Aller au contenu

Michel Servet, sa doctrine et sa vie/01

La bibliothèque libre.
Michel Servet, sa doctrine et sa vie
Revue des Deux Mondes, période initialetome 21 (p. 585-618).
02  ►
MICHEL SERVET.




PREMIERE PARTIE.
DOCTRINE PHILOSOPHIQUE ET RELIGIEUSE DE MICHEL SERVET.




I. Trechsel. — Die Protestantischen Antitrimitarier vor Faustus Socin : Erstes Buch. Michael Servet und seine Vorgaenger. — Heidelberg, 1839, in-8o.

II. De Valayre. — Fragment historique sur Michel Servet, dans les Légendes et Chroniques suisses. — Paris, 1842, in-12.
III. Rilliet de Candolle. — Relation du procès criminel intenté à Genève, en 1553, contre Michel Servet, dans les Mémoires et Documens publiés par la Société d’histoire et d’archéologie de Genève, tome III, livraison Ire, 1844.

IV. J. A. Galiffe. — Notices généalogiques sur les familles genevoises. 3 vol. in-8o. — Genève, 1831-1836.





Je suis plus profondément scandalisé, disait Gibbon, par le seul supplice de Michel Servet que par les hécatombes humaines qui ont été immolées dans les auto-da-fé de l’Espagne et du Portugal. » Ce mot est caractéristique. Il exprime parfaitement l’impression dominante que réveille le nom de l’infortuné rival de Calvin. Quel cœur honnête ne s’est ému au récit de cette tragique aventure ? Quel esprit droit n’a été révolté au spectacle de ce bûcher où Genève hérétique fit monter Servet pour crime d’hérésie, où des hommes qui s’étaient séparés de l’église au nom du libre examen et des droits sacrés de la conscience, des hommes qu’on eût immolés à Paris avec Anne Dubourg, brûlèrent vivant un théologien sincère et plein de génie pour avoir interprété la Bible dans la liberté de sa foi ?

On serait porté à croire que l’éclat de cette destinée à jamais déplorable a rejailli sur les idées de Michel Servet. Il n’en est rien. Nul système n’a été plus négligé, nul n’est resté enseveli dans de plus épaisses ténèbres. Les livres du célèbre hérésiarque sont par leur rareté un des objets favoris de la curiosité des bibliophiles ; mais il semble qu’on tienne moins au privilège de les lire qu’à celui de pouvoir faire que d’autres ne les lisent pas. On achèterait au poids de l’or une édition authentique de la Restitution du Christianisme : pourquoi cela ? Par cette unique raison qu’il n’y a, dit-on, que deux exemplaires de l’ouvrage qui aient échappé aux flammes où Calvin voulut étouffer à la fois la personne et les idées de son adversaire.

On n’ignore pas en général que Michel Servet a nié le mystère de la Trinité, on sait aussi qu’il a innové en physiologie comme en religion, et qu’il est au nombre des savans qui disputent à Harvey la glorieuse découverte de la circulation du sang ; mais quel est au juste le caractère des doctrines et du génie de ce médecin novateur, de ce théologien hérétique ? S’est-il borné, en théologie, à des négations partielles, ou bien a-t-il conçu un système dont la négation de la Trinité ne soit qu’un corollaire ? Quel est ce système ? Quelles en sont les origines, les destinées, la valeur propre ? Voilà des questions que personne, en France, n’a jamais résolues, disons plus, qu’aucun historien, aucun critique ne s’est jamais sérieusement proposées[1].

Cet oubli est injuste. Les opinions religieuses de Michel Servet ont exercé une influence considérable sur les esprits de son temps. Il y a eu des servetistes en Allemagne, en Suisse, en Italie[2]. Étroitement liée au protestantisme, qu’elle tend à dissoudre, et au socinianisme, qu’elle vient susciter, l’hérésie de Michel Servet est le lien de ces deux grandes phases du mouvement religieux du XVIe siècle.

Ce n’est pas tout : il n’y a pas seulement dans Michel Servet un grand hérésiarque ; il y a aussi un philosophe. On doit le rattacher à ce groupe de penseurs qui s’enflammèrent d’enthousiasme pour le platonisme alexandrin. Ce torrent d’idées panthéistes et mystiques qui agita sans la troubler l’ame candide de Marsile Ficin, qui égara Patrizzi et perdit Giordano Bruno, ce même flot entraîna Michel Servet ; mais ce qui le sépare des purs platonisans, ce qui donne à sa doctrine une physionomie originale, c’est qu’il entreprit de fondre ensemble son panthéisme néo-platonicien et son christianisme hérétique, c’est qu’il essaya, non sans génie, une sorte de déduction rationnelle des mystères du christianisme ; c’est, en un mot, qu’il tenta au XVIe siècle une œuvre qui semblait réservée à la hardiesse du nôtre, je veux dire une théorie du Christ, ce qu’on appellerait aujourd’hui de l’autre côté du Rhin une christologie philosophique, et, qui plus est, une christologie panthéiste. À ce point de vue, Michel Servet se présente aux regards de l’historien sous un jour nouveau. On ne voit plus seulement en lui le rival et la victime de Calvin, le médecin novateur, le chrétien hérésiarque, mais le théologien philosophe et panthéiste, précurseur inattendu de Malebranche et de Spinoza, de Schleiermacher et de Strauss.

C’est par cet endroit, on nous permettra de le dire, que Michel Servet nous a principalement attiré. Nous n’avons jamais compris la séparation que certains esprits, d’ailleurs éminens, veulent établir entre les questions religieuses et les questions philosophiques, entre l’histoire des idées et l’histoire des croyances. Pour nous, toujours préoccupé d’unir ce que d’autres veulent à tort séparer, convaincu que le nœud de toutes les difficultés morales de notre temps est dans l’opposition de l’idée chrétienne et de l’idée panthéiste, nous n’avons pu rencontrer sans une sorte d’émotion et sans une vive sympathie ce penseur solitaire et méconnu qui entreprit, il y a trois siècles, de faire cesser la lutte dont nous gémissons, ne réussit pas mieux à se faire comprendre des protestans que des catholiques, et n’échappa aux flammes de l’inquisition de Vienne que pour monter sur le bûcher dressé par Calvin.

Cette réhabilitation d’une doctrine injustement tombée dans l’oubli nous invitait naturellement à dégager du mystère qui l’environne encore la triste destinée de celui qui mourut pour elle. Ni les apologistes plus ou moins décidés, depuis Théodore de Bèze jusqu’à M. Guizot et à M. Rilliet de Candolle, ni les accusateurs véhémens depuis Castalion jusqu’à Voltaire, et depuis Voltaire jusqu’à M. Galiffe, n’ont manqué au meurtrier de Michel Servet. Ce qui fait que le procès dure encore, c’est que, pour rendre un arrêt définitif, deux conditions étaient absolument indispensables. La première était de connaître à fond le caractère et la portée de l’entreprise religieuse de Michel Servet, sans quoi sa lutte avec Calvin, l’irritation profonde de celui-ci et sa haine implacable restent imparfaitement expliquées. La seconde était d’avoir entre les mains les documens authentiques qui seuls peuvent servir de base à une appréciation équitable. Or, ces pièces ont presque entièrement manqué à l’histoire jusqu’à ces derniers temps. Avant la curieuse publication d’un pasteur bernois, M. Trechsel, on était réduit aux extraits incomplets que le ministre De la Roche[3] et le professeur Mosheim[4] avaient donnés, au XVIIIe siècle, des pièces de la procédure. M. Mignet, dans son lumineux et savant mémoire sur l’Établissement de la Réforme à Genève, n’a pas eu d’autre base, et il a fallu la rare justesse d’esprit et toute la pénétration de l’éminent historien pour suppléer au défaut de documens précis et présenter sous son vrai jour l’ensemble, sinon les détails, de cette mémorable affaire.

Depuis 1839, la lacune dont nous parlons a été remplie. M. Trechsel, M. de Valayre, M. Rilliet de Candolle, ont apporté chacun leur tribut, et nous devons signaler le mémoire de ce dernier écrivain comme un modèle d’érudition discrète et ingénieuse ; mais c’est plutôt un plaidoyer habile et modéré en faveur de Calvin qu’un morceau véritablement historique.

Quelle que soit la richesse des documens publiés par ces trois écrivains, nous nous sommes fait un devoir de n’en croire que nos propres yeux et de puiser directement aux sources. Nous nous sommes rendu à Genève, où, grace à l’influence très peu calviniste qui en ce moment y domine, nous avons obtenu la communication la plus bienveillante et la plus complète de tous les documens. Le manuscrit de deux cents pages in-folio qui porte pour titre : Procès de Michel Servetus, 1553, les registres du petit conseil, tout nous a été ouvert, tout a été mis à notre disposition. Transcrites par la main habile et exercée d’un jeune paléographe genevois, M. Grivel, ces pièces précieuses sont en ce moment sous nos yeux, et nous avons pu y joindre plusieurs pièces inédites que le savant directeur de la bibliothèque de Genève, M. le pasteur et professeur Chastel, a bien voulu nous confier.

Ainsi entouré de toutes les précautions et de tous les secours nécessaires, nous avons cru pouvoir nous proposer un double objet : d’abord, et avant tout, la résurrection de la doctrine philosophique et religieuse de Michel Servet ; puis, comme conséquence, le récit vrai de sa lutte avec Calvin et de la tragédie où elle se termina. Mais, avant de nous engager dans la première de ces deux entreprises, il est indispensable d’esquisser au moins en quelques lignes la vie, le caractère et les ouvrages de notre malheureux héros.


I. — VIE DE MICHEL SERVET JUSQU’A L’EPOQUE DE SON PROCES. – CARACTERE DE SES ECRITS.

Michel Servet, ou plus exactement Micaël Serveto, naquit, l’an 1509, à Villanueva, petite ville d’Aragon, de parens honorables, chrétiens d’ancienne race, comme il nous l’apprend lui-même[5], et vivant noblement. A dix-neuf ans, il quitta l’Espagne, qu’il ne devait plus revoir. Étrange destinée de ces aventureux génies du XVIe siècle, Servet, Bruno, Vanini ! Ils n’ont ni famille, ni patrie. Agités d’une inquiétude secrète, d’un insatiable besoin de mouvement, ils traversent en courant l’Europe sans pouvoir se fixer jamais, avides de nouveautés, de disputes et de périls, allant d’écueil en écueil et d’orage en orage, jusqu’à ce que la tempête finisse par les engloutir.

Toulouse fut la première station de Michel Servet. Il y commença l’étude du droit, bientôt abandonnée pour celle des saintes Écritures. Nous voyons éclater ici le trait distinctif de son caractère, je veux dire la curiosité passionnée, insurmontable, inextinguible des questions religieuses. La réforme de Luther agitait alors l’Allemagne et l’Europe, et partout soufflait un esprit nouveau. L’ame de Servet en fut embrasée, et sa vie appartint désormais à une sorte de méditation fiévreuse des mystères du christianisme. Il était de ces impétueux génies dont parle Bossuet, « qui prennent la religion avec une ardeur démesurée, et qui, y mêlant un chagrin superbe, une hardiesse indomptée et leur propre esprit, poussent tout à l’extrémité. » Dans sa carrière orageuse et mobile, Servet semble disperser ses études et ses facultés : physiologie, médecine, mathématiques, géographie, langues orientales ; il veut tout embrasser, tout approfondir ; mais ce ne sont là dans sa vie que de rapides épisodes ; le besoin d’agiter et de résoudre le problème religieux du temps, voilà ce qui la remplit et la dévora.

En 1530, il se dirige tour à tour vers les foyers les plus actifs du protestantisme, et s’adresse d’abord à OEcolampade. Le réformateur de Bâle était un homme pratique, ennemi des spéculations subtiles, ne voyant dans la religion qu’une grande affaire, celle du salut, et dans la réforme qu’un moyen de ranimer et de purifier la morale de Jésus-Christ. Servet, avec sa théologie transcendante, avec sa négation audacieuse de la Trinité, Servet, qui déjà préludait au panthéisme en soutenant l’éternité de la création, produisit sur ce chrétien simple et scrupuleux un effet d’épouvante. A Strasbourg, Bucer et Capito ne lui firent pas meilleur accueil, et Zwingle s’unit à eux pour maudire le méchant et scélérat Espagnol. Naïve sincérité de ces pieux révolutionnaires ! ils nient le libre arbitre et la présence réelle avec une invincible opiniâtreté, et la seule idée de toucher au dogme de la Trinité les remplit de surprise et d’horreur.

Servet en appela au public de l’anathème des chefs de la réforme. En 1531, il publia à Haguenau son livre Des Variations de la Trinité[6], et l’année suivante ses Dialogues[7]. Tout son système philosophique et religieux est en germe dans ces deux écrits, qui firent un tel scandale en Allemagne, que Servet changea son nom en celui de Michel de Villeneuve, et gagna la France.

En 1553, il est à Paris et semble avoir abandonné des spéculations périlleuses pour étudier la médecine sous deux maîtres illustres, Sylvius et Fernel. Il prend le bonnet de docteur et professe avec éclat au collège des Lombards. Portant dans cette carrière nouvelle les qualités et les défauts de sa nature, esprit chimérique à la fois et d’une pénétration supérieure, il donne dans les visions de l’astrologie judiciaire[8] et découvre ou plutôt devine la circulation du sang[9]. Son goût pour la polémique ne l’avait pas abandonné. Dans un traité sur les sirops[10], médication récemment introduite par l’école arabe, il attaque avec violence Galien et la faculté, et, pour calmer cette querelle, le parlement est obligé d’intervenir.

Au milieu de ces nouveaux orages, la passion des questions religieuses, en apparence assoupie, vivait toujours au fond de l’ame de Servet. Nous en avons un assuré témoignage dans le récit que nous fait Théodore de Bèze des premières relations du théologien espagnol avec Calvin. C’est à Paris que ces deux hommes se mesurèrent pour la première fois, et que la contradiction opiniâtre de Michel Servet jeta dans l’ame orgueilleuse et farouche de son adversaire le premier germe d’une haine qui ne s’éteignit plus. Après plusieurs conférences, ils prirent jour pour une sorte de cartel théologique devant témoins dans une maison de la rue Saint-Antoine ; mais Servet ne parut pas, on ne sait pour quel motif, et les deux antagonistes ne se revirent plus qu’à Genève.

Sorti de Paris en 1538, Servet mena une vie errante, séjournant tour à tour à Lyon, à Charlieu, à Avignon, peut-être en Italie, sans protection, sans fortune, sans asile, obligé pour vivre de mettre sa plume au service des libraires, publiant une bonne édition de la Géographie de Ptolémée[11], une Bible annotée[12], des argumens pour une Somme espagnole de saint Thomas, et quelques autres travaux de même espèce.

En 1541, il fut rencontré à Lyon, dans un état assez misérable, par Pierre Paulmier, archevêque de Vienne en Dauphiné, savant homme et ami des lettres, qui l’avait connu à Paris, et lui offrit dans son propre palais une honorable hospitalité. Là, tout conseillait à Servet de terminer en paix sa carrière vagabonde. Habile et heureux dans son art, recherché par les familles les plus puissantes, respecté pour sa science, aimé pour la douceur de son caractère, tout autre à sa place eût vécu heureux ; mais rien n’avait pu éteindre dans cette ame rêveuse, inquiète et passionnée la soif des vérités religieuses. A Vienne, comme à Toulouse, comme à Bâle et à Strasbourg, persécuté ou paisible, pauvre ou dans l’abondance, son ame était tout entière au spectacle des agitations du christianisme. Seul, il croyait avoir trouvé le nœud de toutes les difficultés du temps. Ce n’est pas que la réforme à ses yeux ne fût légitime, mais elle s’arrêtait à moitié chemin. Il prétendait lui imprimer une impulsion nouvelle, et méditait le dessein de présenter au monde une œuvre que n’avaient osé entreprendre ni Luther, ni Zwingle, ni Calvin, un christianisme rajeuni, reconstruit depuis la base jusqu’au faîte, le christianisme de l’avenir, qui était aussi pour lui le christianisme du passé.

Ses yeux étaient surtout fixés sur Genève. L’auteur de l’Institution chrétienne, le législateur du protestantisme, lui paraissait l’homme le plus capable de comprendre ses idées, le mieux placé pour les réaliser. Il mettait sa gloire à le séduire à sa doctrine. Entraîner Calvin, en effet, c’était entraîner le protestantisme, c’était changer la face du monde religieux.

Rien ne put détourner Servet du dessein de convaincre son adversaire. Mis en communication avec lui par le libraire lyonnais Frellon, une correspondance active s’engagea. Également sincères, également orgueilleux, ces deux esprits, d’ailleurs si différens, ne pouvaient s’entendre. Calvin rompit tout commerce avec une hauteur suprême et le cœur profondément irrité. Servet résolut alors de publier le grand ouvrage qu’il méditait depuis longues années, et dont il avait communiqué plusieurs parties à Calvin et à Viret. Il décida à prix d’argent deux libraires de Vienne, Balthazard Arnollet et Guillaume Guéroult, à l’imprimer en secret pour le répandre ensuite dans toute l’Europe. Le titre de l’ouvrage était significatif : Restitution du Christianisme, et cette publication, destinée à produire chez les protestans et chez les catholiques un scandale immense, créait par cela même à Servet un danger presque inévitable. L’hérésie était flagrante, et la loi frappait les hérétiques du supplice du feu. Servet se jeta tête baissée dans cet abîme, et nul doute qu’un orgueil excessif et un désir violent de paraître et d’agiter le monde n’aient fortement contribué à le faire agir ; mais il serait injuste de ne pas reconnaître en lui un homme sincère, profondément convaincu de la vérité de son système, et qui cédait à l’irrésistible besoin de communiquer à ses semblables ce qu’il croyait être la vérité. Noble audace après tout, qui lui faisait sacrifier son repos et sa vie à la fortune d’une idée.

Arrêtons-nous ici. Au regard de l’histoire, toute la vie de Michel Servet est concentrée dans ces deux événemens : la publication de son système sur la restitution du christianisme et le procès qui en fut la suite et qui engloutit le livre et l’auteur. Exposons avec étendue, ou, s’il nous est permis de le dire, ressuscitons cette doctrine injustement ensevelie dans l’oubli ; nous comprendrons mieux ensuite et le procès et la catastrophe.

Rien de plus vague, de plus divers, de plus contradictoire que le langage des historiens sur les doctrines de Michel Servet. Disciple d’Arius pour ceux-ci, il l’est pour ceux-là d’Eutychès, de Sabellius, de Priscilien, de Manichée. Sa métaphysique paraît aux uns matérialiste, aux autres tout inspirée de Platon. Étrange philosophe qu’on nous fait tour à tour ou même à la fois chrétien et déiste, fanatique et esprit fort, mystique et athée !

Qui faut-il accuser de ces jugemens contraires ? Servet tout le premier. La pensée de cet ardent génie est forte, mais subtile et comme embarrassée dans sa profondeur. Sans cesse il ramène en ses divers écrits un certain nombre d’idées dominantes ou son esprit s’attache avec une sorte d’obstination passionnée et une énergie de conviction qu’on sent indomptable ; mais il affirme plus souvent qu’il ne démontre, il répète ses idées plutôt qu’il ne les développe, il abonde et s’exalte dans sa propre pensée plutôt qu’il ne l’éclaircit aux autres.

Ce qui lui manque essentiellement, c’est cette haute faculté qui brille en toute plénitude chez son redoutable adversaire ; je parle de cette puissance de déduction dont l’Institution chrétienne reste l’incomparable modèle, de cet art merveilleux d’ordonner les idées, d’en lier tour à tour et d’en délier le faisceau, de répandre sur chacune d’elles, en l’enchaînant à toutes les autres, la force et la lumière. Trop semblable par cet endroit à la plupart de ses aventureux contemporains, aux Vanini, aux Bruno, aux Campanella, Servet manque d’ordre, partant de vraie clarté et de vraie puissance. Il a l’enthousiasme et la hardiesse, il n’a pas l’autorité.

Ajoutez à cette confusion des idées un style sans grace et sans art. La latinité de Servet est incorrecte et, presque barbare ; sa phrase négligée se développe à l’aventure, se complique, s’embarrasse en ses nœuds et ses replis. Il se répète, tourne sur soi et semble quelquefois perdu dans le dédale de sa pensée laborieuse et subtile. Et cependant ce style inculte atteint à l’énergie ; cet esprit confus éclate en traits lumineux ; cet aride écrivain échauffe son imagination au feu d’une méditation obstinée et communique à son lecteur quelque chose de l’ardeur sombre qui le consume. Sous ce langage sans pureté, à travers ces redites et ces divagations, dans les détours infinis de cette composition pénible, on sent vivre et palpiter une ame élevée, on sent fermenter une pensée libre, forte, pénétrante, et on s’intéresse involontairement à ce mélange extraordinaire d’exaltation et de subtilité, de candeur et d’orgueil, de bonne foi naïve et d’inflexible opiniâtreté.

Une dernière cause déjà indiquée de l’injuste oubli où est restée la doctrine de Servet, c’est la grande rareté de ses livres. Notre Bibliothèque royale possède heureusement l’un des deux exemplaires de la Restitution du christianisme qui ont seuls, dit-on, échappé au naufrage c’est, chose curieuse, celui même dont Colladon se servit pour préparer avec Calvin le procès de Michel Servet. Il porte encore sur ses marges les signes accusateurs qu’y traçait le pénétrant et inflexible théologien. Dérobé au bûcher par une main inconnue, on distingue sur ses feuillets noircis la marque du feu. C’est dans ces pages, pleines de tragiques souvenirs, à travers ces lignes, tantôt à demi effacées par la rouille du temps, tantôt interrompues et pulvérisées par la flamme, que nous avons cherché à ressaisir la pensée ensevelie de la victime.


II. – SITUATION GENERALE DU CHRISTIANISME ET DE LA PHILOSOPHIE AU TEMPS DE MICHEL SERVET.

Si l’on veut comprendre la doctrine de Michel Servet, ce qu’elle a de compliqué, de bizarre et d’original ; si l’on veut expliquer son incontestable influence et les violens efforts de ses adversaires pour l’étouffer au berceau, il faut observer l’état des esprits et des ames au siècle où elle prit naissance. On reconnaîtra que la Restitution du christianisme ne fut point le fruit stérile d’une rêverie solitaire, mais un des résultats inévitables de l’agitation intellectuelle du XVIe siècle, une des phases que la pensée moderne devait nécessairement traverser.

Deux mouvemens d’idées ont signalé le siècle orageux où vécut Michel Servet : premièrement, la renaissance des systèmes philosophiques de l’antiquité, entre lesquels on sait que le platonisme eut surtout le privilège de séduire les esprits ardens ; puis la réforme de Luther et de Calvin, laquelle, touchant aux croyances, agitait profondément toutes les ames. La doctrine philosophique et religieuse de Michel Servet s’explique tout entière par le concours de ces deux grands mouvemens.

La réforme a été, sans doute, un coup de hardiesse, et ce serait un étrange paradoxe que de taxer Luther de timidité ; mais, si le moine de Wittenberg fit voir une singulière audace dans le caractère, il en eut beaucoup moins dans l’esprit, et ce même contraste se retrouve dans tous les réformateurs. Si vous ne regardez qu’aux faits matériels, aux côtés visibles de la religion chrétienne, Luther, Zwingle, Calvin, sont de rudes révolutionnaires ; mais regardez aux idées, à l’économie intérieure des dogmes religieux, ces mêmes hommes vous paraîtront les plus scrupuleux observateurs de l’antique foi. La messe transformée en cène, le culte des saints détruit, les images proscrites, cinq sacremens supprimés, les indulgences foulées aux pieds, le purgatoire aboli, voilà, ce semble, de graves changemens. Ils sont graves, sans doute ; mais, s’ils modifient la forme du christianisme, ils ne touchent que très peu au fond.

Le christianisme, en effet, repose sur un certain nombre de dogmes liés entre eux par une logique secrète, et qui, dans leur simple et puissante économie, forment un indivisible faisceau. On peut les réduire à quatre : le dogme de la Trinité, le dogme de la création, le dogme de l’incarnation, le dogme de la rédemption. Toute la métaphysique du christianisme est contenue dans les trois premiers dogmes, et la réforme n’y a pas touché. Son effort a porté sur le quatrième, le dogme de la rédemption, qui fait la base de la morale chrétienne. Or, il faut remarquer que le but des réformateurs, ce n’était point de fonder une morale nouvelle, mais de rendre à sa pureté la morale de Jésus-Christ, de ranimer cette morale sainte, étouffée sous le paganisme des symboles et sous l’observation judaïque des rites extérieurs. En voulant purifier le dogme de la rédemption, Luther et Calvin l’auraient-ils altéré dans son essence ? Non, ce serait trop dire ; ils l’ont seulement développé d’une façon exclusive : force d’abonder dans le sens de la grace, dans le sens de saint Paul et de saint Augustin, sans y joindre les contre-poids nécessaires, ils ont perdu l’équilibre, et incliné de toute l’audace de leur caractère, de toute l’ardeur de leur ame, de toute la vigueur de leur logique, vers une doctrine extrême, terrible, celle de la grace gratuite et du néant des œuvres.

Tant il est vrai que c’est à leur insu et contre leur intention vraie que les réformateurs ont déchaîné dans le monde l’esprit philosophique et rationaliste ! Certes, s’il est un dogme accablant pour la raison, c’est celui de la rédemption du péché originel par le Christ. La Trinité, la création, l’incarnation, élèvent la pensée dans une région si haute, que les difficultés semblent s’y effacer sous l’ombre du mystère ; mais ici, c’est de l’homme qu’il s’agit, c’est de vous, c’est de moi, de ma nature, de ma liberté, de mon salut, de ma destinée morale. Quoi ! avant d’avoir agi librement, je suis coupable ! Coupable ? et pourquoi ? Parce qu’un autre a failli. J’existe à peine, et je ne connais encore ni le mal, ni Dieu, ni le nom d’Adam, ni moi-même, et cependant, pour un crime que je ne puis comprendre, ouvrage d’un homme que je ne connais pas, je suis digne de la colère d’un Dieu que j’ignore ! Quoi ! ce faible enfant au pur regard, à l’ignorance naïve, qui sourit innocemment à sa mère et à la vie, c’est un criminel souillé d’une faute inexpiable, d’une tache qu’aucun mérite humain ne saurait effacer ! Et il faut que le fils même de Dieu descende sur terre, il faut qu’il souffre et qu’il meure, il faut que son sang coule sur la croix, il faut que le miracle de sa passion se renouvelle chaque jour sur l’autel, pour que le prix infini de son sacrifice s’égale à l’infinie perversité des pécheurs ! Combien peu, hélas ! profiteront du bénéfice divin de cette rédemption ! La presque totalité du genre humain est condamnée de toute éternité à expier sans fin et sans relâche, dans des tortures ineffables, le crime d’un seul homme, cause première et cause infailliblement prévue de tous les crimes. Est-il, je le demande, un dogme plus révoltant pour la conscience morale ? Jamais, non, jamais la raison humaine n’a été mise à une plus rude épreuve. Eh bien ! loin de protester contre ce formidable mystère de la rédemption, Luther et Calvin s’y sont attachés, l’un avec l’emportement d’une ame passionnée, l’autre avec la rigueur d’une logique inflexible, et, de proche en proche, ils en sont venus à établir, touchant la prédestination, la grace, le libre arbitre, une série de conséquences doctrinales et d’applications pratiques qui les ont séparés de l’église. Est-ce à dire qu’ils aient changé le fond même de la religion ? Nullement ; lisez l’Institution chrétienne, cette Summa Theologiœ du protestantisme. Sur la Trinité, la création, l’incarnation, Calvin parle comme un père de l’église. Pour l’exactitude et la précision théologiques, on croit avoir affaire à saint Thomas ; pour la droiture et la justesse constantes, pour la gravité et la hauteur de la pensée, comme aussi pour la majesté du style, on croit lire Bossuet.

La réforme a donc peu innové, mais elle a innové, et le germe d’une révolution, nouvelle était là. A quelle condition, en effet, pouvait-elle user du droit d’innover ? A une seule : c’était de déclarer que le christianisme primitif avait été corrompu, qu’il y avait contradiction, ne fût-ce que sur un point, entre le christianisme de l’église romaine et le christianisme vrai, par conséquent que le christianisme vrai était à retrouver. Voilà l’idée-mère de la réforme, et il était impossible de s’y tenir. Si en effet l’église a laissé corrompre le dogme de la rédemption, qui m’assure qu’elle a conservé dans leur pureté le dogme de l’incarnation, le dogme de la création, le dogme de la Trinité ? Si le christianisme est à refaire sur un point, pourquoi ne pas le refaire sur tous ? pourquoi ne pas le reconstruire depuis les fondemens jusqu’au sommet ? Évidemment cette pensée ne pouvait pas ne pas germer au sein de la réforme, et cela en dépit des réformateurs eux-mêmes, par la vertu de cette logique souveraine qui tire d’un principe ses conséquences et suscite à chaque idée les interprètes qui lui conviennent. Michel Servet fut l’esprit hardi en qui la pensée fondamentale de la réforme fit éclore cette conception nouvelle. Le premier, il proclama avec éclat, avec bonne foi, avec opiniâtreté, que le christianisme tout entier était à restituer ; le premier, il entreprit en grand cette restitution. La refonte du christianisme, non sur un point particulier comme la grace et le libre arbitre, mais sur l’ensemble des mystères, et particulièrement sur la Trinité, clé de voûte de tous les mystères, tel est le but où il aspire ouvertement. Par cette entreprise audacieuse, Servet se sépare du protestantisme et se rapproche du socinianisme ; il fraie la route de l’un à l’autre, et sa place dans l’histoire est marquée entre Luther et Socin.

Voici par où il se distingue à la fois de tous les deux. Luther et la réforme n’ont touché au dogme que sur un point, la justification ; ils ont modifié la morale du christianisme sans porter la main sur sa métaphysique. Les Socin et leurs disciples ont touché à tous les dogmes, mais plutôt pour les supprimer que pour les comprendre, pour dégager le christianisme de toute métaphysique plutôt que pour interpréter la métaphysique du christianisme. Servet, au contraire, est avant tout un théologien philosophe. Il a un système de métaphysique, et, du haut de ce système, il prétend non pas modifier, non pas supprimer, mais expliquer, réorganiser, retrouver tous les dogmes et tous les mystères.

Au surplus, le système philosophique de Michel Servet ne lui appartient pas en propre ; il est le reflet des idées alors dominantes. Or, quel est le caractère de ces idées ? Disons-le d’un seul mot : la philosophie du XVIe siècle, c’est le panthéisme.

En fait de hautes spéculations intellectuelles, on sait que le XVIe siècle n’a rien créé d’original. Sa philosophie, toute d’emprunt, est essentiellement une philosophie d’opposition ; elle se propose pour but moins la découverte du vrai en soi que la ruine de la scholastique. Au lieu de puiser la science dans les profondeurs de la réflexion, elle la demande aux écoles antiques : elle ressuscite les systèmes de la Grèce, elle évoque avec une prédilection ardente le génie de Platon ; mais le Platon du XVIe siècle, ce n’est pas l’auteur à la fois sensé et sublime du Phédon et du Banquet, le père de cet idéalisme admirable qui, dans ses plus hardis élans, reste fidèle à la sobriété socratique, et sait, comme les divins artistes de la Grèce, allier la mesure à la grandeur. Un tel Platon convenait peu aux esprits du XVIe siècle, et il eût mal servi leurs desseins. Le Platon de Nicolas de Cuss et de Marsile Ricin, de Patrizzi et de Giordano Bruno, c’est un Platon altéré, corrompu, le Platon panthéiste d’Alexandrie.

A côté de ce grand courant d’idées panthéistes qui traverse le XVIe siècle, j’en signalerai trois autres, qui viennent au surplus de la même origine et coulent pour ainsi dire dans le même lit : je veux parler de la philosophie kabbalistique, de la philosophie hermétique et d’une troisième doctrine, équivoque et confuse, qu’on attribuait alors à Zoroastre. Chose curieuse, cette même idée qui a séduit tant d’imaginations à l’époque alexandrine, cette idée d’une philosophie profonde et mystérieuse, cachée sous les symboles de tous les cultes et les formules de tous les systèmes, commune à l’Égypte et à la Perse, à Hermès et à Zoroastre, cette idée renaît au XVIe siècle et exalte nombre de têtes. Des livres évidemment apocryphes ou du moins d’origine fort suspecte, le fameux Poemander[13], les Oracles des Mages, le Manuel de Zoroastre, circulent, se répandent, lus avec avidité, commentés avec une naïveté et un enthousiasme prodigieux, et, sous la protection de la crédulité générale, les idées panthéistes dont ces livres sont remplis s’infiltrent dans tous les esprits et rongent les racines du christianisme. En même temps la kabbale refleurit avec Pic de la Mirandole et Reuchlin, et, comme au temps d’Akiba, elle mêle à l’interprétation de la Bible des spéculations mystiques et panthéistes qui concourent à l’œuvre de renversement et de dissolution. Il est si vrai que le panthéisme est dans le génie de cette époque, qu’on le voit sortir même d’une école où on s’attendrait à rencontrer un esprit tout contraire, l’école péripatéticienne. Des deux branches qui la divisent, la plus féconde et la plus originale est panthéiste ; c’est celle qui a produit Cesalpini.

Telles sont les sources où s’abreuva Michel Servet. Aussi est-il profondément pénétré, je dirais volontiers enivré de panthéisme. Parménide, Plotin, Proclus, voilà ses autorités favorites. Les livres d’Hermès sont cités dans ses ouvrages à côté des saintes Écritures. Il invoque Zoroastre avec Moïse, Philon avec saint Paul. Numénius avec Origène, Porphyre avec saint Clément. Ce mélange d’autorités sacrées et d’autorités profanes le distingue profondément des autres panthéistes du XVIe siècle, tels que Bruno et Cesalpini, et lui donne un caractère qui lui est propre. Il est à la fois panthéiste et chrétien sincère. Il applique la métaphysique néo-platonicienne, non point à miner sourdement ou à battre résolûment en brèche les dogmes révélés, mais à les transformer en les interprétant. Il veut sincèrement régénérer le christianisme par le panthéisme ; c’est ce qu’il appelle le restituer.

Assurément, cette tentative, tout impraticable au fond qu’elle peut paraître, ne manque ni d’une certaine grandeur, ni d’une certaine originalité. Néanmoins, si elle assigne à Servet un rôle à part au milieu de ses contemporains, ce serait mal la comprendre que de s’imaginer qu’elle ait été conçue pour la première fois par un homme du XVIe siècle. Dès les premiers temps du christianisme, nous la voyons paraître avec éclat et susciter de puissantes hérésies. Frappée par l’église, elle se renouvelle sans cesse, et poursuit sa route, même à travers la nuit intellectuelle du moyen-âge. Sabellius, Praxée, Eutychès dans le monde ancien, Scott Érigène, Amaury de Chartres et David de Dinant dans les âges modernes, forment à Michel Servet une suite non interrompue de précurseurs. Lui-même n’est qu’un anneau de cette chaîne d’interprètes panthéistes du christianisme, qui se renoue à Spinoza et se prolonge jusqu’à Schelling et Hegel, jusqu’à Schleiermacher et Strauss. Rendons-nous compte de cet effort persistant pour introduire le panthéisme au sein du christianisme, tentative toujours vaincue et toujours renaissante à laquelle le nom de Michel Servet doit rester désormais attaché.


III. — LES HÉRÉSIARQUES PANTHÉISTES AVANT MICHEL SERVET. — SABELLIUS, EUTYCHES, SCOTT ÉRIGÈNE, AMAURY DE CHARTRES.

L’idée fondamentale du christianisme, c’est l’idée de l’homme-Dieu. La nature divine et la nature humaine unies dans le Christ ; Dieu descendant, par un miracle de l’amour, des hauteurs infinies de l’existence absolue pour devenir homme ; l’homme désormais capable de sortir de l’abîme de corruption où sa faiblesse le retient plongé pour s’élever, sur les traces de Dieu même, jusqu’à la perfection et à la félicité éternelles, tel est bien le germe de cette doctrine sublime qui, sur la route de Damas, illumina l’esprit de saint Paul, et qui, peu d’années après, remuait et subjuguait le monde.

Un Dieu mort pour les hommes, un Dieu crucifié, quoi de plus propre à séduire, à exalter l’imagination, à toucher et attendrir le cœur ? Mais l’homme n’est pas tout entier dans le cœur et l’imagination. Il veut comprendre, et, même quand il s’incline devant un mystère, sa raison demande à le définir. Le Christ est Dieu et homme tout ensemble ; fils de l’homme, il a souffert, il a péri sur la croix ; fils de Dieu, il a vaincu la mort pour retourner à son père. Or, comment est-il à la fois fils de l’homme et fils de Dieu ? Est-il fils de Dieu à la manière des créatures ? Non ; il est fils unique de Dieu, il est Dieu lui-même. Mais quoi ! Le fils n’est-il point distinct du père ? ne lui est-il pas inférieur ? Comment en est-il engendré ? dans le temps ou dans l’éternité ? D’un autre côté, le Christ est aussi fils de l’homme ; or, son corps seul est-il humain ou a-t-il aussi une ame comme la nôtre ? La nature divine s’unit-elle à la nature humaine tout entière ou seulement à une partie ? Ces deux natures restent-elles distinctes dans leur union ? Y a-t-il aussi deux personnes dans le Christ ou une seule ? S’il y a deux personnes, où est l’union des natures ? S’il y a deux natures, comment n’y aurait-il pas deux personnes ?

Ces questions feront peut-être sourire les esprits positifs de notre temps ; elles paraîtront subtiles et surannées ; mais il est incontestable qu’elles devaient nécessairement se poser dans toute intelligence élevée, pour peu qu’elle fût avide, en confessant l’homme-Dieu, de se rendre compte de sa foi. Je dirai plus : ce n’est qu’à la condition que ces questions fussent posées, méditées, débattues, que le christianisme pouvait se développer, produire dans le dogme toutes ses conséquences et dans la pratique porter tous ses fruits.

Or, où trouver la solution de ces problèmes ? Dans les Évangiles ? Elle n’y est pas. Je prie qu’on m’entende bien. Si on veut dire qu’elle y est en germe, je le crois fermement ; mais y est-elle d’une manière explicite ? Non. On respire, pour ainsi parler, dans tout l’Évangile la croyance à la divinité de Jésus-Christ ; mais les distinctions nécessaires, mais les définitions précises, il n’y a rien de tout cela, et tout cela est profondément contraire à la simplicité naïve de ces antiques monumens. La solution des difficultés est-elle dans les apôtres, dans les épîtres de saint Jean ou de saint Paul ? est-elle dans les premiers pères, dans saint Clément de Rome, saint Hermas ou saint Irénée ? Ici, vous trouverez sans doute des indications plus précises. La philosophie chrétienne se développe et s’organise ; les questions se posent, se divisent, se résolvent partiellement ; toutefois, si les doctrines sont plus explicites, en retour elles sont moins concordantes. Je répète que je ne dis rien ici de hasardé, rien qui ne puisse être également reconnu par les opinions les plus contraires : je me borne à affirmer que, dans les premiers siècles de l’église, ni les problèmes qui naturellement s’élèvent, dans tout esprit qui pense, touchant la divinité de Jésus-Christ, n’étaient posés dans toutes leurs difficultés, dans leurs mille profondeurs et leurs mille replis, ni les solutions n’étaient formulées avec cette double condition d’être à la fois explicites et concordantes. J’en atteste l’indécision évidente de saint Hermas et de saint Irénée, les erreurs d’Origène, l’inexactitude de saint Justin et de Tertullien, loyalement reconnue de Bossuet lui-même ; j’en atteste les incroyables efforts que les plus savans théologiens, le père Petau par exemple, ont dû faire pour ramener à l’orthodoxie les passages rebelles des pères antérieurs au concile de Nicée, et l’entreprise vraiment désespérée du dernier de ces théologiens, Moehler, obligé de convenir que les anciens pères s’exprimaient mal et donnaient à l’appui de leur foi des preuves qui tendaient à la fausser ; j’en atteste aussi ces innombrables hérésies qui, dans les premiers siècles, s’élevaient de tous les points de l’horizon,rencontraient, à peine nées, d’ardentes sympathies, même parmi les plus savans et les plus vertueux personnages, ces conciles qui lançaient l’anathème à d’autres conciles, l’un où plus de cent évêques absolvent Arius, l’autre où se réunissent trois cents évêques pour condamner dans Athanase la foi de Nicée ; j’en atteste, en un mot, pour parler avec saint Jérôme, le monde entier devenu arien.

Devant cette masse de faits, si l’on veut soutenir encore que toutes les questions étaient résolues dans l’Évangile et dans les premiers pères, il faut convenir du moins que la conscience du monde chrétien flottait incertaine et mal assurée. Or, dans cette indécision générale, une chose était inévitable : c’est que, la raison venant à s’appliquer à l’interprétation des dogmes encore mal définis de la religion naissante, ce travail d’exégèse et d’organisation ne subît d’une manière sensible l’influence des idées philosophiques. Et quelles étaient alors les idées dominantes ? C’étaient les idées panthéistes. Comptez en effet les écoles philosophiques qui ont fleuri pendant les trois premiers siècles de l’ère chrétienne. L’école d’Alexandrie est le centre où tout aboutit. Avant elle et comme pour la préparer, l’école juive de Philon, l’école néo-pythagoricienne de Moderatus, les écoles néo-platoniciennes d’Apulée, de Plutarque, de Numénius. A côté la kabbale, la gnose ; enfin, pour ne rien oublier, le stoïcisme vieillissant, mais agissant encore. Eh bien ! toutes ces écoles, à travers mille différences, ont ce point commun d’enseigner le panthéisme. Évidemment, il était impossible que le concours de ces deux circonstances, le christianisme indécis et le panthéisme florissant, ne suscitât pas un certain nombre de tentatives pour interpréter et fixer le christianisme par le panthéisme. C’est aussi ce qu’entreprirent une foule d’esprits, mais deux surtout, avec plus de scandale et de succès que les autres, Sabellius et Eutychès.

Avant Sabellius, bien d’autres s’étaient refusés à reconnaître en Jésus-Christ Dieu le fils, distinct de Dieu le père. Praxée, Noët, avaient positivement nié la distinction des trois personnes de la Trinité, ne voyant dans le Père, le Fils et le Saint-Esprit, que trois aspects relatifs, trois noms différens d’un seul et même être indivisible.

Ce qui donna à l’opinion de Sabellius un si grand éclat, ce qui en fit une des plus formidables hérésies, c’est que ce hardi génie aperçut et accepta toutes les conséquences de sa négation et les rattacha à une idée supérieure. Né, comme Praxée et Noët, dans l’Orient, où il avait respiré le panthéisme dès le berceau, il s’attacha, selon le témoignage de saint Athanase, à la philosophie stoïcienne, si forte et si pure dans sa morale, si dangereusement égarée dans sa physiologie panthéiste. Chrétien sincère, Sabellius ne pouvait nier que le Jésus de l’évangile ne fût Dieu. Aussi ne commença-t-il point par là, et tout au contraire il exagéra cette croyance à la divinité du Christ en s’y attachant avec une sorte d’emportement. Pour lui, le Christ, ce n’est pas la seconde personne de la Trinité unie à la nature humaine. Le Christ, c’est Dieu même, Dieu tout entier, se manifestant une seconde fois par l’incarnation d’une manière miraculeuse, après s’être une première fois manifesté par la création. C’est ce qui fait dire au théologien panthéiste Schleiermacher que Sabellius était plus chrétien que l’église. Et en effet, pour un panthéiste, cette distinction de deux natures en Jésus-Christ et de trois personnes en Dieu est une chose inconcevable. Le Dieu du panthéisme est absolument indivisible. La raison a beau vouloir le décomposer ; lui, l’éternel, l’absolu, reste enfermé dans la simplicité inaltérable de son être. Dieu est père, suivant Sabellius, quand il crée ; Dieu est fils, quand il naît d’une vierge pour apprendre aux hommes la vérité et la sainteté. Mort sur la croix, son ame reste dans l’église, et voilà le Saint-Esprit. Telle est la seule Trinité que veuille reconnaître Sabellius.

Au surplus, le pénétrant hérésiarque ne s’était fait aucune illusion sur les conséquences d’une telle doctrine. Si Dieu, pris en soi, est absolument indivisible, il ne vit qu’en produisant. La création est donc éternelle et nécessaire, ou plutôt il n’y a pas de création ; il n’y a qu’un développement éternel de l’être, et, pour ainsi dire, une incarnation permanente et nécessaire de l’infini dans le fini, de Dieu dans la nature. Alors, sans doute, rien de plus simple que le mystère de l’incarnation : Dieu s’est incarné en produisant la nature ; il s’incarne encore en se communiquant par Jésus d’une manière plus intime à l’humanité ; mais, s’il en est ainsi, si tout être est une incarnation de Dieu, le Christ ne peut être qu’une incarnation supérieure. Il est Dieu, mais non pas évidemment Dieu en soi, Dieu indivisible ; il est Dieu manifesté d’une manière éminente. Et de la sorte, sous prétexte de reconnaître dans le Christ non-seulement Dieu le fils, mais Dieu tout entier, Sabellius aboutissait à ne voir en lui qu’un homme supérieur et à nier sa divinité. Par cela même, il niait au fond l’incarnation et devait nier aussi la rédemption. Nous savons, en effet, qu’il allait jusque-là, et qu’ainsi, tout en maintenant en apparence les dogmes fondamentaux du christianisme, il en détruisait l’économie, y portait un esprit nouveau, et faisait dépendre toute la religion d’un principe panthéiste profondément contraire à l’esprit évangélique.

Aussi le monde chrétien s’émut, et, même après la décision des conciles, l’ébranlement se prolongea. On peut dire que l’arianisme, celle de toutes les hérésies qui a le plus menacé les destinées de l’église, ne fut qu’une réaction excessive contre la doctrine de Sabellius. Celui-ci ne voulait pas distinguer Dieu le père et Dieu le fils. Arius, pour les mieux distinguer, les sépara radicalement. Plus de Verbe incarné, coéternel et consubstantiel à Dieu ; ce qu’Arius appelle Verbe incarné, ce n’est plus qu’un dieu inférieur, un dieu dépendant, un démiurge, un ange, et voilà Arius aboutissant, lui aussi, par un chemin différent à la négation de la divinité du Christ, dernière conséquence du sabellianisme.

Les hérésies contraires d’Eutychès et de Nestorius, qui ont tant agité l’église primitive, nous présentent un spectacle analogue sur des proportions moins étendues. Nestorius, méditant le mystère de l’homme-Dieu, n’avait pu admettre que la Divinité elle-même eût traversé les vicissitudes de la naissance et de la mort, qu’elle eût enduré les angoisses du jardin des Oliviers et les douleurs du Calvaire. Deux abîmes s’ouvraient à ses côtés : d’une part, un Dieu tout humain, comme ceux du paganisme, le Christ substitué à Jupiter ; de l’autre, un Dieu indivisible, pur sans doute de toute imperfection dans son essence absolue, mais qui, par une loi nécessaire, se développe et s’incarne sans cesse dans la nature et dans l’humanité, le dieu de Sabellius. Pour éviter ce double écueil, il admit qu’il y a dans le Christ, non-seulement deux natures, mais deux personnes. C’est la personne humaine en Jésus-Christ qui a souffert sur la croix ; la personne divine, retirée en soi, restait inaccessible à toute atteinte, à toute passion.

La conséquence d’une telle doctrine, c’est que Dieu ne s’est vraiment pas incarné, c’est qu’il n’est pas vraiment mort sur le Calvaire, c’est que le Christ n’est vraiment pas Dieu, mais un homme supérieur, plus étroitement uni à Dieu, plus favorisé de ses graces et de ses lumières que le reste des hommes. Voilà où la peur du panthéisme sabellien jeta Nestorius. Non moins sincère, non moins ardent que le respectable évêque de Constantinople, le pieux moine Eutychès revint à l’extrémité opposée, celle de Sabellius. Il soutint que la nature humaine dans le Christ, loin d’être séparée de la nature divine, y était au contraire absorbée. Dieu, suivant Eutychès, en revêtant la nature humaine, l’a comme engloutie ; c’est l’Océan poussant au loin ses vagues immenses et emportant une goutte d’eau égarée sur le sable du rivage. Le Christ ici n’est plus un homme, c’est Dieu même. Et alors il faut de deux choses l’une : ou dire avec les gnostiques que le Christ n’a eu qu’une existence fantastique, que les Juifs n’ont crucifié qu’une ombre, ou, si l’on rejette ce ridicule système, il faut en revenir à Sabellius et soutenir que Dieu est devenu homme, comme sans cesse il devient toutes choses, et que son incarnation en Jésus n’est qu’un moment merveilleux ou un touchant symbole de l’incarnation éternelle et universelle.

Ainsi la doctrine d’Eutychès, comme celle de Nestorius, et, comme toutes deux, les hérésies contraires de Sabellius et d’Arius aboutissaient à la même conséquence, déduite avec plus ou moins de rigueur, acceptée avec plus ou moins de franchise, mais inévitable. Il semble qu’une force invincible les contraignît à tourner dans le même cercle fatal ; parties de points différens de la circonférence et s’élançant dans des directions opposées, elles ne laissaient pas de se rencontrer. La divinité du Christ niée, l’idée de l’homme-Dieu supprimée ou au moins obscurcie, tel est le commun abîme où elles allaient se précipiter. Cependant, au milieu de ce choc d’opinions contradictoires, quel était le rôle de l’église ? On ne saurait trop admirer ici la profondeur de sa politique, ou, pour mieux parler, sa haute sagesse. Je ne crains pas de dire qu’il appartient aux philosophes rationalistes plus qu’à personne de rendre à la conduite de l’église primitive un sincère et éclatant hommage. L’église, à Nicée, à Éphèse, c’est la raison même, conservant pour le bien de l’humanité et pour l’avenir de la civilisation la grande idée de l’homme-Dieu. Voyez, en effet, comment la raison agit sur le monde ! Elle condamne tous les excès, brise les faux systèmes l’un contre l’autre, oppose à la logique étroite de quelques-uns la conscience de tous, réconcilie sans cesse ce que l’analyse divise, maintient enfin les élémens divers de la vérité en dépit de leurs contradictions apparentes. Ainsi fit l’église ; elle comprit que le dogme de l’homme-Dieu était l’ame du christianisme, la condition de son influence et de sa vie, qu’il fallait défendre ce dogme avec une invincible opiniâtreté contre toutes les négations, tempérer, sans la désespérer entièrement, la curiosité de la raison touchant un dogme impénétrable, étendre sur les endroits délicats l’ombre protectrice du mystère, moins aspirer à une dialectique rigoureuse, étroite dans sa rigueur, qu’à un grand bon sens, et s’efforcer d’unir les cœurs plus encore que de satisfaire les intelligences.

Contre Sabellius, elle maintint la distinction des personnes dans l’unité de la substance ; contre Arius, la doctrine du Verbe, coéternel et consubstantiel à Dieu, incarné dans l’humanité ; contre Nestorius, l’union des deux natures dans l’unité d’une seule personne, d’un seul Christ ; contre Eutychès enfin, l’humanité réelle de Jésus-Christ, Dieu sans doute, mais Dieu uni à l’homme, en un mot homme-Dieu. Une loi suprême domine toutes ces décisions de l’église, loi admirable qui semble s’obscurcir dans la confusion des controverses théologiques et dans l’emportement des partis, loi dont ceux mêmes qui l’ont appliquée ne se rendaient peut-être pas bien compte, mais que l’historien impartial voit apparaître à distance dans sa majestueuse unité ; et cette loi, je le répète, c’est de soutenir contre tous les efforts de la curiosité humaine, contre toutes les subtilités de la dispute, contre toutes les déductions d’une logique étroite, contre les ambitions et les passions des individus, le dogme sauveur de la divinité de Jésus-Christ, principe, force, esprit de vie de la religion chrétienne.

Rien n’est plus beau que cet ouvrage de la sagesse des conciles ; mais, tout en l’admirant, il faut reconnaître que l’église n’ôtait pas les difficultés inhérentes au dogme : elle affirmait, elle n’expliquait pas ; elle écartait les négations sans en tarir la source. Aussi voyons-nous refleurir sans cesse les racines coupées du sabellianisme. Même à une époque de docilité extrême et de foi naïve, nous rencontrons des hommes tels que Amaury de Chartres, David de Dinant, lesquels osent soutenir, comme Sabellius, que les trois personnes de la Trinité ne sont que les noms divers d’un Dieu indivisible ; que si Dieu est en Jésus-Christ, il est en toutes choses, dans l’ame d’Ovide comme dans celle de saint Paul. Quelle était l’origine de ces doctrines si étonnantes par leur hardiesse ? Elle était dans ce courant d’idées panthéistes qui circule partout au moyen-âge, et qui, sous le nom suspect de Scott Érigène[14] ou sous le nom respecté de saint Denys l’aréopagite, mine sourdement l’orthodoxie.

Ainsi partout et toujours, dans les premiers siècles de l’église comme au moyen-âge, de Praxée à Sabellius et de Sabellius à Eutchès, de Denys l’aréopagite à Scott Érigène et de Scott Érigène à Amaury de Chartres, nous retrouvons sous des formes différentes le même effort vivace et persistant pour ramener le christianisme au panthéisme. Quel siècle était mieux préparé au retour d’une tentative semblable que celui de Michel Servet ? D’une part, cette idée jetée dans le monde par la réforme et qui faisait fermenter toutes les imaginations, que le christianisme avait été corrompu et qu’il fallait laisser là scholastique, théologie et conciles, pour retremper la religion aux pures sources de l’Évangile ; de l’autre, la renaissance de la philosophie néoplatonicienne et la fièvre du panthéisme partout répandue. Chose curieuse et vraiment unique, l’esprit humain, après douze siècles écoulés, retrouvait au temps de la réforme la même situation qu’avant le concile de Nicée. Mêmes causes, mêmes effets. Au sein d’un christianisme encore indécis, le souffle du panthéisme de l’Orient avait déchaîné l’audacieux génie de Sabellius. Au sein d’une réforme qui, en niant la tradition, remettait en question tous les dogmes chrétiens, cette même flamme du panthéisme renaissant va allumer l’ame ardente de Michel Servet. Tandis que s’élèvent de partout dans les universités de nouveaux platoniciens, il va sortir de l’église déchirée de nouveaux sabelliens. Le trait qui caractérise Servet, c’est d’avoir participé tout ensemble au mouvement philosophique et au mouvement religieux de son siècle, et d’avoir essayé de faire concourir les deux mouvemens. Bruno, Patrizzi, ne sont que des métaphysiciens et n’ont pour le christianisme que de la haine. Calvin et Socin ne sont que des théologiens, et la métaphysique leur est étrangère ou indifférente. Servet est un métaphysicien et un théologien tout ensemble, chrétien sincère comme Calvin, métaphysicien panthéiste comme Bruno, enflammé d’un sérieux désir de reformer le christianisme par le panthéisme.


IV. – PHILOSOPHIE PANTHEISTE DE MICHEL SERVET.

Le point de départ de la métaphysique de Michel Servet, c’est que Dieu, considéré en soi dans les profondeurs de son essence incréée, est absolument indivisible[15]. Rendons-nous compte de ce principe, de son origine et de sa portée. Servet ne se donne pas pour l’avoir inventé : il l’emprunte à la tradition néo-platonicienne, à ses autorités favorites, Numénius et Plotin, Porphyre et Proclus, Hermès Trismégiste et Zoroastre. Et en effet, ce principe de l’absolue indivisibilité de Dieu a été et devait être hautement proclamé par toutes les écoles panthéistes et mystiques de l’antiquité. C’est le génie du mysticisme, de ne voir dans toutes les formes de la vie individuelle que des ombres fugitives et décevantes, dans la vie elle-même, depuis son plus humble degré jusqu’au plus sublime, qu’une stérile agitation, et de concevoir au-dessus de ce courant de phénomènes où l’existence se divise et se perd un principe immobile, simple, pur, exempt de toute action, de toute division, où tout doit s’identifier et s’unir. Le panthéisme paraît d’abord animé d’un génie tout contraire. Son Dieu est un Dieu vivant ; il agit, il se développe par la nécessité de son essence ; il se mêle à la nature ; il est la nature elle-même, en revêt toutes les formes, en monte, en descend et en remplit tous les degrés. Mais, si le Dieu du panthéisme est inséparable de la nature, par là même il n’a pas de vie propre et distincte ; il ne se manifeste que dans ses œuvres et sous la condition de l’espace, du temps et du mouvement. Pris en soi, il n’est plus que l’unité absolue, l’être pur, la substance ; absolument indivisible et incompréhensible, il est l’inconnu, l’ineffable, l’infini. C’est l’Abîme des Chaldéens, l’Un de Plotin, l’En-soph des kabbalistes, et de la sorte le mysticisme et le panthéisme, divers à tant d’égards, se rencontrent dans ce principe de l’indivisibilité absolue de Dieu. Servet l’adopte, sauf des réserves de peu d’importance, et s’en sert avec une sagacité et une hardiesse extrêmes contre la doctrine chrétienne de la Trinité.

Rien, en effet, de plus diamétralement contraire à l’esprit du christianisme que le principe de l’absolue indivisibilité de Dieu. Le fond du dogme de la Trinité, c’est de reconnaître en Dieu une diversité nécessaire et une vie distincte. La Trinité chrétienne ne serait-elle que le symbole de cette grande vérité, elle mériterait à jamais les respects de tout vrai philosophe. Elle est d’ailleurs plus qu’un symbole : je veux dire qu’en organisant la doctrine de la Trinité, les fondateurs du christianisme comprirent parfaitement qu’ils élevaient une haute barrière et contre les entraînemens du panthéisme et contre les élans déréglés d’une mysticité excessive. Demandez en effet à saint Athanase le sens de la formule de Nicée : il vous dira qu’il faut reconnaître en Dieu, avant la création et le temps, une vie propre et distincte ; vie sublime, type de toute vie, idéal de la personnalité, la vie de l’intelligence et de l’amour. Supprimez l’espace, supprimez le temps, détruisez le monde, il restera Dieu tout entier, rien pas une éternité vide, une substance morte, mais un Dieu actif et fécond, une pensée éternelle, un éternel foyer d’amour et de vie. Voilà un Dieu parfaitement distinct du monde, complet en soi, se suffisant pleinement à lui-même, libre par conséquent de créer ou de ne créer pas, ne créant que par les conseils de sa sagesse et dans l’effusion de sa bonté ; voilà un Dieu qui, étant le type de la vie et de la personnalité, ne saurait inspirer le dégoût de l’existence et de l’action individuelles ; un Dieu qui nous attire, non pour absorber notre être, mais pour le féconder, en nous découvrant en lui-même le modèle de l’être véritable, dans l’action régulière et sainte, accomplie sous la loi de la raison et l’inspiration de l’amour.

L’auteur de la Restitution du Christianisme n’a pas le secret de cette philosophie profonde. Servet n’est point un sage, ni l’enfant d’un siècle de sagesse. C’est un homme d’opposition au sein d’une époque révolutionnaire. Ce qui le frappe exclusivement dans la Trinité, ce sont les côtés où se heurte la raison, surtout la raison d’un panthéiste. Aussi, faut-il le voir s’acharner contre le concile de Nicée et déclarer la guerre aux plus illustres pères de l’église, au nom de la philosophie aussi bien qu’au nom de l’Évangile.

« Votre Trinité, s’écrie-t-il, votre Trinité est une œuvre de subtilité et de démence. Vous nous parlez d’un Dieu en trois hypostases, ou, si l’on veut, en trois personnes. Qu’est-ce d’abord qu’un tel langage ? L’Évangile ne le connaît pas[16]. Les anciens pères, les saint Ignace, les saint Irénée, les Tertullien, sont étrangers à ces distinctions vaines. C’est à l’école des sophistes grecs que vous les avez apprises, vous, Athanase, prince des trithéistes, et vous aussi, Augustin[17]. Sans doute les mots de Père, de Fils, d’Esprit-Saint, se rencontrent dans les Écritures, mais pour désigner le même Dieu dans les divers modes de son action sur l’univers. Au lieu de ce Dieu unique, vous nous présentez trois hypostases divines. Sont-ce trois substances ou trois essences ? Dans les deux cas, ce sont trois dieux. Vous dîtes que ce sont trois personnes ; mais la personnalité ne se peut diviser : elle est une ou elle n’est pas[18]. Point de milieu : ou il n’y a en Dieu qu’une substance, une essence, une personne, ou il y a trois dieux. Quoi de plus absurde que ce trithéisme, et quel abîme de contradictions ! Dieu le père agit sur Dieu le fils ; Dieu le fils, avec ou sans son père, agit sur le Saint-Esprit. Dieu agit donc sur lui-même ; mais, s’il agit, il pâtit aussi. S’il agit et pâtit, il change, il se meut[19]. Que d’absurdités réunies ! Un premier dieu qui engendre, un second dieu qui est engendré et n’engendre pas, un troisième dieu qui n’engendre pas et n’est pas engendré. Ce n’est pas tout. Sur ces trois dieux, il y en a un qui se fait homme, les autres restant dieux ; un qui souffre, les autres restant impassibles ; un qui meurt, les autres restant vivans[20]. Étrange dieu composé de dieux, dieu par addition, dieu brisé, mis en morceaux ! Théisme dégénéré, mille fois inférieur à celui du mosaïsme et du Thalmud, inférieur même à la théologie du Koran[21] ! Divinité ridicule, qui nous ramène jusqu’au paganisme, au Cerbère à trois têtes de la vieille mythologie[22] ! »

Ici, comment se défendre d’une douloureuse émotion, quand on songe au compte terrible que Calvin demandera à son adversaire, devant des hommes simples, devant des juges chrétiens, de ces paroles violentes et hardies, trithéisme, paganisme, Cerbère à trois têtes ? En les écrivant, Servet écrivait sa sentence et allumait pour ainsi dire, de sa propre main la flamme de son bûcher.

A la place de cette Trinité qui révolte sa raison, que va cependant substituer le hardi réformateur du christianisme ? Il conçoit d’abord comme principe premier un Dieu parfaitement un, parfaitement simple, si simple et si un qu’à le prendre en lui-même il n’est ni intelligence, ni esprit, ni amour[23]. Toutefois, entre un tel Dieu retiré en soi dans sa simplicité inaltérable et ce flot d’existences mobiles, divisées, changeantes, il faut un lien, un intermédiaire. Cet intermédiaire, ce lien, pour Servet, ce sont les idées.

Les idées sont les types éternels des choses. Ce monde visible, où trop souvent s’arrêtent nos pensées et nos désirs, qui enchante notre imagination de ses riches couleurs, n’est qu’une image affaiblie d’un invisible et plus noble univers. S’il est dans la région des sens une chose entre toutes belle et féconde, c’est la lumière ; mais son fugitif éclat, toujours mêlé d’ombres, pâlit et s’éclipse devant les éternelles et pures splendeurs de la lumière incréée. Ces mêmes objets qui apparaissent dans notre monde sous la condition de la limite, du mélange et du mouvement, la pensée du vrai philosophe les contemple au sein du monde idéal, simples, infinis, immobiles, harmonieux.

Les idées ne sont pas seulement les modèles immuables, les essences abstraites des choses ; ce sont des principes substantiels et actifs[24] ; elles président à la fois à la connaissance et à l’existence ; en même temps qu’elles ordonnent le monde et règlent la pensée, elles soutiennent et vivifient toutes choses[25].

Ainsi l’invisible univers des idées, distinct de l’univers visible, n’en est point séparé ; il le pénètre et le remplit. De même, les idées ne sont point séparées de Dieu, bien qu’elles s’en distinguent. Elles sont le rayonnement éternel de Dieu, comme le monde sensible est le rayonnement éternel des idées. Ce que les idées sont aux choses, Dieu l’est aux idées elles-mêmes. Les choses trouvent leur essence et leur unité dans les idées ; les idées trouvent leur essence et leur unité en Dieu. Dieu, indivisible en soi, se divise dans les idées[26] ; les idées se divisent dans les choses. Dieu, pour parler le langage de Michel Servet, qui fait ici penser à la fois à Plotin et à Spinoza, Dieu est l’unité absolue qui unifie tout, l’essence pure qui essencie tout, essentia essentians[27]. L’essence, l’unité, descendent de Dieu aux idées, et des idées à tout le reste. C’est un océan éternel d’existence dont les idées sont les courans, dont les choses sont les flots[28].

En résumé, il y a trois mondes, à la fois distincts et unis : au sommet, Dieu, absolument simple, ineffable ; au milieu, l’éternelle et invisible lumière des idées ; au bas de cette échelle infinie s’agitent les êtres. Les êtres sont contenus dans les idées, les idées sont contenues en Dieu[29], Dieu est tout, tout est Dieu[30] ; tout se lie, tout se pénètre, et la loi suprême de l’existence est l’unité universelle[31].

L’unité, l’harmonie, la consubstantialité de tous les êtres, voilà le principe qui a séduit Servet, comme il avait séduit les écoles d’Ionie et d’Élée, entraîné plus d’une fois Platon et enivré Plotin, comme il captiva depuis Sabellius et Eutychès, comme il devait égarer un jour et Bruno, et Spinoza, et Schelling, et tant d’autres grands et nobles génies. Là est l’éternelle tentation du panthéisme, l’aimant invisible par lequel il attire à soi les esprits et les ames. Ne faisons point un crime à Servet de s’être laissé gagner à ces doctrines noblement chimériques, dans un siècle surtout où la plupart des esprits en subissaient le prestige.

Les deux traits distinctifs de ce temps, l’enthousiasme et l’absence de toute critique, se trouvent réunis dans le curieux livre de la Restitution du Christianisme que Servet consacre au développement des idées panthéistes[32]. À l’en croire, la doctrine de l’unité universelle est vieille comme le monde, et fait le fonds commun de toutes les religions et de tous les systèmes philosophiques. Partout proclamée dans les livres de l’Ancien Testament, elle a été connue des prêtres de la Chaldée et de l’Égypte. Zoroastre et Hermès l’ont enseignée à Orphée, par qui elle s’est transmise à la Grèce, à Pythagore, à Parménide, à Platon[33]. Tout est un, voilà le mystère des mystères, la clé de tous les symboles, le dernier mot de la sagesse divine et humaine. L’Évangile est venu imprimer à cette doctrine le sceau de la consécration suprême. Qui me voit, dit Jésus, voit mon père.- Mon père et moi, nous ne sommes qu’un, dit saint Jean ; il nous a fait participans de son esprit. — C’est en lui, dit saint Paul, que nous avons la vie, le mouvement et l’existence. — Ainsi l’ancienne loi et la nouvelle, la raison et la foi, les méditations des sages et les symboles des sanctuaires, tout s’accorde à proclamer la consubstantialité universelle des êtres.

Servet était tellement convaincu de la vérité de cette doctrine, que devant ses juges mêmes, en face de la mort, il eut le courage de la confesser. Calvin, qui avait fait des doctrines panthéistes de Servet un des principaux chefs de l’accusation capitale intentée contre lui[34], l’interpelle au sein du conseil de Genève[35] : « Maintiens-tu que nos ames soient un sourgeon de la substance divine ; qu’il y ait dans tous les êtres une déité substantielle ? — Je le maintiens, répond Servet. — Mais, quoi ! misérable ! s’écrie Calvin en frappant du pied ; ce pavé est-il Dieu ? Est-ce Dieu qu’en ce moment je foule ? — Sans aucun doute. — A ce compte, ajoute Calvin avec ironie, les diables eux-mêmes contiennent Dieu ? — En doutes-tu ? réplique sur le même ton l’indomptable panthéiste, » perdant ici toute prudence, mais n’hésitant pas à livrer sa vie plutôt que de désavouer sa foi.


V. – SYSTELE THEOLOGIQUE DE MICHEL SERVET. — SA THEORIE DU CHRIST.

Nous connaissons dans ses principes généraux la doctrine philosophique de Michel Servet. Comment applique-t-il ce platonisme panthéiste à la restitution du christianisme, but suprême de ses efforts ? De longs développemens seraient nécessaires pour exposer dans tous ses détails cette vaste entreprise. Nous nous bornerons à porter la lumière sur le point fondamental, savoir la théorie du Christ. On peut la résumer en quelques mots : les idées prises dans leur totalité sont pour Servet la lumière incréée ou le Verbe de Dieu. Or, elles émanent toutes d’un type général et supérieur, qui est le type de l’humanité, modèle primitif de tous les êtres. Cette idée centrale où s’unissent toutes les idées, ce soleil du monde intelligible, ce type supérieur et primitif, cet exemplaire éternel de l’humanité, c’est le Christ. Voilà une définition du Christ qui peut paraître bizarre, obscure, extraordinaire ; essayons de l’éclaircir : elle fait le fond de la doctrine religieuse de Servet.

Au premier coup d’œil jeté sur cette conception étrange, elle rappelle plus d’un souvenir. Dans la doctrine kabbalistique[36], nous trouvons aussi entre la nature et Dieu un monde intelligible, le monde des Séphiroth, et la première Séphira, celle qui embrasse toutes les autres, c’est l’Adam céleste, type de l’humanité. Spinoza, qu’on a plusieurs fois accusé d’avoir emprunté son panthéisme à la kabbale, définirait volontiers Jésus-Christ une idée, un mode éminent et supérieur de la pensée éternelle. L’école hégélienne enfin prétend réduire à son tour le Christ à une idée, à l’idée de l’humanité. Nous constatons ces analogies curieuses et étonnantes sans vouloir le moins du monde en abuser. Ce qui doit particulièrement nous tenir en garde, c’est une première différence qui en suppose beaucoup d’autres. Ni la kabbale, ni Spinoza, ni Hegel, ne reconnaissent la vérité des faits de l’Évangile. Leur Christ est un être de raison et non un personnage historique. Servet, au contraire, confesse expressément la naissance miraculeuse de Jésus-Christ et sa résurrection surnaturelle. Cette foi positive est chose grave et de conséquence. Gardons-nous donc de l’attrait quelquefois trompeur des analogies, et, avant tout rapprochement, cherchons à nous rendre un compte exact et fidèle de ce qu’on appellerait aujourd’hui en Allemagne la christologie de Michel Servet.

Il faut distinguer premièrement avec lui un Christ idéal et un Christ réel : le Christ réel et visible a commencé d’exister quand il est sorti du sein de Marie ; le Christ invisible et idéal n’a point eu de commencement et n’aura point de fin. Soleil du monde intelligible, premier rayon de la lumière de Dieu, il est éternel comme Dieu même. Sont-ce là deux Christ ? Non ; le Christ historique, celui qui a vécu et souffert avec les hommes, celui qui soutenu sur sa poitrine la tête bien-aimée de saint Jean, le Christ de l’Évangile en un mot., n’est autre que le Christ éternel, d’invisible et d’idéal devenu réel et visible.

On pourrait croire, au premier aperçu, que cette opinion sur Jésus-Christ ne diffère pas au fond de la doctrine orthodoxe du Verbe incarné, que Servet innove ici dans les mots beaucoup plus que dans les choses, et qu’en définitive sa distinction du Christ idéal et du Christ réel répond trait pour trait à celle qu’a établie l’église entre le fils de Dieu coéternel à son père et le fils de l’homme né dans le temps, sujet à la naissance et à la mort ; mais il s’en faut infiniment que telle soit la vraie pensée de Michel Servet. Parmi tous les dogmes enseignés par l’église, il n’en est aucun qui le choque plus fortement que la distinction de deux natures en Jésus-Christ. Là, s’il faut l’en croire, est le fatal levain d’erreur qui a corrompu toute la doctrine chrétienne ; là est la faute capitale des pères de Nicée. Le même esprit de subtilité contentieuse qui a fait distinguer en Dieu trois hypostases a porté les sophistes grecs à décomposer Jésus en deux natures. Ce n’était pas assez d’avoir déchiré l’essence divine, il fallait encore mettre en pièces l’unité du Christ. « Chimères creuses, s’écrie Servet, vains raffinemens d’analyse que tout cela ! Ouvrez l’Évangile : où est la trace de ces puériles distinctions ? Y voyez-vous deux fils de Dieu : l’un, parfait, infini, impassible ; l’autre, fini, imparfait, sujet à la tentation et à la souffrance ? Non ; un seul Christ, un seul fils de Dieu, unique et indivisible[37]. Écoutez saint Jean : Le Christ est sorti de Dieu ; écoutez Jésus lui-même : Je suis sorti de mon père. — Mon père est en moi et je suis en mon père. — Mon père et moi ne faisons qu’un. Lisez dans saint Matthieu ce touchant et sublime récit : Les disciples de Jésus hésitent sur le vrai caractère de sa personne. Est-il un prophète, comme Élie, comme Jérémie, ou quelque chose de plus grand ? Jésus se tourne vers un des plus simples, saint Pierre : Et vous, Simon Pierre, que pensez-vous de moi ? — Vous êtes le Christ, fils du Dieu vivant. — Voilà le cri d’une conscience naïve, d’une foi énergique et simple. Ainsi la vérité, qui se faisait sentir à des pêcheurs de Judée, a échappé aux doctes et aux philosophes ! Qu’auraient dit les apôtres, si on était venu leur apprendre que ce Jésus qu’ils venaient de voir monter au ciel n’était qu’un homme, uni d’une manière inintelligible à une hypostase de la Trinité ? À coup sûr, ils n’auraient point compris ce langage, ou ne l’auraient compris que pour le répudier comme un blasphème[38]. »

Telle est l’incroyable véhémence avec laquelle Servet s’élève contre la doctrine de Nicée. Certes, s’il est un spectacle étrange, inattendu, et qu’on appellerait piquant en moins sérieuse matière, c’est d’entendre Michel Servet revendiquer contre l’église, contre les protestans à la fois et contre les catholiques, le dogme de la divinité de Jésus-Christ. À l’en croire, quiconque distingue en Jésus-Christ la nature divine et la nature humaine, la première restant impeccable, impassible, infinie, par conséquent séparée de la seconde ; quiconque soutient que l’ame et le corps de Jésus-Christ sont purement humains soutient par cela même que Jésus-Christ n’est point le fils de Dieu, que Dieu ne s’est point fait chair.

Si scandaleux et si absurde que puisse paraître ce raisonnement, il faut ici reconnaître la parfaite sincérité de l’étrange réformateur, qui, en ruinant le christianisme par la base, croit de bonne foi le restituer. L’argumentation de Servet s’appuie, d’ailleurs, sur un fait selon nous incontestable : c’est que la distinction en Jésus-Christ de deux natures et de deux volontés, unies dans une seule personne, ne se trouve pas explicitement dans l’Évangile. L’Évangile n’est point un traité de métaphysique, c’est un récit incomparable, qu’il faut lire avec son cœur plus encore qu’avec son esprit. Tout y est simple et uni. Point de raffinemens, point de distinctions, point de formules. C’est une doctrine en action, une philosophie vivante. Il y a donc une certaine part de vérité dans la doctrine de Servet ; ce qu’il ne voit pas, c’est que la doctrine de Nicée, la distinction de deux natures dans Jésus est en parfaite harmonie avec l’esprit du christianisme. Et pourquoi ne voit-il pas cela ? C’est que l’esprit du christianisme n’est pas le sien, c’est que le souffle du panthéisme a envahi son intelligence et son cœur ; c’est qu’il lit l’Évangile avec des yeux prévenus ; c’est qu’il brûle de trouver dans le Christ l’application la plus haute du principe qui lui est cher entre tous, le principe de la consubstantialité universelle.

Oui, la distinction en Jésus-Christ de la nature divine et de la nature humaine, réconciliées dans l’unité de la personne, est profondément conforme au génie du christianisme. L’idée-mère de cette grande religion, en effet, c’est l’idée de la divinité du Christ. Or, entendez-vous que le Christ soit Dieu tout entier, Dieu dans la plénitude absolue de son être ? Mais alors le Christ ne peut plus être un homme. Si le Christ, considéré d’une manière simple et absolue, sans distinction et sans réserve, est identique à Dieu considéré aussi dans son absolue simplicité, vous aboutissez à une contradiction flagrante. L’incarnation n’est plus alors un mystère, mais une absurdité palpable, une véritable énormité. Il faudrait dire, avec Spinoza, qu’en faisant Dieu homme, c’est comme si l’on voulait faire un cercle carré. Aussi certains hérétiques des premiers siècles avaient-ils pris le parti de considérer le Christ comme une sorte de fantôme, d’ombre humaine, qui servait simplement d’organe à Dieu. Ce Christ fantastique est trop déraisonnable pour qu’on s’y arrête sérieusement. Si donc le Christ a été un être réel, et si vous soutenez en même temps qu’il est Dieu, absolument parlant, vous tombez dans l’absurde en égalant l’Être des êtres à une créature, en circonscrivant la nature infinie de Dieu dans les limites de l’individualité, à moins que vous n’ajoutiez que Dieu est le Christ, comme il est Socrate, comme il est le dernier des hommes, comme il est la plante qui végète, l’eau qui s’écoute, le caillou que foulent mes pieds. Mais alors, je le répète, il n’y a plus une incarnation unique, surnaturelle, de Dieu en Christ ; il y a autant d’incarnations que d’individus réels. Dieu s’incarne partout et toujours. La vie de la nature n’est que la métamorphose infinie et incessante d’un seul et même principe qui devient tout, qui détruit tout, qui survit à tout, qui est tout. Alors aussi le Christ n’est tout au plus qu’une manifestation éminente, mais passagère de Dieu. On peut le placer dans la chapelle d’Alexandre Sévère avec Moïse, Orphée, Zoroastre, mais il ne faut plus l’appeler le fils de Dieu.

C’est donc pour maintenir la divinité du Christ, pierre angulaire du christianisme, que les conciles ont établi la distinction des deux natures. Servet n’entre pas dans cette pensée. Il ne veut pas reconnaître deux natures dans le Christ, et soutient que Jésus-Christ, comme homme, comme fils de Marie, est fils de Dieu, consubstantiel à Dieu. Sa chair est divine ; son ame, son esprit, tout en lui est divin. C’est ainsi qu’il entend et qu’il accepte le fameux Homousion de Nicée[39]. À ce compte, tous les êtres sont fils de Dieu ; toute la nature est consubstantielle à son principe, et par là même le Christ se trouve réduit à une incarnation particulière et déterminée de Dieu : l’arianisme et le sabellianisme se rencontrent.

La négation de la divinité du Christ, voilà la conséquence que la logique imposait à Michel Servet. L’a-t-il résolûment acceptée ? l’a-t-il nettement repoussée ? Ni l’un ni l’autre. Il a essayé de l’atténuer en l’acceptant. C’est ce qui fait l’obscurité de sa christologie. La clé de toutes les difficultés qu’elle présente, c’est qu’il veut être à la fois chrétien et panthéiste. Pour résoudre ce problème insoluble, pour reconnaître dans le Christ quelque chose de plus qu’un homme, sans y voir Dieu lui-même mystérieusement uni à l’humanité, Servet imagine sa théorie d’un Christ idéal qui n’est point Dieu, qui n’est point un homme, qui est un intermédiaire entre l’homme et Dieu. C’est l’idée centrale, le type des types, l’Adam céleste, modèle de l’humanité et par suite de tous les êtres. Pour l’église, le Christ est Dieu ; pour le panthéisme, le Christ n’est qu’un homme, une partie de la nature. Servet place entre la Divinité, sanctuaire inaccessible de l’éternité et de l’immobilité absolue, et la nature, région du mouvement, de la division et du temps, un monde intermédiaire, celui des idées, et il fait du Christ le centre du monde idéal[40]. De la sorte, il croit concilier le christianisme et le panthéisme en les corrigeant et les tempérant l’un par l’autre.

L’effort de Servet pour échapper au panthéisme est manifeste. Il reproche à Zoroastre et à Trismégiste d’avoir admis entre la nature et Dieu une union trop immédiate[41] ; il essaie de conserver les idées de création et de créateur. « Tous les êtres, dit-il, sont sans doute consubstantiels en Dieu, mais par l’intermédiaire des idées, c’est-à-dire par l’intermédiaire du Christ. » Le Christ seul est fils de Dieu, engendré immédiatement de sa substance ; les autres êtres ne sont fils de Dieu que par adoption et grace à la médiation du Christ. Le Christ est le nœud de la terre et du ciel, le pont qui comble l’abîme entre l’éternité et le temps, entre le fini et l’infini, entre la nature et Dieu[42].

Que serait Dieu sans le Christ ? Un principe inaccessible, retiré en soi dans les muettes profondeurs d’une existence absolue, une cause sans effet, un soleil sans lumière. Le Christ est la lumière de Dieu, sa manifestation la plus parfaite, son image la plus pure, sa personne[43]. En ce sens, Christ est égal à Dieu ; il est Dieu même, mais Dieu visible, participant des créatures[44], contenant en soi l’humanité et tous les êtres de l’univers. C’est du Christ que tout émane ; c’est vers lui que tout retourne. Il est la cause, le modèle et la fin de tous les êtres ; tout en lui s’unifie, et il unifie tout avec Dieu.

Servet développe cette idée avec un véritable enthousiasme ; c’est le pivot de toute sa doctrine. Par elle, il prétend rendre le christianisme à sa pureté primitive, en expliquer tous les dogmes, les mettre en harmonie avec un panthéisme épuré, avec les traditions de tous les peuples, les symboles de tous les cultes, les formules de tous les systèmes, les maximes de tous les sages. Quelque jugement qu’on porte au fond sur son entreprise, ni la sincérité de sa foi, ni la noblesse de son enthousiasme, ni une certaine profondeur et une certaine originalité dans ses idées, ne sauraient être contestées sans injustice.

Reste à savoir comment ce Christ idéal pourra devenir réel, se faire chair, sans perdre son caractère divin, son éternité, son universalité, son immobilité. Servet rencontre ici d’inextricables difficultés, et, loin de les dénouer, il semble se plaire à les compliquer par des conceptions d’une bizarrerie surprenante. Jusqu’à ce moment, nous l’avons vu se tenir sur les hauteurs de la métaphysique. Son christianisme n’est encore qu’une philosophie ; il faut qu’il devienne une histoire, un récit positif et précis, où il ne s’agit plus d’une idée, mais d’un homme, d’un individu réel et vivant.

Servet, en effet, n’est point un pur rationaliste comme Spinoza, ou un idéaliste à la manière de Hegel. Il prend l’Évangile à la lettre ; il confesse explicitement la naissance miraculeuse du Christ, conçu dans le sein d’une Vierge par une opération surnaturelle de l’esprit divin. L’église a jeté sur cette génération le voile épais du mystère, et c’est de sa part un trait de sagesse. Servet prétend expliquer l’enfantement de Jésus, et, qui plus est, y trouver la clé de toutes les générations naturelles[45]. Il nous dit que le corps de Jésus-Christ est formé de quatre élémens : la vierge Marie n’a fourni que l’élément terrestre ; les trois autres sont venus du ciel[46]. Le Christ, avant que de naître, avait déjà un corps, mais un corps en quelque sorte spirituel, invisible, infini, partout présent[47]. Il a revêtu cet autre corps pesant et visible pour nous apprendre à le quitter, pour nous délivrer de ces liens où nous enchaînent la nature et le péché, et nous conduire à sa suite dans la région supérieure, libres et transfigurés[48]. Ici, Servet n’est plus un philosophe ni un théologien ; il nous apparaît comme une manière d’alchimiste et d’illuminé, et ses spéculations bigarrées de théologie et de médecine, de physique et d’astrologie, n’inspireraient qu’un profond dédain, si on ne songeait qu’au XVIe siècle ces rêveries sont la commune infirmité des plus grands génies, si, d’ailleurs on ne voyait briller quelques éclairs au milieu de ce chaos : tantôt des vues particulières, pleines de hardiesse et d’avenir, sur la circulation et la génération, tantôt des aperçus généraux sur l’harmonie secrète des lois de l’intelligence et des lois de la nature, et sur les analogies qui enchaînent tous les degrés de l’échelle des êtres[49].

Il est clair que cette théorie du Christ détruisait radicalement le dogme de l’incarnation, comme la doctrine de Servet sur l’indivisibilité absolue de Dieu abolissait le dogme de la Trinité, comme sa conception d’un monde intelligible qui émane de Dieu par une loi nécessaire et se réfléchit éternellement dans le monde visible sapait par la base le dogme de la création. Voilà donc toute la métaphysique du christianisme renversée. Servet respectera-t-il davantage la morale chrétienne, dont la racine est le dogme de la rédemption ? Tant s’en faut Servet admet à la vérité une chute primitive, un abaissement de la nature humaine en Adam ; mais il rejette l’idée[50] d’une transmission héréditaire du péché originel, et supprime, en conséquence, le baptême des petits enfans[51]. Il ne reconnaît pas la nécessité de la grace pour le salut, ni celle de la foi aux promesses de Jésus-Christ. Aussi sauve-t-il les mahométans, les païens et tous ceux qui auront vécu selon la loi naturelle[52].

En résumé, la Trinité restreinte à une distinction de points de vue, le Christ devenu une idée, l’idée éternelle de l’humanité, l’incarnation réduite à une forme supérieure de cette idée, la chute d’Adam à un abaissement de la nature humaine, la rédemption au retour de cette nature vers sa pureté primitive, tel est le christianisme de Servet. Supprimez la métaphysique panthéiste qu’il emprunte à l’école néoplatonicienne et qui sert d’instrument à cette négation radicale de tous les dogmes chrétiens, ne gardez que la négation elle-même, et vous avez le socinianisme. À cette condition seule, la doctrine de Michel Servet pouvait devenir populaire. Embarrassée dans la profondeur et la subtilité de ses conceptions transcendantes, elle n’est dans Servet qu’une philosophie ; dégagée de ce cortége, réduite à ses conséquences les plus simples, elle va devenir avec les Socin une religion.

Ainsi, une logique irrésistible précipitait le mouvement de la réforme. Luther ne voulut d’abord toucher qu’aux indulgences et au culte ; mais bientôt, portant la main sur la doctrine de la grace, il modifia profondément toute l’économie de la morale chrétienne. Purifier le culte et la morale en conservant le fond du christianisme, tel est le but que se propose Calvin, telle est la pensée dont l’Institution chrétienne reste l’immortel monument. Mais que peuvent le génie et même la grandeur du caractère contre la force des idées ? Calvin avait déclaré le christianisme corrompu dans sa morale. Servet le déclara corrompu dans sa métaphysique et prétendit le refondre depuis la base jusqu’au faîte. Or, à mesure qu’il retouchait chaque dogme, il le niait. Socin réunit ces négations et fit un christianisme d’où la divinité de Jésus, c’est-à-dire l’ame du christianisme, était absente. Un pas de plus, et cette ombre de christianisme se dissipe pour faire place à la religion du vicaire savoyard.

La doctrine des Socin derrière celle de Michel Servet, et derrière le socinianisme lui-même le déisme, voilà ce qu’aperçut l’œil perçant de Calvin. C’est le socinianisme et le déisme qu’il poursuivit, qu’il frappa, qu’il voulut exterminer en Michel Servet. On a expliqué le supplice de cet infortuné par la haine de Calvin ; mais la haine de Calvin veut aussi être expliquée. Ce fut sans doute une haine personnelle, nous en donnerons prochainement des preuves irrécusables, mais ce fut aussi une haine d’idées. Calvin détestait en Servet, non-seulement son contradicteur obstiné, tranchant, orgueilleux, indomptable, mais l’homme qui venait précipiter la réforme dans l’abîme du socinianisme et donner raison à ceux qui la proclamaient incapable de donner une règle de foi et de contenir les témérités de l’indépendance, en un mot celui qui venait détruire l’ouvrage de sa vie.

Voilà ce qu’il faut comprendre, je ne dis pas pour absoudre la conduite de Calvin dans le procès de Michel Servet, mais pour l’expliquer et la juger avec la haute impartialité de l’histoire.


EMILE SAISSET.

  1. S’il y avait une réserve à faire ici, elle serait due à M. Lerminier, qui, dans un très remarquable article consacré au calvinisme, rencontrant sur sa route la doctrine de Servet, en a esquissé quelques traits avec la plus rare sagacité. (Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 mai 1842.)
  2. Voyez Calvin (Déclaration pour maintenir, etc., page 6) et Bèze (Vie de Calvin).
  3. Bibliothèque anglaise, Amsterdam, tome II, part. I, p. 96-198.
  4. Essai d’une histoire complète et impartiale des hérétiques, Helmstœd,1748, in-4o.
  5. Procès de Michel Servetus, dans le manuscrit de Genève ; interrogatoire du 23 août.
  6. Voici le titre exact de l’ouvrage : De Trinitatis erroribus, libre septem. Per Michaëlem Serveto, aliàs Reves, ab Arragonia Hispanium. Anno MDXXXII in-8o, 119 feuillets, sans nom de ville ni d’imprimeur.
  7. Dialogorum de Trinitate libri duo. De justitia regni Christi capitula quatuor. Per Michaëlem Serveto, aliàs Reves, ab Arragonia Hispanium. MDXXXIII, in-8o, six feuilles.
  8. Voyez le Christianismi Restitutio, p. 259.
  9. On attribue généralement à Harvey la découverte de la circulation du sang, et, en effet, c’est Harvey qui, le premier, l’a démontrée par des expériences précises et s’en est formé une idée complète ; mais, plus de soixante ans avant Harvey, on peut dire que Servet lui avait frayé la route en décrivant exactement la circulation pulmonaire, et marquant avec une sagacité étonnante le rôle de l’air et de la respiration dans la transformation du sang veineux en sang artériel. Le passage mémorable qui renferme les idées de Michel Servet sur la circulation du sang se trouve dans le Christianisrni Restitutio, lib. V, p. 170. Un endroit moins connu et tout aussi important, c’est celui où Servet parle des valvules du cœur et de leur usage dans le mouvement de systole et de diastole qui commence avec la vie. Je cite ce passage qui peut-être n’a jamais été remarqué : Quomodo esset anima in corde, si cor nec diastolem habet, nec systolem ? Nec cor, nec pulmo ibi moventur (dans la matrice). Valvule cordis, seu membranoe illoe ad orificia vasorum, non aperiuntur donec nascitur homo. (Christ. Rest., p. 259.)
  10. Syruporum universa ratio, ad Galeni censuram diligenter exposita : cui post intégram de concoctione disceptationem, praescripta est vera purgandi methodus cum expositione aphorismi : concocta medicari, in-8o, 1537. — Réimprimé à Venise en 1545, et à Lyon en 1546.
  11. Claudii Ptolemei Alexandrini geographicoe enarrationis libri octo. Ex Bilibaldi Pirckheymeri translatione, sed ad gracae et prisca exemplaria a M. Villanovano jamprimum recogniti. Lugduni, 1535.
  12. Biblia Sacra, ex Sanctis Pagnini translatione, sed et ad Hebraïcae linguae amussim ha recognita, etc.
  13. Voyez sur le Poemander d’Hermès Trismégiste la Symbolique de Kreuzer, traduite, et refondue par M. Guigniaut dans son livre des Religions de l’antiquité, livre III, notes 6 et 11.
  14. Voyez sur Scott Erigène l’excellente monographie de M. Saint-René Taillandier.
  15. Ne voulant pas prodiguer les citations, nous nous bornerons ici à quelques textes précis et catégoriques :
    « Invisibilis Deus, qualis ante creationem mundi fuerit, est omnino nobis inintelligibile et inimaginabile… » (Servet, De Trinitate, dial. I, irait.)
    « Primo hoc notandum, abusive Deo tribui nature nomen… Deus tamen in seipso nullam habet naturam… Nulla Deo convenit naturœ ratio, sed quid aliud ineffabile… » (De Trin., dial. II.)
    « … Deus in seipso inintelligibilis est… » (De Trin., II, ad calcem.)
    « Mens de Deo cogitans deficit, cunt sit ille incomprehensibilis… » (Christ. Restit., libr. III, p. 94.)
  16. « Simplex alia est veritatis via, non metaphysicis, sed idiotis et piscatoribus nota… » (Lettres à Calvin, p. 594.)
  17. Christ. Rest., lib. I, p. 24.
  18. Christ. Rest., lib. I, p. 16.
  19. Lettres à Calvin, p. 591.
  20. « Veri ergo hi sunt tritoitae, et veri sunt athei, qui Deum unum non habent, nisi tripartitum et aggregativum… Est quidam ingenitus deus, est quidam nec genitus, nec ingenitus deus : ergo tres dii. Unos est deus mortuus, duo non mortui… » (Christ. Rest., I, 25.)
  21. Christ. Rest., lib. I, p. 30. — Ibid. Ad calcem.
  22. « Sed hanc viam tritoitœ non sunt ingressi… Tricipitem quemdam Cerberum, tripartitum quemdam deum, quasi tria puncta in uno puncto, tres illas res in una re condusas, inintelligibiliter somniant. » (Christ. Rest., lib. III, p. 100.)
  23. « Prareterea, ut hoc clarins intelligatur, dito quod ante creationem mandi Deus non erat lux, quia non potest dici lux nisi luceat. » (De Trin. Dial., I, p. 5. — Ibid., p. 6.)
  24. « Non solum in luce omnia reproesentantur, sed in luce omnia consistunt. » (Christ. Rest., lib. IV, p. 122 de l’édition de Mead.)
  25. Christ. Rest., lib. IV, p. 123, 124 de Mead.
  26. « Habet itaque Deus infinitorum millium essentias, et infinitorum millium nataras, non metaphysice divisus, sed modis ineffabilibus. » (Christ. Rest., lib. IV, p. 128.)
    « Non solum innumerabilis est Deus ratione rerum, quibus communicatur, sed ration modorum ipsius deitetis. » (Christ. Rest., IV, 129.)
  27. « Ibi dicitur Deus essentias essentians, ut illie iterum alias essentient. Ipse est omnis essentiae fons, fons luminis, fons vitae, pater spirituum, pater luminum. Caelestes spiritus ille essentiat ; ab eo fluunt essentiales divinitatis radii, et essentiales angeli, qui iterum ejus essentiam in res alias effundunt. » (Christ. Rest., lib. IV, p. 128.)
    « lu essentia sua rerum omnium ideas continens, est veluti pars formatis omnium, peculari praesertim in nobis ratione, ob quam nos dicimur participes divinae naturae. » (Christ. Rest., lib. IV, p. 130)
  28. « Non est Deus instar puncti, sed est substantiae pelagus infinitum, omnia essentians, omnia esse faciens, et omnium essentiam sustinens. » (De Trin., IV, p. 125 )
  29. Voici un passage qui résume fortement la métaphysique panthéiste de Servet : « Rerum ideme, in quibus res ipsae in esse uno consistunt, sont unum in Deo, res alias eo medio unum cum Deo esse facientes. » (De Trin., lib. IV, ad calcem.)
  30. « Ipse Deus, qui est in lapide lapis, et in ligno lignum, omnia suis ideis essentians. » (De Trin. div. Dial, I, p. 184 de Mead.)
    « Omnibus mundi rebus immixtus est ipse Deus. (Christ. Rest., p. 282.)
    « Spiritus regenitorum sunt Deo consubstantiales et coœterni. » (Christ. Rest., p. 226.)
  31. « Ex praemissis comprobatur velus illa sententia, omnia esse unmn… Parmenidis ergo et Melissi de unico principio sententia hoc modo vera erit… » (De Trin., IV, ad calcem.)
  32. C’est le livre IV, intitulé : De l’essence omniforme de Dieu et des principes des choses.
  33. Christ. Rest., lib. IV, ad calcem.
  34. Voici les articles XXIV, XXVI, XXVII de la plainte portée par Nicolas de La Fontaine et rédigée par Calvin :
    XXIV. Que l’essence des anges et de nos ames est de la substance de Dieu.
    XXVI. Item, au lieu de confesser trois personnes en l’essence de Dieu, ou trois hypostases qui aient chacune sa propriété, il dict que Dieu est une seule chose contenant cent mille essences, tellement qu’il est une portion de nous, et que nous sommes une portion de son esprit.
    XXVII. Item, suivant cela que non-seulement les patrons de toutes créatures sont en Dieu, mais aussi les formes essentielles, tellement que nos ames sont de la semence de la parole de Dieu.
    Calvin, dans plusieurs de ses écrits, revient avec force sur ce panthéisme de Servet. « Surtout, dit-il (Instit. chrét., livre I, ch. XIII, p 38), il y a dans Servet un blasphème exécrable… car il affirme à pur et à plat qu’il y a des parties et des partages en Dieu, et que chacune portion est Dieu même ; que les ames des fidèles sont coéternelles et consubstantielles à Dieu, combien qu’ailleurs il attribue déité substantielle, non-seulement à nos ames, mais à toutes choses créées. » - Calvin dit ailleurs (inst. chrétV, I, chap. XV) : « Or, devant que passer plus outre, il est nécessaire de rembarrer la resverie des manichéens, laquelle Servet s’est efforcé de remestre sus de notre temps… C’est une rage trop énorme de déchirer l’essence du Créateur à ce que chacun en possède une portion… La création n’est point une transfusion, comme si on tirait le vin d’un vaisseau ou une bouteille, mais c’est donner origine à quelque essence qui n’était point. »
  35. Calvin. opp. theol., Refut. error. Serveti, p. 703.
  36. Voyez le savant ouvrage de M. Franck sur la Kabbale, pages 161 et 178.
  37. Dial. De Trin. Lib. I. — Christ. Rest. Lib. II et III.
  38. Christ. Rest., lib. I, p. 13 et 14.
  39. Christ. Rest., lib. II, p. 48 sqq. — « Caro Christi de coelo est, panis caelestis, de substantia Dei, et a Deo exivit. » (Lib. I, p. 15.) - « Sanguis Christi est Deus, sicut caro Christi est Deus, et anima Christi est Deus. » (Christ. Rest., p. 217 de Mead.)
  40. « Christus ipse est idearum pelagus aeternum. » (Christ. Rest., p. 278.) - « Quemadmodum in medio immensitatis et inaccessae lucis apparet solaris vultus : ita in medio altitudinum et profunditatum Dei apparuit ejus oraculum, Jesu Christi persona. » (P. 99.)
  41. « Zoroaster quoque patrem omniformis mundi dixit esse omniformem Deum, nihil de Christo cogitans, quem nec angeli tum cognoscebant. » (Christ. Rest., p. 212 sqq.)
  42. « In solo Christo est Deus. » (Dial. de Trin., p. 281.) - « Primario tamen in Christo ipso videtur Deus. In re quavis pene palpatur Deus (Act. apost., 17), sed primario in Christo. » (Ibid., p. 282.)
  43. « Deus est, quia forma Dei, species Dei, hahens potentiam et virtutem Dei. Dicitur Deus per virtutem, sicut homo per carnem.” (Christ. Rest., lib. I, p. 12.) - « Primum exemplar in archetypo illo superiori mundo fuit homo Christus Jesus. » (Ibid., lib. III, p. 91 de Mead.) - « In Christo vero conjunguntur Deus et homo in unam substantiam, unum corpus, et unum novum hominem. » - « Atque ita Christus omnis mixtionis et unionis specimen et protetypus : qui non solum in se ipso humana commiscet et unit, sed et divina humanis in unam veram substantiam. » (Christ. Rest. , p. 261.)
  44. « Verus ille Messias Jesus crucifixas, Dei et hominis participationem habet, ut, non poterit dici creatura, sed particeps creaturarum. » (Christ. Rest., p. 233 de Mead.)
  45. « Christi generatio aliarum generationum omnium specimen et prototypes. » (Christ. Rest., lib. IV, p. 123, de Mead.) - « Etiam thesauri scientiae naturalis sunt in Christo absconditi. » (Christ. Rest., p. 251.)
  46. Christ. Rest., lib. IV. — Ibid., De Trin. Dial., II.
  47. Christ. Rest., p. 279.
  48. Christ. Rest., lib. V. — Ibid., De Trin. Dial., II.
  49. Christ. Rest., lib. IV et V. — Ibid., de Trin. Dial., II, p.250 sqq.
  50. Christ. Rest., De Regen. sup., lib. I.
  51. Ibid., lib. IV. — Coef. Epist. ad Calv., passim.
  52. Ibid., De Fide et Just., lib. III.