Michel Cabieu - III

La bibliothèque libre.
Hachette (p. 92-97).


III


Le soldat regarda avec tristesse son frère qui s’éloignait. Il pensait qu’il ne le reverrait plus.

Mais le sergent des garde-côtes avait plus de confiance que cela dans la réussite de son entreprise. Il marchait sur l’ennemi avec la certitude de le mettre en fuite. Il ne craignait pas d’être aperçu. La nuit était si profonde qu’il entendait déjà les Anglais sans les voir.

Cabieu quitta la dune et se jeta dans la campagne. Il voulait tourner les Anglais et revenir sur eux à l’improviste, en s’abritant derrière une haie de saules qui poussaient dans le voisinage de la rivière. La connaissance qu’il avait du pays le servit autant que son audace.

Le garde-côte s’accroupit derrière un buisson, à dix pas de l’ennemi. Il coula le canon de sa carabine entre les feuilles, ajusta le groupe et resta en observation.

Les Anglais parlaient entre eux avec animation. Les uns tendaient la main du côté de la mer, comme s’ils eussent donné l’avis de se rembarquer au plus vite. Les autres se tournaient vers la batterie d’Ouistreham, comme s’ils eussent voulu exciter leurs camarades à ne pas laisser leur entreprise inachevée. On devinait à leurs gestes, à leur air indécis, qu’il y avait dans leur conseil deux courants d’idées contraires. La compagnie qui avait marché sur le village de Colleville se croyait trahie et craignait une surprise ; les autres paraissaient décidés à tenter tous les hasards.

Cabieu retenait sa respiration, voyait et écoutait tout. Quand il fut convaincu que le parti des audacieux l’emportait, il coucha en joue l’officier qui s’était mis à la tête du détachement. En même temps, il s’écria d’une voix formidable :

— Qui vive ?

À ce mot, un grand trouble se fit dans les rangs des Anglais. Ils se pressèrent les uns contre les autres, formèrent le carré et regardèrent avec inquiétude dans les ténèbres.

— Voilà le moment de jouer ma comédie, se dit Cabieu.

Il tourna la tête en arrière, comme s’il eût adressé un commandement à une troupe de soldats.

— Nom d’un tonnerre ! s’écria-t-il, ne tirez pas ! ne tirez pas ! Je vous le défends !

Les Anglais dressaient l’oreille et cherchaient dans l’ombre à apercevoir leur ennemi.

Cabieu fit résonner la batterie de son fusil.

— Sacrebleu ! fit-il d’un ton furieux, n’armez pas, caporal ; j’ai défendu de tirer.

Et, changeant de voix :

— Capitaine, reprit-il, il faut en finir avec ces gueux d’habits rouges. Si nous faisons feu, il n’en échappera pas un.

— Silence ! répondit Cabieu. Obéissez à la consigne.

— Capitaine, continua-t-il sur un autre ton, mes hommes sont impatients. Ils ne veulent plus rester au port d’armes.

— Gredin ! s’écria Cabieu, ce sont les mauvais chefs qui font les mauvais soldats.

Et, comme s’il eût parlé au reste de sa troupe imaginaire :

— Qu’on emmène cet homme ! dit-il avec colère. Il n’est pas digne de se mesurer avec l’ennemi. Qu’on le conduise en prison.

Il se leva, marcha avec bruit et frappa plusieurs fois la terre de la crosse de son fusil, comme pour faire croire à une lutte.

Tout en jouant cette scène, Cabieu ne perdait pas de vue les Anglais. Ceux-ci paraissaient consternés.

— Eh bien ! s’écria de nouveau le rusé sergent, il me semble qu’on a murmuré dans les rangs ! Auriez-vous la sottise de regretter le départ de cet homme ? Sachez-le : ce n’est pas le nombre qui fait la force d’une armée, c’est la discipline. D’ailleurs n’êtes-vous pas assez nombreux pour mettre en fuite trois fois plus d’ennemis qu’il n’y en a là à combattre ?… Allons ! arme bras !… Que personne ne tire avant le commandement. Les garde-côtes d’Ouistreham et de Colleville sont avertis. Ils vont venir. Attendons-les. Nous prendrons l’ennemi entre deux feux. Pas un Anglais ne remettra le pied sur l’escadre !

En disant cela, il ajusta l’officier qui avait fait quelques pas dans la direction de la haie. Il lâcha la détente ; le buisson s’enflamma et, quand la fumée se fut dissipée, Cabieu aperçut sa victime qui se débattait sur le sable de la dune.

Les Anglais firent un feu de peloton sur la ligne des saules. Les balles sifflèrent aux oreilles de Cabieu et cassèrent des branches autour de lui.

— Canailles ! s’écria Cabieu d’une voix furieuse, comme s’il eût parlé à ses hommes, ne vous avais-je pas défendu de tirer ? Heureusement que rien n’est perdu. Nous n’avons personne de tué, et voici les garde-côtes qui arrivent.

En effet, au loin, on entendit le son d’un tambour qui battait la générale. Le bruit se rapprochait ; il était formidable. On aurait dit un régiment qui s’avance au pas de course.

— Voilà les nôtres ! cria Cabieu. Ne tirez pas encore. À la baïonnette ! mes amis, à la baïonnette !

Il avait rechargé sa carabine et il tira un second coup de feu dans la masse des Anglais.

— À la baïonnette ! reprit-il d’une voix courroucée.

À ces mots il agita les touffes de saules ; puis il traversa bravement la haie et s’élança à la rencontre des Anglais.

— Sauve qui peut ! s’écria l’ennemi qui se croyait attaqué par des forces supérieures.

De tous les côtés à la fois les Anglais gagnèrent le haut de la dune, se précipitèrent sur le rivage et se jetèrent dans les barques.

Cabieu eut encore le temps de leur envoyer deux coups de fusil, avant qu’ils eussent pris la mer.

Son frère le rejoignit sur les bancs de sable ; il battait toujours du tambour.

— Tu peux te reposer, lui dit Cabieu en riant, ils sont partis. La farce a réussi.

— Tiens, Michel, dit le soldat du régiment de Forez en sautant au cou de son frère, s’il y avait en France dix généraux comme toi, M. Pitt n’oserait plus nous faire la guerre.