Meuse/p2/s8
SCÈNE VIII.
Namur.
La scène représente le cabaret Warnon, quelque part, à La Plante. L’on voit de la terrasse la vieille porte de La Plante et derrière, au bord de la Meuse, une arche du pont de Jambes, les toits du boulevard Ad Aquam et de la rue Notre-Dame, les verdures et les murailles de la Citadelle, la pointe du donjon ; derrière, dans le brouillard bleu, un peu de ville.
Au lever du rideau, la scène est vide…
Quelques accords musicaux qui annoncent la chanson du « Namurois » qui finira la scène. On voit sortir du cabaret, amené à la terrasse par un gamin, Warnon. Il porte encore l’habit de l’ancien régime et la queue de rat. Les hôtes qui vont venir sont vêtus de costumes de 1834.
Fameuse journée, aujourd’hui, hein Quéquet ?
Oui, parrain, il y a encore plus de cent degrés.
C’est bien, mon fi[1], mettons qu’il y en ait quatre-vingt et n’en parlons plus.
Combien c’est qu’i seront, parrain, aujourd’hui, les « Meinteurs »[2].
Tu compteras leurs trous de nez et tu diviseras par deux.
Ah ! voilà Monsieur Bosret avec Monsieur Wérotte, Monsieur Colson, Monsieur Lagrange, Monsieur…
Bonjour, noble seigneur aubergiste, maître de céans, seigneur de Crac et Sire de Brisevrai.
Bonjour, roi des « Meinteurs », grand archichancelier de la Diète générale de Moncrabeau.
Parlons moins ; buvons plus. À tes pintes, gargotier de malheur, à tes pintes, maraud.
Seigneur, faites que la « Keute »[3] soit fraîche, que votre saint nom soit béni.
Il vient à ma narine un doux goût de « quéwie »[4].
Aurons-nous du poisson ?
Moi j’aime mieux que tout la salade aux crétons[5].
C’est le plat favori des quarante molons.
Aurons-nous du Molon… du Mèlon, je veux dire.
Salut, rossia[6].
Rossia ! rossia ! j’aime mieux être rossia que « pèlé »[7]. Donne-moi une goutte, Warnon.
Une petite ?
On peut me « couïonner »[8] sur tout ce qu’on veut mais pas à ce propos.
Nom di dio[9] qu’elle est bonne. Si la Meuse en était pleine je demanderais au Bon Dieu de me faire poisson.
Vous croyez à la métempsycose, cher ami.
Non, je crois au bon Dieu et au pèket.
À propos de poisson, rossia, est-ce que nous en aurons ce soir ?
J’en ai vu passer un gros hier, Natole qu’on l’appelle !…
alléchés, sentant la « meinterie » qui s’annonce.
Parce que moi, voyez-vous, les gros, je les connais par leur nom et ils me connaissent bien aussi.
C’est vrai, rossia, que tu as attrapé le fameux poisson de Dinant ?
Comme je vous le dis.
J’étais tout près de l’île dans ma barque. J’avais pris un barbeau de dix-sept livres…
(Il les regarde ; ils ne sourcillent pas.)
… Une brème d’un mètre cinquante…
(Même jeu.)
… Et un goujon de quatre-vingts centimètres…
(Même jeu, sauf) :
Donne-moi vite une goutte, hé Warnon !
Et moi « avec »[10] pour faire passer le goujon.
Tout d’un coup, ma barque se soulève, à l’arrière… Oh ! oh ! que je me dis…, puis à l’avant.
(Il fait les mouvements que tous imitent.)
(S’interrompant) :
Monte sur le trépied pour raconter la fin de ton histoire.
Je me dis, celui-là c’est un malin.
Je jette ma ligne… vrou…
(Bruit de la ligne qui se déroule.)
Vrou !! Vrou !! ! deux cent vingt-cinq mètres d’un coup. Owe ! Owe ! Je dansais comme une escarpolette… Il s’arrête… Je m’arrête…
C’est le poisson qui a des arêtes.
Silence.
Laissez parler l’homme.
Il tire, je r’tire. Nous tirons…
(Jouissant de l’effet de son récit.)
Au bout de trois heures et demie, il était à dix mètres de ma barque.
Eh ! bien, nous sommes encore ici pour longtemps.
Mais, cinq minutes après, il se trouvait contre le bord. Il mesurait… il mesurait… oh !…
Enfin, un peu plus que ça…
Warnon, remplis les verres.
Je lâche ma ligne. Je le prends par la garguette[11]. Je lui tire la tête hors de l’eau. Et tout à coup, j’entends un bruit de cloche. Je lève les yeux vers le clocher de l’église de La Plante. Ce n’était pas ça… C’était lui.
C’était lui, mes amis, le fameux poisson auquel, il y a quatre cents ans, les Dinantais ont attaché un grelot au cou
afin de le retrouver pour le dîner du Roi.
(Simplement.)
Je l’ai renvoyé à Dinant…
Rossia, c’est bien parlé. Monte sur la pierre de vérité, tu as réussi l’épreuve. Je te sacre Moncrabeautien et comme tel tu vas, illico, participer à nos mystères…
Car, aujourd’hui, nous allons faire de Warnon un homme comme nous.
Ce citoyen d’un autre âge a gardé, sur sa vieille caboche ratatinée, le signe de la servitude. Sa perruque a résisté à deux révolutions. Ni la machine à Guillotin ni la mitraille, qui a brisé l’orange sur l’arbre de la liberté, ne lui ont coupé la queue…
Moncrabeau va la lui couper,
Tel est l’arrêt que nous rendons !
Basgraive, amène le cortège !
Reulmonde, apporte les ciseaux du sacrifice !
Et toi, Michel, apprête-toi à officier !
Vestige injurieux d’un siècle scélérat
et qui, marri, connut Marat
qu’on lui coupe sa queue de rat.
Warnon pleure abondamment :
Hi ! hi ! hi ! hi !
Et puis qu’on nous la porte en terre,
Sans pour cela la mettre en bière,
la bière n’est pas pour les rats.
Air joyeux de la flûte à l’oignon.
Warnon nous en apportera.
Il faut que chacun se délecte
et célèbre en vieux dialecte
l’ablation de sa queue de rat.
Elle est m’woite, m’woite, m’woite, m’woite
tra la la
Ça qu’on l’p’woite, p’woite, p’woite
tra la la
dins l’ter, sins vacha
sacré queuw’ di rat
Tra de ri de ri. Tra de ri de ra[13].
Qu’il fait bon, hein Warnon ?
Il fait bon, Nicolas…
(À Wérotte.)
Dis, Wérotte, est-il vrai que l’on veuille démolir la porte de La Plante ?
Quel Namurois serait assez fou pour toucher à nos vieilles pierres ? Elles sont l’ornement de notre ville, sa couronne, sa beauté. Est-il rien de plus harmonieux que ces murailles du château des Comtes et les tours qui descendent vers le pont de Jambes ?
Je les ai vues quand j’étais petit. Et toi aussi, Nicolas, quand nous avions nos yeux.
Moi, je les vois encore, au fond de mes yeux morts, comme je les vis jadis…
(Se dressant.)
Regarde, Warnon, regarde. Derrière la porte de La Plante, la colline s’élève toute verdoyante. Elle s’est couverte d’ombres bleues. Le soleil, qui va se coucher derrière la Citadelle, met une tache d’ocre à la pointe d’une seule des tours et les ardoises sont violettes…
Et Joyeuse !
D’ici, l’on ne voit que quelques toits pointus de la ville et aussi une arche du pont de Jambes qui traverse lentement l’eau en ayant l’air de dire à chaque pas qu’il fait : « Je suis de Namur, j’ai bien le temps. Je me dore au soleil dans la douceur d’un jour lentement savouré au bord du fleuve qui nous donne une leçon de paix. »
De l’autre côté de l’eau les maisons sont jaunes et roses sous les rayons dorés.
Et des barques aux ventres ronds, frémissent, sous leurs caresses, comme des chairs de femme.
Là-haut c’est Bouge où mourut Don Juan.
Ah ! que d’histoire sur ces collines, ces murailles grises, ces toits gorge de pigeon. Là c’est Charles-Quint, Louis XIV, Vauban, là…
s’avançant :
Eh ! quelles nouvelles ! Si vous continuez à bavarder de la sorte, nous ne ferons pas aujourd’hui notre assaut de chansons.
Ou le « quewie » sera trop cuit.
Qui voudrait ici manger un quewie qui ne fût point… à point ?
Il vaudrait mieux qu’il ne fût pas né.
Vous avez raison, mes amis. Qui est inscrit au programme aujourd’hui ?
Lagrange.
Wérotte.
Nous t’écoutons, Philippe.
Neiges du printemps
Anémones sous les lilas Mettez dans nos cœurs des lumières |
(Les Meinteurs jouent sur leurs mirlitons et gawes l’air de la chanson.)
Pas mal, Philippe, mais un peu trop guimauve et guitare à mon goût.
Est-ce que tu sens le quèwie ?
Warnon, emplis nos verres.
À ton tour, à présent, vieux Charles.
Moi, j’ai eu envie de vous chanter le Namurois…
Attention, il y a une reprise en chœur.
Écoutez, voici l’air :
(Il chantonne.)
On dit — le Namurois as’ panse[14] |
(D’abord seul, puis en chœur.)
en mange à s’en rendre malade. |
(D’abord seul, puis en chœur.)
fête le piot et la cervoise Mais ne se courbe devant eux. |
(D’abord seul, puis en chœur.)
S’il est fidèle, point n’encense |
- ↑ Fils, en patois.
- ↑ Meinteurs (Menteurs), vieux nom des Moncrabeautiens, société réputée du vieux Namur.
- ↑ Keute : nom d’une vieille bière namuroise.
- ↑ Quéwie : la queue du cochon, plat namurois réputé.
- ↑ Crètons : morceaux de lard.
- ↑ Rossia : roux, en namurois.
- ↑ Pelé : chauve, en namurois.
- ↑ Couïonner : coïonner en patois.
- ↑ Nom di dio : juron wallon.
- ↑ E mi avou : Et moi aussi, en patois.
- ↑ Garguette : cou en patois.
- ↑ Gawe : instrument populaire.
- ↑ Patois :
Elle est morte, morte, morte, morte
Tra la la
Çà qu’on la porte, porte, porte,
En terre, sans bière
Sacrée queue de rat
Tra de ri de ri. Tra de ri de ra.93 - ↑ Pansu, aimant la bonne chère.
- ↑ Pain de saucisse.
- ↑ Glouton.
- ↑ Morceaux de lard.