Michel Kohlhaas/5

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Traduction par A.-I. et J. Cherbuliez.
(Contes, volume Ip. 103-121).
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CHAPITRE V.

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Le jour commençait à paraître sur les créneaux de la ville, où tout reposait encore, lorsque Kohlhaas frappa à la porte de sa propriété dans le faubourg de Dresde.

Grâce à la complaisance de son voisin le bailli, elle lui appartenait encore.

Au bout de quelques heures il pria le vieux Thomas, régisseur de la maison, d’aller dire au prince de Meissen que lui Kohlhaas, maquignon, était arrivé.

Le prince, se rendant aussitôt à son invitation, arriva accompagné de sa suite et d’une foule nombreuse de curieux. Car la nouvelle s’était déjà répandue que l’ange exterminateur, qui portait partout le fer et le feu, venait d’entrer dans les murs de Dresde.

Après avoir pénétré jusqu’à la chambre où Kohlhaas, à demi vêtu, était occupé à déjeûner, le prince lui demanda s’il était le marchand de chevaux.

« Oui, » dit Kohlhaas en lui présentant son porte-feuille ; et il ajouta qu’il avait congédié sa troupe, et qu’il était venu à Dresde d’après la permission du prince, pour y porter sa plainte contre le gentilhomme de Tronka.

Le prince, jetant sur lui un regard pénétrant, le considéra de la tête aux pieds, puis il parcourut les papiers contenus dans le porte-feuille, se faisant expliquer ce que signifiaient divers actes, signés du château de Lutzen ; il lui fit ensuite des questions sur ses enfans, sur sa fortune, sur le genre de vie qu’il comptait mener à l’avenir ; et s’étant assuré par toutes ses réponses que l’on n’avait plus rien à craindre de lui, il lui rendit son porte-feuille, et lui dit que son procès commencerait dès qu’il aurait parlé au grand chancelier du tribunal, le comte de Wrède. « Pour le moment, ajouta-t-il en s’approchant de la fenêtre, et en regardant la foule qui s’était assemblée devant la maison, je vais te laisser une garde ; tu en as besoin pour ta sûreté ici, aussi bien que pour t’accompagner lorsque tu sortiras.

— Mais, dit Kohlhaas d’un air incertain, me donnez-vous votre parole de la supprimer dès que j’en exprimerai le désir ? »

Le prince répondit que cela allait sans dire ; et, lui présentant trois de ses lansquenets, il leur dit que l’homme auprès duquel il les laissait était libre, et que leur devoir était de le protéger contre les insultes du peuple. Puis, saluant Kohlhaas, il s’éloigna.

Vers midi, Kohlhaas, accompagné de ses trois lansquenets, et suivi d’une foule innombrable qui, le voyant bien gardé, n’osait lui faire aucun mal, se rendit chez le chancelier du tribunal. Celui-ci, après l’avoir introduit avec beaucoup de bonté dans sa chambre d’audience, s’entretint avec lui pendant deux heures de tout ce qui s’était passé depuis l’origine de sa dispute avec le gentilhomme jusqu’à ce jour, puis il l’adressa, pour la rédaction de sa plainte, à l’un des plus célèbres avocats de la ville.

Cependant le gentilhomme, sommé de venir répondre à la plainte portée contre lui par Michel Kohlhaas, fut tiré de sa prison de Wittemberg, et ne tarda pas à arriver chez ses cousins Hinz et Kunz, où il fut reçu avec la plus grande amertume et le plus profond mépris. Ils le nommèrent un misérable et un indigne, qui avait apporté la honte sur toute sa famille, et le prévinrent qu’il perdrait immanquablement son procès, et qu’ils lui conseillaient de se préparer à remplir ses devoirs de palefrenier.

Le gentilhomme répondit d’une voix faible et tremblante qu’il était le plus malheureux des hommes ; il jura n’avoir rien su de toute cette affaire, que le châtelain et l’intendant avaient seuls conduite ; et, se jetant sur une chaise, il les pria de ne point l’accabler de reproches inutiles, qui ne servaient qu’à rendre ses maux encore plus insupportables.

Le lendemain, les seigneurs de Tronka envoyèrent chez les fermiers de Tronkenbourg pour avoir des nouvelles des chevaux oubliés depuis l’incendie du château. Mais tout ce qu’ils purent apprendre des habitans des environs, fut qu’un valet avait été contraint à les sauver des flammes par l’incendiaire lui-même. La vieille intendante goutteuse, qui s’était enfuie à Meissen, assura que le domestique était sorti des frontières avec les chevaux, le lendemain de cet horrible jour. Des hommes de Dresde, qui avaient passé à Wildsruf quelques jours après l’incendie, dirent qu’ils y avaient rencontré un garçon avec deux chevaux étiques qui, ne pouvant aller plus loin, avaient été vendus à un berger. Un messager, envoyé aussitôt à Wildsruf, rapporta la nouvelle que le berger les avait déjà revendus on ne savait à qui, et que le bruit courait même qu’ils étaient morts et enterrés à la voirie de Wildsruf.

On comprend aisément que c’était la chose que pouvaient le plus désirer les seigneurs de Tronka, qui avaient craint (leur cousin se trouvant sans écurie) que les chevaux ne fussent mis dans une des leurs pour y être restaurés.

Ils désirèrent avoir une certitude entière à cet égard ; c’est pourquoi le gentilhomme Wenzel de Tronka adressa, comme seigneur féodal et justicier, une lettre au juge de Wildsruf, où il donnait la description exacte des chevaux de Kohlhaas, et lui ordonnait de les chercher dans le village, et, s’ils s’y trouvaient encore, de les faire conduire chez le chambellan Kunz à Dresde.

Peu de jours après, un homme arriva sur la place du marché, traînant derrière sa charrette deux chevaux maigres et exténués. Le malheur du gentilhomme, et encore plus celui de Kohlhaas, voulut que ce fussent les chevaux de ce dernier, qui étaient tombés entre les mains de l’écorcheur de Dobbeln.

Les seigneurs de Tronka, instruits de l’arrivée de cet homme, se rendirent sur la place du marché, suivis de plusieurs cavaliers.

Le gentilhomme eut à peine aperçu les chevaux, qu’il dit, d’un air troublé, que ce n’étaient pas ceux de Kohlhaas. Mais le seigneur Kunz, jetant sur lui un regard plein de colère, s’avança vers l’écorcheur, et ouvrant son manteau pour lui laisser voir ses ordres et sa dignité, lui demanda si c’étaient là les chevaux qui avaient été vendus par le berger de Wildsruf.

L’écorcheur, très-occupé à donner à boire au cheval gras et robuste qui était attelé à la charrette, répondit sans se déranger :

« Les noirs qui sont attachés là derrière, je les ai achetés à un gardeur de pourceaux ; » puis, se baissant pour reprendre le seau qu’il avait posé devant sa bête, il ajouta que le maire de Wildsruf lui avait ordonné de les amener chez le seigneur Kunz de Tronka.

À ces mots, il se releva, et répandit dans la rue toute l’eau qui restait dans le seau.

Le chambellan, voyant que les manières de cet homme excitait la risée du peuple, lui dit qu’il était lui-même le seigneur Kunz de Tronka, et que les chevaux qu’il avait amenés devaient, après avoir été sauvés de l’incendie de Tronkenbourg, avoir été vendus à un berger de Wildsruf, duquel les tenait sans doute le marchand de pourceaux.

Le rustre, replaçant le seau sur sa charrette, répondit qu’il remettrait les chevaux contre l’argent qui lui avait été promis ; que, du reste, il ne savait rien de ce qui s’était passé auparavant, ni si le marchand de cochons les tenait de Pierre, de Paul, ou du berger de Wildsruf ; qu’il lui suffisait de savoir qu’il ne les avait pas volés ; et enfilant son fouet dans sa ceinture, il se dirigea vers un cabaret voisin.

Le chambellan, qui pensait bien que ces chevaux ne pouvaient être que ceux par qui le diable était entré dans la Saxe, retint l’écorcheur, et somma son cousin de s’expliquer. Celui-ci dit en tremblant de tous ses membres, que le plus prudent serait d’acheter les chevaux, qu’ils fussent ou non ceux de Kohlhaas. Le seigneur Kunz, maudissant le père et la mère qui l’avaient engendré, se tourna vers la foule, tout-à-fait incertain sur ce qu’il devait faire. Trop orgueilleux pour quitter la place où il voyait bien que le peuple n’attendait que son départ pour rire de lui, il appela le baron de Wenk, un de ses amis, qui passait dans la rue, et le pria de se rendre aussitôt chez le comte de Wrède, pour le prier d’amener Kohlhaas sur la place du marché.

Kohlhaas était précisément en conférence avec le comte de Wrède, lorsque le baron entra dans le cabinet du chancelier. Celui-ci, mettant de côté les papiers qu’il examinait, se leva d’un air impatient. Le baron lui exposa la situation dans laquelle se trouvaient les seigneurs de Tronka, et dit que l’écorcheur de Dobbeln était arrivé avec des chevaux dans un état si déplorable, que le gentilhomme ne pouvait les reconnaître pour ceux du marchand. « Ayez donc la bonté, ajouta-t-il, de faire prendre le maquignon chez lui, pour qu’il soit conduit sur la place du marché. »

Le grand-chancelier, ôtant ses lunettes, répondit au baron qu’il était doublement dans l’erreur ; premièrement, s’il croyait qu’il n’y eût pas d’autre moyen de se tirer d’embarras que l’inspection oculaire de Kohlhaas, et secondement, s’il se figurait que lui, grand-chancelier, se croirait obligé de faire conduire Kohlhaas partout où ce serait le bon plaisir du gentilhomme. Puis, lui présentant le maquignon, qui s’était retiré à l’écart, il le pria de lui faire sa commission en personne.

Kohlhaas, sans rien laisser voir de ce qui se passait dans son âme, dit qu’il était prêt à le suivre ; et s’approchant de la table, devant laquelle le chancelier avait repris sa place, il rassembla ses papiers dans son portefeuille, tandis que le baron le considérait en ouvrant de grands yeux. Ensuite ils se rendirent, accompagnés des trois lansquenets, sur la place en question.

Le chambellan, qui avait avec peine conservé son sang-froid en présence du peuple, s’avança vers eux dès qu’il les aperçut, et demanda à Kohlhaas, en lui montrant la charrette, si c’étaient là ses chevaux.

Le marchand, après avoir tiré son chapeau devant le seigneur qu’il ne connaissait pas, jeta les yeux sur les pauvres bêtes qui, la tête basse, les jambes faibles et tremblantes, regardaient tristement et sans le manger, le foin qui était devant elles.

« Ce sont bien mes chevaux, dit-il ; puis, saluant encore une fois, il se mêla à la foule. Le chambellan, s’approchant d’un pas fier vers l’écorcheur, lui jeta une bourse, qu’il releva sans cesser de se gratter la tête avec un vieux peigne de plomb. Le seigneur Kunz appela l’un de ses valets, et lui ordonna de détacher les bêtes et de les emmener chez lui. Celui-ci, à l’appel de son maître, sortit d’une bande d’amis et de parens qu’il avait trouvés dans la foule ; mais à peine avait-il saisi le licol, que maître Himbold, son cousin, vint le prendre par le bras, et l’entraînant loin de la charrette, s’écria qu’il ne devait point toucher à ces bêtes étiques. Il s’approcha ensuite du chambellan, qui était resté muet d’indignation, et il lui dit qu’il pouvait chercher une autre personne pour lui rendre ce service. Le chambellan, écumant de rage, se jeta sur maître Himbold, et le saisissant à la gorge, lui demanda de quel droit il empêchait ses valets de remplir leur devoir.

« Noble seigneur, répondit le maître en faisant un effort qui le délivra des mains du chambellan, un garçon de vingt ans est en âge de savoir ce qu’il doit faire, sans que personne ait besoin de l’influencer. Demandez-lui s’il veut seulement toucher les chevaux attachés à cette charrette. S’il le veut après ce que je lui ai dit, ainsi soit-il ; mais, à mon avis, il fera bien de les faire écorcher au plus tôt. »

À ces mots, le chambellan, se tournant avec dignité vers son valet, lui demanda s’il était décidé à suivre ses ordres, et à conduire les chevaux jusqu’à ses écuries. Le jeune homme, murmurant quelques invectives contre ces bêtes du diable, tourna le dos à son maître, qui, transporté de colère, le poursuivit dans la foule, lui arracha les armoiries de sa maison qu’il portait à son chapeau, et le chassa, à coups de plat de sabre, de son service et de la place. Maître Himbold, s’élançant sur le chambellan, le renversa. En vain le gentilhomme Wenzel, tout en cherchant à s’échapper de la mêlée, cria-t-il aux chevaliers de secourir son cousin ; avant qu’ils eussent fait un pas pour cela, le peuple était acharné sur le seigneur Kunz, qui ne dut la vie qu’à l’arrivée fortuite d’une bande d’archers. L’officier, après avoir dispersé la foule, arrêta maître Himbold, qui fut conduit en prison, tandis que le chambellan, couvert de sang, fut emporté au château par deux amis.

C’est ainsi qu’un malheureux destin semblait attaché à toutes les tentatives justes et raisonnables que faisait Kohlhaas pour obtenir le droit qui lui avait été refusé.

L’écorcheur de Dobbeln ayant fini son affaire, et ne voulant pas s’arrêter davantage, attacha les chevaux à une borne, où ils restèrent exposés aux railleries de tous les bandits et des garçons de rues jusqu’à ce que la police ayant trouvé convenable de s’en occuper, les fit prendre par un écorcheur de la ville.

Il paraissait tout-à-fait invraisemblable que les chevaux pussent jamais être remis en état de rentrer à l’écurie de Kohlhaasenbruck, et supposé que cela eût été possible, il en serait résulté une si grande honte pour la famille du gentilhomme, qui était une des premières et des plus nobles de l’État, qu’il sembla beaucoup plus sage d’offrir à Kohlhaas une indemnité en argent. Celui-ci n’attendait plus que les ouvertures du gentilhomme ou de ses parens pour lui accorder pardon et oubli de tout ce qui s’était passé.

Mais c’était précisément pour faire ces ouvertures qu’il en coûtait à l’orgueil des chevaliers de Tronka.

Le chambellan, encore aigri par les blessures qu’il avait reçues, se plaignit au prince de ce qu’après avoir exposé sa vie pour faire aller les choses selon ses vœux, il se voyait encore obligé de sacrifier son honneur en s’abaissant jusqu’à la prière devant un homme qui n’avait attiré sur sa famille que honte et que ruine.

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