Miche/Chapitre 16

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Flammarion (p. 71-73).

XVI


Le lendemain matin, M. d’Erdéval trouva dans son courrier une lettre de son père.

« Ce que tu m’as dit au sujet des gens écrasés m’a fait réfléchir — écrivait le vieux marquis — et j’ai pensé que, n’y eût-il qu’une chance sur cent mille de payer une amende pareille, il fallait l’éviter. J’ai mis l’automobile au nom d’Anatole. S’il écrase quelqu’un, c’est lui qui sera poursuivi, et comme il n’a pas un sou… »

M. d’Erdéval fut effaré. Comment son père subissait-il l’influence de l’homme jusqu’à concevoir, sous sa direction, une filouterie, et, mieux, jusqu’à présenter cette filouterie avec une sorte de fierté de la trouvaille ! Écœuré, le comte écrivit à son père qu’il le félicitait de sa délicate pensée.

Mais le vieillard ne comprit probablement pas l’ironie. Il voyait à présent par les yeux de mossieu Anatole, et trouvait toute naturelle l’escroquerie imaginée par lui.

Olivier s’amusa fort de ce qui faisait rager son père.

— Quelle bonne farce, hein, pour l’écrasé… s’il y en a un… quand il apprendra que l’écraseur est insolvable !… C’est tout à fait rigolo !… Il a plutôt la manche large, grand-père !…

— Tu es vraiment absurde de rire de ça !… — fit M. d’Erdéval énervé — si Anatole écrase quelqu’un, ou démolit quelque voiture, ou quelque étalage, ou quelque cheval… on ira au fond des choses… et on n’aura pas de peine à démontrer la mauvaise foi évidente de la déclaration… On prouvera que la voiture est à ton grand-père… que l’homme est à son service… et il sera poursuivi pour escroquerie… Ça sera délicieux !…

— Ça ne sera pas volé, toujours !…

Et, devenant soudain sérieux, Olivier conclut :

— C’est égal !… c’est triste de voir le pauv’ grand-père en arriver là sous la pression de cette canaille !… Il y a deux ans la lettre à Mme Devilliers !… cette fois la fausse déclaration de la voiture dans le but de voler l’individu que l’on pourrait écraser !… C’est désolant !… il faudrait tout de même avertir grand-père !… lui faire voir où le mène cette transformation de sa mentalité…

— Si on essayait de lui démontrer ça, on se brouillerait avec lui sans plus !… D’ailleurs il a dû partir ce matin… demain il sera à Saint-Blaise… il est trop tard !…

— Bah !… est-il parti, seulement ?…

— Oui… il me dit dans sa lettre, qui est d’hier soir, qu’il part demain matin… c’est à-dire ce matin… à huit heures…

Dans la journée, Mme d’Erdéval passa au petit hôtel meublé de la rue de Naples et s’informa de son beau-père :

On lui répondit, sans politesse et d’un air soulagé

Ils sont partis !…

Le jour suivant, le comte qui espérait un mot de son père, ne reçut rien. Le surlendemain, une lettre du marquis arriva. Elle était datée de Ville-d’Avray.

Le vieillard, habituellement si net, si clair dans ses explications, racontait en un style colimaçonné, qu’il s’était arrêté à Ville-d’Avray — c’est-à-dire à vingt minutes de Paris en automobile — parce qu’il pleuvait trop fort pour continuer à marcher ce jour-là.

Quand M. d’Erdéval reçut la lettre, le temps était radieux et il dit, en montrant le soleil qui entrait à pleins rayons dans la salle à manger :

— Aujourd’hui papa a eu beau temps pour se remettre en route !…

Mais la comtesse ne crut pas au prétexte donné par son beau-père, et elle dit à son mari :

— Votre père arrêté par la pluie ?… lui qui ne s’embarrasse jamais du temps qu’il fait !…. Allons donc !… Anatole n’aura pas pu conduire l’auto, voilà tout !…

Le lendemain, autre lettre venant encore de Ville-d’Avray. Dans celle-là, le marquis oubliant le prétexte de la pluie donné la veille racontait qu’il avait été pris de « la peur de la locomotion ». Il ne pouvait pas supporter l’automobile !… C’était un effet nerveux, etc…, etc…

— « Cet automobile tant aimé !… qu’il avait toujours souhaité, et duquel il ne pourrait plus se passer maintenant qu’il en avait goûté !… » — dit M. d’Erdéval qui, un peu froissé que son père lui racontât des couleurs de cette taille, répétait ironiquement les paroles enthousiastes du vieux marquis. — C’est égal !… papa se moque un peu trop de moi !… il dépasse vraiment la mesure !

Et il s’en fut vers le soir à Ville-d’Avray. Là, il n’eut pas de peine à trouver la trace de son père et de l’homme. Mossieu Anatole avait révolutionné le petit pays.

A un garage d’automobiles, le comte fut tout de suite renseigné. Il apprit que l’auto s’était arrêté au milieu de la côte de Picardie sans que le palefrenier pût le faire avancer.

En revanche, il faisait — par sa brutalité et sa lourdeur de main — zigzaguer de telle sorte la voiture, que le « vieux monsieur » pris de peur était descendu, et avait demandé à un charretier qui passait de lui envoyer du secours.

Et l’ouvrier mécanicien qui parlait à M. d’Erdéval, ajouta :

— C’est moi qui suis allé les chercher !… Le vieux monsieur était bien gentil… bien poli… c’est pour ça que je les ai ramenés… car l’autre… l’intendant, soi-disant… quel mufle !… Il voulait m’apprendre mon métier, monsieur, figurez-vous ?… et jamais, jamais il ne sera f… de conduire une machine !… il a une main impossible… il démolit tout !… et comme il ne veut pas qu’on lui montre comment s’y prendre…

— Est-ce que M. le marquis d’Erdéval est encore ici ?… je…

— Ah ! c’est vraiment un marquis !… Nous n’avions pas cru !… ça n’a pas l’air… quoi qu’il est bien gentil !… mais l’autre lui parle si grossièrement que nous n’avions pas cru que c’était un intendant… Alors, nous avions pensé que c’étaient deux farceurs !… Tenez !… la v’là, leur voiture !… c’est moi qui vais la leur expédier par le chemin de fer !…

— Ils sont partis ?…

— Oui… après avoir été expulsés d’un hôtel… L’homme était saoul et il traitait tout le monde d’ivrogne… alors, on l’a sorti !… Ils sont allés à l’hôtel du Soleil… là il y a encore eu des histoires… vu qu’on a refusé de conduire leurs bagages à la gare… Ah ! vraiment, c’vieux monsieur-là, c’est un marquis ?…

M. d’Erdéval indiqua le misérable auto rouillé, qui gisait piteux dans un coin du garage, et demanda :

— Qu’est-ce que ça vaut une machine comme ça ?…

— Dans les deux cent cinquante à trois cents… la voiture n’est pas du tout en état !… il n’y avait qu’à la regarder pour s’en apercevoir… Même sans connaître rien aux autos…

— Qu’est-ce qu’on peut revendre une voiture comme celle-là ?…

— J’vous dis dans les deux cent cinquante à trois cents… plus cher si on retrouve un autre imbécile…

M. d’Erdéval mourait de soif. Il entra à l’hôtel qu’avait habité en dernier lieu le marquis. Et comme il se hasardait à parler de son passage à Ville-d’Avray, il fut presque injurié.

Les gens du bureau le regardèrent d’un air soupçonneux, en lui disant qu’il avait « de bien mauvaises connaissances !… »

En recevant de son père une lettre timbrée de Saint-Blaise, M. d’Erdéval fut enfin rassuré. Il savait vaguement ce que c’était que l’automobile, et jugeait à quel danger le vieillard venait d’échapper. Quant au marquis, il demeurait inconscient de ce danger. Il était comme ces commis de magasin qui, sans être jamais montés à cheval, s’en vont louer un cheval, et se font tuer à quelques mètres du manège d’où ils sont partis.

Mais il était inutile, même après l’accroc de Ville-d’Avray, de chercher à lui démontrer que le palefrenier ignorait la pratique de l’auto, et que c’était folie de se confier à lui et de monter sur une machine qui, à elle seule, était déjà un danger.

Erdéval se consola en se disant que « mossieu Malansson » ne saurait pas faire marcher le paquet de ferrailles que le marquis décorait du nom d’automobile, et que les choses en resteraient là.

Mais comme son père recommençait à lui réciter quotidiennement dans ses lettres les litanies d’Anatole, il lui écrivit qu’il le priait, une fois pour toutes, de ne plus lui parler du palefrenier.

Toutefois, il apprit que l’homme continuait à passer à Saint-Blaise la plus grande partie de son temps. Parfois, il s’absentait, mais reparaissait au bout de quelques jours.

Les Erdéval étaient renseignés par des lettres semblables à la lettre — d’une écriture Louis quatorzesque, disait Olivier — qui les avait avertis, un an plus tôt, de l’arrivée à Paris du palefrenier, alors que le marquis descendait encore à Auteuil.

Ces lettres, admirablement dites, tournées avec une rare élégance, racontaient avec une clarté extrême les misères du vieux marquis. Elles étaient timbrées tantôt du Mesnil, tantôt de Pont-Bellangé ou même de Vire. Très intrigué, M. d’Erdéval avait envoyé au docteur Bouvier quelques-unes des lettres de son correspondant inconnu. Il lui demandait s’il ne soupçonnait pas de qui elles pouvaient être.

Le docteur répondit que, lui, ne connaissait dans le pays personne qui pût écrire de la sorte. En général les habitants de la Manche, bourgeois, hobereaux, ou gens de marque, manquaient plutôt de culture. Et elles étaient stupéfiantes, ces lettres !… Leur forme d’abord était exquise, et puis, elles contenaient de surprenants détails sur la vie du vieux marquis dont, en général, on ne savait plus grand’chose. Tout ce qui était écrit là devait être vrai. Et en parlant d’une des lettres, où il était dit que mossieu Anatole menaçait parfois le vieillard, le docteur ajoutait :

« Je comprends votre inquiétude, mais il ne faudrait pourtant pas l’exagérer. Votre père, je crois, ne court aucun danger réel. Si ce gredin l’injurie, le menace même, permettez-moi de vous dire qu’il ne l’a pas absolument volé. Étant donné les façons que M. d’Erdéval a laissé prendre à son palefrenier, il n’arrive que ce qui devait arriver.

Quant à brutaliser votre père, de façon à lui faire un mal quelconque, non !

Ce fainéant qui mange, boit et dort toute la vie, sait bien que si, comme c’est possible, M. d’Erdéval lui laisse une part de son bien, il ne pourra tout de même pas mener l’existence de coq en pâte qu’il mène à l’heure actuelle. Il n’a donc aucun intérêt à raccourcir, soit par de mauvais traitements, soit de n’importe quelle façon, la vie de sa vache à lait. Soyez assuré qu’il s’efforcera, au contraire, de la prolonger le plus qu’il pourra.

Que cette vie ne soit pas très agréable, c’est possible, mais ce n’est pas vous qui l’avez faite telle quelle, et il ne dépend pas de vous de la changer.

Je vais tâcher de voir Miche qui travaille toujours au château, mais ça ne m’apprendra pas grand’chose, car elle est dans le même état. Avec ça, belle à miracle ! Je l’ai aperçue l’autre jour à l’enterrement de cette pauvre mère Orson qui s’est laissé filer. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .