Meuse/p2/s5
SCÈNE V.
La légende des dames de Crèvecœur.
Au fond (derrière le voile qui a déjà servi pour la scène de Reims et celle du Chant du départ), on voit la tour de Crèvecœur sur laquelle sont les trois seigneurs et des archers qui luttent — puis trois dames. À la fin de l’avant-dernière strophe de la complainte, elles se précipiteront dans le vide ; on les voit sauter et disparaître. Les gestes des archers et des dames seront réglés suivant les paroles de la complainte. Pendant la complainte, Nicolas et Gaspard noteront, assis sur des bornes de la place, l’un les paroles et l’autre la musique. Après la chute des trois dames, le chanteur de complainte dira le dernier couplet à la fin duquel le rideau tombera lentement.
Nous voici, mon fidèle Gaspard, devant Crèvecœur. Nous monterons à la tour.
N’aurez-vous point pitié, Monsieur, de mes pauvres guibolles. Vous me faites marcher comme une vieille bourrique.
Nous doublerons le picotin… mais…
(Entrée du chanteur de complainte.)
Quel est cet homme qui s’en vient vers nous ? On dirait d’un aveugle, un chanteur de complainte sans doute.
(Il est accompagné de deux instrumentistes, violon et flageolet.)
… Qu’il plaise au divin Seigneur
prendre leur âme en douceur…
Ah ! ça, mon bon ami que chantez-vous donc là ?
C’est la Complainte des dames de Crèvecœur, pour vous servir.
Chante, nous t’écoutons.
Approchez, chrétiens fidèles[1]
Pour entendre réciter
Comme en ce château croulé
Trois dames jeunes et belles
Du haut des tours ont sauté.
Requiescant in pace.
C’était au temps de la guerre
L’ennemi plein de fureur
Vient assiéger Crèvecœur
Et depuis semaine entière
Battait brèche avec ardeur
Et tuait les défenseurs.
Or voilà que des trois dames
Les preux et nobles époux
Sont tombés sous de bons coups.
La garnison rendait l’âme.
Il n’y avait plus debout
Que dix archers voilà tout.
Pour ne point tomber vivantes
Aux mains des durs assiégeants
Les trois dames bravement
S’en vont sur la tour branlante
Monter en blancs vêtements
Et par la main se tenant…
… Elles font une prière
En levant au ciel les yeux,
Et puis d’un saut merveilleux
Quittant la tour meurtrière
Tombent dans l’air du Bon Dieu
Sur les piques et les pieux.
Depuis ce trépas si digne
Qui nous crève à tous le cœur
On appela Crèvecœur
Le vieux château de Bouvigne.
Qu’il plaise au divin Seigneur
Prendre leur âme en douceur.
Qu’il plaise au divin Seigneur
Prendre leur âme en douceur.
- ↑ Complainte authentique communiquée par Félix Rousseau.