe :

— Et à quoi dois-je, à cette heure inopinée, l’avantage de votre visite ?

Il avait pris ce qu’en style de vaudeville on nomme « une position commode pour entendre », renversé dans le dos d’acajou de son fauteuil et le genou haut, enfermé dans les mains. L’insensible nuancé d’un dessous d’aile d’ara, monté de l’abat-jour fanfreluché et rose, enluminait ses joues, lasses un peu, de viveur chic. Au revers de sa redingote, la rosette d’officier de la Légion d’honneur mettait une gouttelette de sang, et, vraiment, il était charmant à voir ainsi, chassant par les naseaux un double jet de fumée, sentant bon le modernisme aimable et ce je m’en-bats-l’orbitisme bon diable, auquel on tenterait vainement d’en vouloir, sans jamais en trouver le courage. Il souriait, d’ores et déjà conquis et prêt à tout ce qu’on voudra, pourvu qu’on n’attente point à sa tranquillité, mais le chef de bureau n’eut pas ouvert la bouche et lâché le nom de Letondu, qu’il sursauta :

M. Letondu ! encore M. Letondu ! Ma parole, on ne parle plus que de M. Letondu, ici ! À la fin, me laissera-t-on tranquille avec M. Letondu ! J’ai déjà exposé que je ne pouvais rien ! rien, entendez-vous ? rien ! rien ! rien ! Et puis d’abord, je n’admets pas qu’on se permette de venir me raser à des heures non réglementaires ! De deux à quatre, tant qu’on voudra ; mais passé quatre heures, je proteste. Ça deviendrait de l’arbitraire, aussi. Oh ! ce Letondu !

Dans ce « oh ! », éructé du fin fond de la gorge, un monde de haine tenait ; la rage justement exaltée du monsieur qui a fait l’impossible et au-delà pour être agréable à tout le monde, qui a semé sans compter l’or des bonnes paroles et des sourires pleins de promesses, qui, enfin, aurait bien gagné d’avoir la paix, et dont une brute malfaisante s’en vient troubler la bonne petite existence réglée au mieux de l’intérêt général ! Pourtant il sentit qu’il avait été un peu loin.

Il se mit à rire, et pour le forcer à se rasseoir fit doucement violence à M. de La Hourmerie, lequel se levait, l’air pincé.

— Voyons, mon cher ! Voyons, mon cher ! Vous n’allez pas vous fâcher, j’espère bien !

Il reconnut qu’il s’était emballé et très gentiment il en demanda pardon, expliquant qu’il était bien excusable de perdre quelquefois patience, tant son personnel l’assommait de ses perpétuelles réclamations. Il dit sa vie alors, sa triste vie, tuée en partie à écouter des plaintes ; il dépeignit l’ininterrompu défilé des lésés et des mécontents, leurs attitudes découragées, leurs figures navrées et navrantes.

— Une procession, je vous dis ! une véritable procession !

À celui-ci de qui la femme venait d’accoucher, c’était un secours qu’il fallait ; à celui-là, une augmentation de trois cents francs ! À Sainthomme, les palmes ! à cet autre… que sais-je ! Jusqu’à Van der Hogen, bon Dieu ! qui s’était mis à miauler avec les chacals, lui aussi, et à venir épancher dans le giron suprême ses amertumes d’homme supérieur dont on méconnaît les services.

Les services de Van der Hogen !…

Quand il en vint à Chavarax, les yeux lui jaillirent de la tête.

— Mon cher, c’est fantastique. Doué d’un de ces toupets démontants que rien ne saurait désarmer, ni les bienfaits tombant en pluie, ni les coups de pied lancés dans le derrière par centaines, Chavarax m’extirpa un jour la promesse d’une place de sous-chef pour une époque indéterminée. Cette promesse… — je parle ici à un homme vieilli dans le sérail et qui sait à quels faux-fuyants oblige parfois la terrible lutte pour la paix…

L’homme vieilli dans le sérail eut un fin sourire édifié.

Le Directeur continua :

— … je la fis avec l’intention sous-entendue de la tenir le jour où j’en aurais le temps ; en vue surtout d’avoir le repos, de faire taire enfin un lamento odieux, sempiternellement marmotté et larmoyé à mon oreille. Fatale imprudence ! Depuis lors (et je vous parle de deux ans), Chavarax s’est érigé en cauchemar de mon existence. Armé du pseudo-engagement arraché de force à ma faiblesse, il s’en sert ainsi que d’un tromblon, et il en braque sur moi, sans trêve, la large gueule menaçante. Je suis là, assis à cette table, heureux et calme, goûtant la tendresse de l’avril revenu encore une fois. La porte s’ouvre, Chavarax paraît. Horreur ! il s’avance sur moi la main ouverte. Avec un infernal sans-gêne auquel il faut bien que je sourie, ne l’osant châtier à coups de botte, il s’affale en un fauteuil, il roule sa cigarette, l’allume, et du même ton ensemble enjoué et respectueux dont il dirait :

« Je viens chercher des ordres »,

il dit :

« Je viens chercher ma place. »

Sa place !… Cette place que je lui ai promise en une minute à jamais exécrée d’aberration et de démence ; cette place que je n’ai pas et que, n’ayant pas, je ne peux pourtant pas inventer, nom de Dieu ! En vain j’essaye des calmants, je répète : « Patience ! Patience ! L’avenir, monsieur Chavarax, est à ceux qui savent attendre. La Direction des Dons et Legs est de personnel limité et les mutations y sont rares. Patientez, et laissez-moi faire ! » Chavarax est impitoyable ! une bouche de marbre me parle par sa bouche. Au mot « patience », il a élevé vers le ciel des yeux voilés de fausses et, ayant jeté sa cigarette aux cendres tièdes de mon âtre, il s’écrie :

« C’en est trop ! Ô noire ingratitude ! Ô inhospitalière maison à laquelle j’ai tout sacrifié ! »

Et, là-dessus, c’est l’énuméré des inappréciables avantages auxquels il a renoncé par amitié pour moi et attachement à nos libérales institutions : un million de dot ! quarante mille francs en Égypte ! quatre-vingt mille au Labrador ! le gouvernement du Tonkin, du Cambodge et de la Cochinchine ! la royauté d’une peuplade nègre ! est-ce que je sais !… Confondu, j’offre timidement une augmentation de cent francs à titre de compensation. Il accepte.

« En attendant », dit-il.

Et il attend. Il attend un mois, puis revient :

« Ma place ? »

Et ça recommence ! et je relâche cent francs, et il réempoche les cent francs avec un sourire de victime de qui le cœur est un abîme d’indulgence ! et en voilà pour un autre mois ! Ah le monstre ! En sorte que j’en suis venu à ne plus oser mettre un pied en cette pièce, crainte d’y rencontrer Chavarax ; je vis dans la terreur incessante de cet homme comme vit un épileptique dans la terreur incessante d’une attaque !…

Sa conclusion fut un tu quoque triste et doux :

— Et vous, La Hourmerie, aussi ! Vous, à qui je n’ai jamais rien fait, voilà maintenant que vous vous mettez au nombre de mes ennemis et que vous venez me persécuter avec M. Letondu !

— Mais il est fou ! clama M. de La Hourmerie, dont les mains retombèrent, éperdues, sur les cuisses.

— Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? reprit M. Nègre. Suis-je médecin aliéniste et puis-je le guérir ? Non. Suis-je son parent et puis-je, à ce titre, provoquer son internement dans une maison de santé ? Non. Alors, j’en reviens à ma question : qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? Accouchez, si vous avez trouvé un joint, allez-y ! j’y souscris d’avance. Oh ! je ne suis pas entêté, moi.

Il avait pris une nouvelle cigarette qu’il allumait à la première.

— Car, enfin, vous ne supposez pas que je vais révoquer ce malheureux et le jeter à la rue comme une coquille d’huître ?

— Non, sans doute ! fit La Hourmerie dont le taf extraordinaire s’était pourtant leurré de cet espoir, et qui, perfidement, insinua :

— Peut-être une mise à la retraite anticipée, proportionnée aux années de service…

Mais le Directeur, de la main, balaya cette proposition. Sec et précis comme une règle de trois, il déclara :

— Mon bon ami, vous dites là un enfantillage. Il n’y a, entendez-moi bien, mise à la retraite proportionnelle qu’autant qu’il y a eu infirmité contractée dans le service et dans l’intérêt de ce service. La jurisprudence administrative est formelle à cet égard. Si je le saisissais d’une demande de mise à la retraite en faveur de M. Letondu, le Conseil d’État m’enverrait coucher, ça ne ferait pas un pli.

Il se leva, ayant jeté de biais un coup d’œil sur la pendule et tressailli malgré lui, à la voir indiquer la demie de six heures.

— Oh diable ! six heures et demie !

C’était ce soir-là, aux Folies, la centième du Roi Mignon, opérette-bouffe, en trois actes, à laquelle il avait collaboré anonymement. D’où : souper, et, aussi, couplets ! auxquels il lui fallait mettre la dernière main, et qu’il se proposait de chanter au dessert sur l’air : J’avais jadis un caniche à poil ras. Il redoubla d’amabilité, abattit sur l’épaule du chef de bureau qui murmurait, point convaincu : « C’est égal, ça finira mal ! » de légères tapes rassurantes.

— Soyez donc tranquille, mon vieux ! avez-vous peur d’être égorgé ?

Il riait.

Il lâcha ce mot à la Louis XV :

— Farceur ! est-ce que tout cela ne durera pas autant que nous ?