Miche/Chapitre 17

La bibliothèque libre.
Flammarion (p. 73-75).

XVII


A Saint-Blaise, Miche vivait toujours dans la bibliothèque, et surtout dans le recoin qu’elle avait meublé et arrangé à sa guise, avec les meubles anciens trouvés dans le grenier.

Depuis la mort de la mère Orson, le vieux marquis avait fait mettre dans une sorte de mansarde, à côté de la bibliothèque, un lit pour la jeune fille. Elle mangeait avec les domestiques et les aidait quand ils le lui demandaient. Mais l’infirmité, qui rendait toute explication impossible, faisait que, en somme, on employait peu Miche.

Elle passait presque tout son temps au second étage, où seule elle entrait, et qui était certainement la partie la mieux tenue du château.

Depuis quelques jours, Miche faisait signe qu’elle n’avait pas faim. Et au lieu de prendre ses repas avec les domestiques, elle emportait dans sa chambre un morceau de pain et un fruit.

Un soir, qu’elle venait de monter à la bibliothèque et d’allumer la lampe — qu’elle avait achetée à Pont-Bellangé avec l’argent que lui donnaient, aux étrennes, les Erdéval ou le marquis — elle entra, en poussant la porte dissimulée derrière les livres, dans le petit réduit dont elle seule connaissait l’existence, et qui était vraiment arrangé avec goût.

Sur le grand bureau encombré de papiers et de livres, elle posa sa lampe et se mit — comme chaque soir — à regarder les nombreuses photographies de Jean accrochées au mur. Il y avait là des Jean de tous les âges, depuis le gosse à grand col qui avait supplié le marquis de prendre Miche orpheline, jusqu’au jeune homme d’aujourd’hui.

Miche avait volé la plupart de ces photographies. Quand les Erdéval envoyaient les photos nouvelles des uns et des autres au vieux marquis, il les laissait sur son bureau pour les montrer à mossieu Anatole.

En faisant l’appartement, Miche avait trouvé quelquefois des photographies de Jean, et toujours elle s’en était emparée, sans que le marquis aperçût même leur disparition.

Très désintéressé de ses enfants, il ne pensait plus guère à eux que lorsqu’une lettre, ou un fait matériel précis, venait les lui rappeler de force.

Tandis que Miche était en adoration devant les photos de Jean, un bruit de portes ouvertes et fermées avec fracas éclata dans la chambre du vieux marquis située au premier étage, directement au-dessous de la petite pièce.

Puis une discussion violente, dont on ne perdait pas un mot, monta avec une netteté étrange.

A un angle de la chambre, une petite fente creusée dans le parquet ouvrait sur l’appartement du vieux marquis. Miche se coucha à plat ventre et, collant son œil à la fente, ne bougea plus.

— Oui… — hurlait le palefrenier tout à fait saoul — je m’en vais !… j’en ai assez de cette vie-là !… tantôt, au Ronçay, j’ai encore reçu des pierres !… à Pont-Bellangé on me menace !… à Saint-Rémy aussi !… En voilà assez !…

Le marquis répondait avec douceur

— Je vous ai dit souvent que vous étiez trop dur pour ces gens-là, mon pauvre Anatole !… C’est de la canaille, c’est vrai !… mais il vaudrait mieux tâcher de…

— Tais-toi !…

— Autrefois… — reprit le vieux marquis — je n’étais pas bien servi… mais enfin, je trouvais des domestiques autant que j’en voulais… à présent, je ne peux plus m’en procurer… ils ont peur de venir au château…

Le palefrenier écrasa la table d’un coup de poing :

— C’est ma faute !… c’est évident !… C’est ta séquelle d’Auteuil qui te f… ces idées-là dans la tête ?…

— Je vous assure, Anatole, que…

— Je le sais !… je lis leurs lettres… je les lis même avant toi !…

— En vérité… — commença le marquis…

Mais il n’acheva pas. L’homme, s’élançant sur lui, lui soufflait au visage :

— Je pars, tu m’entends !… Je pars, vieux gueux… je m’en vais !…

Le vieillard, redressé tout à coup, articula avec effort :

— Eh bien, allez-vous-en !…

Du coup, mossieu Anatole fut dégrisé.

Atterré à la pensée de quitter ce château où il était depuis tant d’années le maître de renoncer à sa vie de fainéantise et de « beuverie » ; d’être obligé de travailler comme ces « mercenaires » que méprisait si fort le marquis, il chercha, éperdu, à quoi se cramponner pour ne pas partir. Jamais il n’aurait cru que ce vieux, qu’il chiffonnait d’habitude à sa guise, pût, à un moment donné, se ressaisir et lui échapper.

— Je m’en vais !… — fit-il en sifflant au nez du vieillard qui continuait à faire bonne contenance — et quand je ne serai plus là pour te protéger, tu ne seras pas long à être assassiné !… Ah ! ils vont s’en payer, les canailles qui ne craignaient, ici, que ma mitrailleuse et moi !… Ah ! ils te découperont proprement en petits morceaux !… ça ne va pas traîner !…

Mossieu Anatole savait bien qu’il touchait juste. Pâle, effaré, les genoux tremblants, les mâchoires claquantes, le vieux marquis tendit vers le palefrenier des mains suppliantes et balbutia :

— Non !… restez !… j’étais fou !… Anatole, je vous en conjure, restez !… Ne m’abandonnez pas !… ne m’abandonnez pas !…

Mossieu Anatole se redressa à son tour.

— Non !… c’est fini !… il y a longtemps que j’en ai assez, d’ailleurs !… Ça me fera une belle jambe de m’amuser à te servir pour que, quand tu claqueras, ta séquelle d’Auteuil me jette à la porte, sans le sou, la santé abîmée…

— Je vous ferai une donation… ce que vous voudrez !…

— Il y a beau temps qu’on en parle et que je ne la vois guère venir, cette fameuse donation !…

— Je vais écrire tout de suite ce que vous voudrez ?…

— Faut du papier timbré…

— Je n’en ai pas !… mais vous pouvez aller en chercher demain matin… et nous arrangerons ça pendant le déjeuner des domestiques…

L’heure du déjeuner et du dîner des domestiques était toujours choisie par Anatole et le marquis lorsqu’ils avaient à causer de choses secrètes. Ils étaient sûrs de n’être ni dérangés ni entendus.

La perspective de se lever le lendemain de bonne heure pour aller à Saint-Lô, — tenait à voir l’homme d’affaires et à relire avec lui une dernière fois le projet de donation — ne souriait pas à M. Malansson. Il répondit :

— Je veux réfléchir… il sera temps d’écrire ça demain à cette heure-ci… j’irai chercher le papier l’après-midi… si je me décide !…

— Oh ! Anatole ?… — supplia le vieux marquis terrifié — je vous en supplie à genoux…

— Nous verrons ça !… — répliqua l’homme en s’en allant — je ne promets rien !…

Dès qu’elle eut vu sortir mossieu Anatole, Miche se releva, et alla s’asseoir au bureau chargé de paperasses. Puis elle s’en fut dans sa mansarde, natta soigneusement ses lourds cheveux, mit sa plus belle coiffe de mousseline et ses habits des dimanches, descendit doucement l’escalier et, ôtant avec précaution les barres de fer qui ferraient la porte de la tourelle, sortit du château.

Un quart d’heure plus tard, Miche, souple et légère, filait rapidement dans la nuit sur la route de Saint-Lô.