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Messieurs les ronds-de-cuir/IV/1

La bibliothèque libre.
Flammarion (p. 123-135).
II.  ►
Quatrième tableau. II.


I

La nuit ne porta pas conseil à Lahrier. Le lendemain le retrouva ce que l’avait laissé la veille, exactement.

Habillé, le chapeau sur la tête, il demeura cinq grandes minutes à se faire les ongles devant la glace, hésitant s’il allait partir ou rester là. À sa crainte de s’attirer des embêtements, s’il poussait le manque de pudeur jusqu’à lâcher le ministère après la mise en demeure nette et claire de la veille, se mêlait l’envie folle de le lâcher tout de même, et il pensait :

— Après tout, quoi, Chavarax a raison ; je peux être tombé malade.

Il se décida, enfin. Un mot griffonné à la hâte, roulé ensuite en cigarette et fourré dans le trou de la serrure, avertissait Gabrielle de venir le retrouver à la direction :

« …………… C’est rue Vaneau, mon mimi ; au 7 bis. Tu reconnaîtras la maison facilement : il y a un drapeau au-dessus de la porte. Inutile de me demander au concierge, que je soupçonne de faire le mouchard. Monte directement. C’est le premier escalier à gauche, sous le porche. Quatrième palier, bureau 12… »

Là-dessus il partit, se réservant de voir venir les événements. Un seul dessein, en son esprit, se formulait avec netteté : exaspérer le père Soupe par le procédé habituel, le faire mousser peu à peu, jusqu’à ce que, l’ayant poussé à bout, il eût enfin obtenu de lui la libre jouissance du bureau ; mais la surprise, vraiment inattendue, qui accueillit son arrivée, lui simplifia, au delà de toute espérance, la réalisation de cet ingénieux projet.

Est-ce que le père Soupe, ce jour-là (à cent lieues de soupçonner l’arrivée prématurée de son collègue), n’avait pas inventé de se laver les pieds ? et ce dans la cuvette commune ?

Parfaitement ! Assis sur une chaise, adossé au tuyau d’aération des lieux qui traversait la pièce dans toute sa hauteur, il raclait ses jambes velues et empoissées de savon noir, ses genoux cabossés en flancs de vieille casserole et que les replis de la culotte coiffaient d’un double turban.

À la vue de Lahrier, il changea de couleur :

— Vous !… Comment, c’est vous !… à c’t’heure-ci !…

Tel était son ébahissement qu’il en restait plié en deux, les mains entrées jusqu’aux poignets dans l’eau nuageuse de son bain.

— Eh ben ! vrai, alors, c’est du propre ! déclara Lahrier qui fit halte sur place ; voilà maintenant que vous vous lavez les pieds ici ! Est-ce que vous perdez la tête ? Vous ne pouviez pas choisir un autre endroit pour y aller faire vos ordures ?

— Mes ordures ! dit Soupe ; mes ordures !

— Oui, vos ordures ! C’est ragoûtant, peut-être, ce que vous faites là ! et puis j’irai me laver les mains là-dedans, moi, après ? Que diable, on s’enferme chez soi quand on veut se mettre la crasse à l’air, et vous n’êtes pas chez vous, ici.

Soupe, humilié, se rebiffa :

— Je vous demande pardon, j’y suis.

— Je vous demande pardon également, vous n’y êtes pas.

— Ah ! bah ! et où donc suis-je alors ?

— Vous êtes chez nous, ce qui n’est pas la même chose.

— Si je suis chez nous, je suis chez moi.

— Vous mentez.

— Ah ! mais…

— Vous mentez !

— C’est trop fort ! cria le père Soupe. Monsieur Lahrier, vous êtes un galopin.

— Et vous, dit Lahrier, vous êtes un vieux cochon.

— Malappris, grossier personnage !

— Ah ! pas d’insolence, je vous prie. Je suis poli avec vous, moi.

— Poli !…

À cette profession de foi extravagante, le pauvre homme demeura sans armes, avec seulement un lent regard, qui monta au plafond, navré et pitoyable.

— Poli !…

Il se tut toutefois, il tenta de l’apaisement, se sentant enferré dans ses torts, jusqu’au cou. Justement, de la pièce voisine, Letondu intervenait, cognant au mur à coups d’haltères et hurlant : « Gloire à la vieillesse ! Honneur au respectable Soupe ! Celui qui n’a pas le respect des cheveux blancs se ravale au rang de la bête ! » en sorte que Soupe jouait l’effroi, exhortait Lahrier au silence, par une mimique compliquée, des deux bras. Mais Lahrier se moquait un peu de Letondu ! Il tenait la scène à faire et ne l’eût pas lâchée pour beaucoup d’argent. Or, voici que de ses yeux, machinalement promenés, il aperçut les chaussures du vieux, posées côte à côte sur la table et y bâillant à l’air libre, dans un éparpillement confus de paperasses administratives.

Alors tout fut bien.

Il cria :

— Et allons donc ! les godillots sur la table ! c’est le bouquet ! D’un bond il fut sur les chaussures. Il les empoigna aux tirants et, par l’entrebâillement de la porte, il les lança à la volée dans les lointains ténébreux du corridor où on les entendit s’abattre l’une après l’autre avec le bruit de deux plâtras qui se détachent.

— Mes souliers ! rugit le père Soupe, mes souliers ! Il a jeté mes souliers, à c’t’heure !

— Oui, dit Lahrier ; et je jette vos bas à la rue, si vous ne les remettez pas à l’instant même. Habillez-vous, monsieur, vous êtes indécent. Et puis, qu’est-ce que c’est encore que toute cette batterie de cuisine ?

Trois bouillottes d’inégale grandeur s’alignaient, ronronnaient doucement dans les cendres de la cheminée. Du doigt, Lahrier en souleva les couvercles.

— De l’eau chaude !

— Laissez ça ! C’est pour me faire la barbe.

— Du lait ! du chocolat !

— C’est pour mon déjeuner. Laissez ça ! mais laissez donc ça, nom d’un tonneau ! Bon ! voilà qu’il éteint le feu avec mon lait ! Hein ? quoi ? qu’est-ce que vous allez faire ? Mon chocolat dans le bain de pieds à présent ?… Ah ! le vilain homme ! mon Dieu, le vilain homme !

Éperdu, il s’était dressé dans la cuvette, et ses maigres mains maudissaient. Letondu, solennel, criait à travers la muraille :

— Honneur aux hommes de grand âge ! Je tire mon chapeau à Homère, en la personne de M. Soupe, vénérable et digne…

Le reste — et ce fut bien dommage — se perdit, car Lahrier, en dépit des protestations de Soupe, qui le sommait de fermer la croisée, l’ouvrait au contraire, et l’écartait toute grande sur le fracas que semait par l’espace le passage d’un camion chargé de charpentes de fer.

Indistinctement, par bribes, dans l’assourdissement de ce tonnerre rebondi et secoué aux pavés de la rue, on perçut les clameurs affolées du pauvre homme :

— …mez la fenêtre ! …mez la fenêtre ! …mez donc la fenêtre… vous dis… ; me ferez prendre du mal, cré mâtin !

Lahrier, cœur de roche, demandait :

— Qu’est-ce que ça peut me faire, à moi ? Je n’ai pas envie d’attraper le choléra.

— Quelle société ! gémit Soupe. Je me plaindrai au Directeur.

Du coup, le jeune homme s’emballa :

— Vous dites ?

L’autre ânonna :

— Je dis… je dis… je dis…

Il disait… il disait… En fait, il ne disait plus rien du tout, épouvanté déjà d’en avoir dit si long. À grands coups de serviette il se séchait les chevilles, puis enfilait précipitamment ses chaussettes, cependant que l’amant de Gabrielle, les bras jetés sur la poitrine et jouant à s’y méprendre la comédie de l’indignation, braillait :

— A-t-on idée de ça ? Un vieux rossard qui prend le bureau pour un établissement de bains, et qui parle de s’aller plaindre au Directeur ? Au Directeur ?… En bien, allez-y ! Chiche ! Ça y est ! Au surplus si vous n’y allez pas, c’est moi-même qui vais y descendre.

— Vous ?

— Oui, moi !

Rongé d’inquiétude, Soupe jugea à propos de faire le malin, et il ricana :

— Ah ! la la !

— Ah ! la la ! fit Lahrier. Du diable si je n’y vais de ce pas !

Il feignit de chercher son chapeau :

— Où est mon tube ?… et nous allons voir un petit peu si vous avez le droit, oui ou non, de vous mettre tout nu devant moi !… dans un but que je ne veux pas connaître.

— Oh ! dit le père Soupe, scandalisé. Oh ! oh ! oh !

— Parfaitement ! c’est que je vous connais, moi, et pas de ce matin, bien sûr !… Oh ! vous pouvez rouler les yeux, ce n’est pas ça qui me fera changer d’appréciation. Au Directeur !… Au Directeur !… Je serais curieux de savoir ce que vous irez lui conter, au directeur. L’emploi de votre temps, peut-être ? En vérité, je vous le conseille !… Comme si vous ne devriez pas avoir honte de vous faire flanquer quatre mille balles pour ne rien fiche, que rigoler tout bas et que ronfler tout haut depuis le jour de l’an jusqu’à la Saint-Sylvestre, pendant que les copains triment à votre place. C’est de l’argent volé, seulement !

— Volé !

— Certainement, volé !

Soupe bondit :

— J’ai trente-sept années de service !

— C’est bien ce que je vous reproche, répliqua Lahrier. Vous venez de vous juger vous-même.

Dans les intervalles de silence, on entendait le tic-tac régulier d’un coucou battant les secondes en un coin obscur de la pièce. Et juste comme le vieux allait ouvrir la bouche, l’oiseau chanta la demie de midi, ce qui détermina Lahrier à en finir.

— Voilà sept ans que vous avez droit à la retraite ! sept ans que vous vous obstinez à ne pas la prendre ! sept ans, enfin, que vous grevez de quatre mille francs le budget du chapitre Ier pour un service qui en vaut douze cents comme un liard et dont vous ne vous acquittez même pas ! C’est un écart de deux mille huit cents francs, neuf augmentations régulières au préjudice de vos collègues, que vous mettez tranquillement dans votre poche. Eh bien ! moi, je vous dis ceci : l’homme qui n’a pas le cœur de déposer sa chique quand le moment en est venu, et de céder sa place aux autres, est un égoïste et un lâche ! L’homme qui, sciemment, froidement, accepte la rétribution de fonctions qu’il n’a pas remplies, est un mendiant de la plus basse espèce, un mendiant qui devient un voleur — je ne sais si je me fais bien comprendre — le jour où il pousse l’infamie jusqu’à s’engraisser comme un porc du légitime salaire des autres !

— Je m’en vais, s’écria le père Soupe, je m’en vais ! Oui, j’aime encore mieux m’en aller qu’entendre de pareils discours !

— C’est ça, dit Lahrier, cavalez ! je vous ai assez vu, mon bon. Tenez, voilà votre chapeau. Lui-même, il le coiffa.

— Au plaisir de vous revoir.

Et du doigt, sans brutalité, il le poussa de l’autre côté de la porte qu’il ramena sur soi aussitôt. Un instant on entendit Soupe fourgonner dans la nuit profonde du corridor, geindre, frotter des chimiques, à la recherche de ses chaussures. Enfin il gagna l’escalier où s’éteignit son pas de martyr.

Sur quoi, ayant sonné le garçon de bureau :

— Ovide, dit Lahrier, c’est dégoûtant ici ; un coup de balai, s’il vous plaît, et videz-moi donc cette cuvette.