Michel et Josephte dans la tourmente/04

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Revue L’Oiseau bleu (2p. 90-119).

IV. — LE TERRIBLE M. PERRAULT


LE médecin fut fidèle à sa parole. Dès le lendemain, M. Perrault subissait un sévère examen. Malgré ses paroles d’humeur, de colère même, il dut s’incliner devant la volonté du médecin de famille. Le caractère intraitable du patient n’impressionnait pas le moins du monde le praticien. Il auscultait, se rendait compte de ceci et de cela… Il releva enfin la tête et regarda bien en face M. Perrault.

— Ça va mal, Octave, très mal du côté du cœur. Tu as dû recevoir quelque choc… Avoue-le, sans me donner de détails… dont je n’ai que faire, d’ailleurs.

— Et puis, après ? murmura M. Perrault, les dents serrées, mais en détournant les yeux.

— Il te faut du repos, faire de la chaise longue le reste de l’hiver, vivre dans une atmosphère de paix…

— Et tu crois que je vais me soumettre à ce régime ? Tu deviens fou.

— Si tu veux vivre, Octave… commença le médecin en haussant les épaules.

— Ça me serait égal de crever. Mais voilà, je ferais plaisir à trop de monde… Cela me tente de les vexer, en partant le plus tard possible pour l’autre monde.

Et ta fille ? Tu crois qu’elle se réjouirait de ta mort… Quelle inconscience !

— Pouah ! Ma fille ?… Elle joue à la maman de façon dégoûtante… Je ne compte plus.

— Tu es curieux, Octave ! J’aurais cru, moi, que la vision de deux aimables enfants t’aurait rafraîchi l’âme.

— Bêtises que tout cela ! Ces enfants viennent simplement compliquer ma vie et celle de ma fille… Alors, à ton avis, je ne dois pas bouger, ne pas même lire le journal…

— Si tu peux suivre notre pénible crise politique, sans te mettre en colère, lis le journal, Octave.

— Tu en parles à ton aise, lire le journal quand mes yeux n’y voient plus, depuis quelque temps…

— Fais-t’en faire la lecture.

— Comme si j’étais millionnaire, ou que ma fille se plaisait encore en ma compagnie… Mais, au fait, j’y pense, ce galopin qui s’est installé chez moi, malgré ma défense, pourrait faire œuvre de ses dix doigts et de ses deux yeux… me lire les nouvelles du jour et se rendre utile auprès de moi. Envoie-le moi, tout à l’heure, docteur, veux-tu… ou plutôt, tiens sonne Mélanie. Elle fera monter ce petit gueux qui fainéante en quelque coin, je suis sûr.

— Avant de sonner, Octave, je vais te prier de mesurer tes paroles. N’insulte plus, mon cher. Ce petit homme est fier, extraordinairement intelligent, et si tu ne te surveilles pas, il refusera tout… et fuira encore.

— Ta, ta, ta. Laisse-moi manœuvrer cet enfant qu’on a mal élevé pour l’avenir qui sera le sien. Tu vas voir ce que je vais en faire, moi.

— Comment ? Voilà que tu veux t’occuper de lui maintenant ?

— Si je change de ligne de conduite, ça me regarde, cher docteur. Allons sonne,… sonne, te dis-je.

Le médecin dut s’exécuter. Mélanie accourut. Elle apprit que Michel était parti de la maison de bonne heure le matin. Monsieur savait-il qu’il travaille chez un marchand de la rue Saint-Paul ? Il reviendrait prendre son dîner vers midi. Puis, sur un signe de son maître, la bonne était retournée en maugréant à ses fourneaux. Avoir monté le grand escalier pour si peu ! Quel maître exigeant !

— Est-il assez impudent, ce garçon, cria M. Perrault. Je me demande pourquoi vous en êtes tous férus… Est-ce que je lui ai permis de prendre cette place de commis ?… Ah ! il veut mener une vie de pacha dans ma maison, et, en outre, gagner de l’argent pour… pour se payer des fantaisies… Ça ne se passera pas comme cela… Dis à Mathilde, docteur, puisque tu descends la retrouver, de faire revenir ce garçon tout de suite… Il sera dorénavant à mes ordres. Dans une heure, je veux qu’il soit installé près de moi. Tu as entendu ?

Perplexe, un peu chagrin, ne sachant ce qu’il adviendrait de la décision subite du terrible M. Perrault, le médecin s’en fut trouver Mathilde !

La jeune fille sursauta en face de la nouvelle attitude de son père. Mais elle ne songea pas à lui désobéir. Le verdict du médecin, d’ailleurs, n’était guère rassurant. Il allait falloir céder, céder presque toujours, aux caprices du malade. Car une colère pouvait amener une crise cardiaque… et mettre cet homme irascible en danger de mort.

Mathilde mit rapidement ses vêtements de sortie. Elle voulait se rendre elle-même au magasin de la rue Saint-Paul. Elle profiterait pour faire cette course des deux heures de repos que prenait Josephte. Elle allait beaucoup mieux depuis le matin. Puis, le docteur lui avait offert sa voiture pour gagner du temps.

Une demi-heure plus tard, elle était de retour avec Michel. Le petit garçon n’avait pas accepté sans faire quelques résistances, la proposition inattendue de M. Perrault. Il se plaisait avec son nouveau patron, esprit jovial et cœur très bon… Mais Mathilde avait su trouver l’argument décisif. Elle avait parlé d’Olivier. Il approuverait, certes, la conduite qu’elle tenait… Il fallait tenter à tout prix de conquérir son père, et se rendre, par conséquent, à ce premier désir qu’il manifestait… Qui sait ce qui en résulterait ?

Et Michel, avec un gros soupir, avait adressé ses adieux à son patron. Celui-ci semblait navré ! Il appréciait beaucoup son avenant et laborieux petit commis. « Si ça ne va pas auprès du vieux monsieur grognon, et… tyran, — pardon, Mademoiselle ! — reviens ici, mon garçon. Jamais la porte ne se fermera devant toi ! »

Mathilde, en rentrant à la maison, suivit Michel dans la petite chambre où il logeait. Elle examina la mise de l’enfant. Elle sourit. Oui, cela pouvait aller. Son père, très soucieux de bonne tenue, n’y trouverait rien à redire.

— Sois courageux, mon petit Michel, murmura-t-elle. Ne t’affecte pas des paroles d’humeur de mon père, qui est très malade en ce moment. Endurcis-toi. Songe à Josephte, à son petit cœur bouleversé qui a tant besoin de toi. Tu le sais, elle a pris au sérieux la recommandation suprême de son frère. Elle m’assure souvent qu’il l’a donnée d’abord à toi… puis ensuite à moi. Elle est bien touchante à ces moments-là, notre Josephte. Alors, viens. Mon père ne t’attend pas si tôt. Cela lui plaira… Mais comme tu es silencieux ? Je ne suis plus la princesse pour toi ?

— Oh ! Mademoiselle !

— Alors ?

— Je crains de déplaire. On me chassera pour tout de bon, cette fois.

— Michel, écoute-moi bien. Tout dépendra de la manière dont ton caractère, un peu ombrageux, tu le sais, prendra les mots vifs de mon père. Mais je t’ai prié d’être endurant, et à l’extrême, n’est-ce pas ?

— Je le serai, Mademoiselle, pour l’amour de Josephte, de vous aussi, qui êtes si bonne…

Et Michel, saisissant la main de la jeune fille, la pressa avec respect contre sa joue.

— Pauvre petit ! murmura celle-ci, touchée du geste spontané de l’enfant. Pauvre orphelin ! murmura-t-elle plus bas. Sais-tu, Michel, continua-t-elle plus haut, je veux remplacer ta douce maman, parfois. Je l’aurais aimée, il me semble. Est-ce que tu lui ressembles beaucoup ?

— Oui, je suis fier comme elle l’était. C’est pour cela que je ne puis trouver mal de l’être, Mademoiselle.

— Peut-être !… Mais il y a des circonstances où un petit garçon comme toi ne voit pas très clair dans tout cela… Il ne faut pas nous entêter, même dans ce qui nous semble bien, Michel.

— Vous me trouvez entêté ?… Oh ! j’ai bien des défauts…

Et Michel, confus, baissa la tête et soupira.

— Mais non, mais non. Ce sont des penchants très vifs qu’il faut redresser et qui deviendront bientôt les plus belles qualités du monde. Tu verras.

— Merci, Mademoiselle… Alors, je pourrai tout vous dire, mes ennuis, mes peines, mes fautes…

— Il le faudra Michel… Mais vite, cours à la chambre de mon père. Nous sommes d’accord sur l’essentiel, je crois.

— Venez avec moi, pour cette fois seulement, supplia Michel.

— Non, non. Il vaut mieux que tu entres seul. Et bravement, n’est-ce pas, mon petit ?

La jeune fille pressa un moment le petit garçon contre elle. Elle sentait son cœur si gros. Puis elle se pencha et l’embrassa sur le front.

— Que la Providence te soit en aide ! murmura-t-elle encore.

— Entrez ! criait bientôt de l’intérieur la voix dure de M. Perrault. Ah ! c’est toi, gamin ? Approche ! Plus près. Je ne te mangerai pas.

— Bien sûr, Monsieur.

— Tu ne sais pas dire bonjour ? Une belle éducation que tu as reçue jusqu’ici…

— Bonjour, Monsieur, balbutia la voix de Michel.

— Bon ! Et que la leçon te serve pour l’avenir. Tu n’entres pas dans une étable, et je ne suis pas un vacher.

— Bien, Monsieur.

— Dis-moi,… Mais veux-tu t’approcher et ne pas me forcer à crier… Tiens, j’y pense, va d’abord pousser le verrou. Mélanie peut entr’ouvrir la porte pour écouter. Elle est curieuse, comme un demi-cent de belettes… Bien. Prends une chaise au passage… et le journal, là, là, sur la table… Alors… — et M. Perrault baissa la voix — tu as fait le message que je te confiais hier soir ? Quand ? Comment ?

— Votre message ? interrogea Michel, dont le trouble, la crainte, nuisaient à la mémoire.

— Oui, oui, mon message… Le fais-tu exprès, vilain garnement pour ne pas me comprendre ?… Ah ! tu veux jouer au plus fin avec moi ? Prends garde ! Je suis terrible quand je le veux. De bons coups de canne appliqués à un garçon rusé, qui cherche à se venger, ça me ferait plaisir d’en donner… Apprends-le une fois pour toutes…

— Oh ! Monsieur, je ne sais rien de ce que vous dites, et il ne faudra pas me battre, car je…

— Silence ! cria M. Perrault, en levant sa canne. Je déteste les raisonneurs. Ce que je vais te demander au sujet de l’ignoble scène de la rue Saint-Paul, à laquelle tu es venu te mêler sottement, tu y répondras par un oui ou un non. Puis, tu oublieras tout cela, et tu n’y feras jamais, jamais allusion… C’est compris, mon garçon ?

— Oui, Monsieur.

— Alors, qu’as-tu fait pour obéir à mes ordres ? Tu as bien caché à tous le paquet contenant mes vêtements souillés ?

— Oui, Monsieur.

— Tu l’as jeté quelque part, à l’heure qu’il est ?

— Oui, Monsieur.

— Personne ne t’a vu ?

— Non, Monsieur.

— Mais encore, mille tonnerres ! « Oui, Monsieur, Non Monsieur », qu’est-ce que ça m’apprend ? Ne dissimule rien. Ça vaut mieux. Car, encore une fois, ma canne agira, te rendra souple.

Michel tressaillit. Qu’il était difficile à contenter cet homme cruel ! Il venait justement de lui ordonner de répondre par un oui ou un non.

— Où as-tu jeté mes vêtements, avoue-le ?

— Dans le St-Laurent, où j’ai couru ce matin.

— Vers quelle heure ?

— Six heures. À l’heure de la messe, où je suis allé après.

— À Bonsecours ?

— Oui, Monsieur.

— Tu fais le dévot, en ce moment, pour gagner mes bonnes grâces ?

— Oh ! non. J’obéis à ma mère qui me disait que l’assistance à la messe, chaque matin, valait tous les trésors du monde.

— C’est bon, c’est bon… Tu as bien regardé autour de toi avant de jeter le paquet ? Ne mens pas.

— J’étais seul, je vous le jure.

— Et tu n’as rien chipé ? Il y avait un mouchoir de soie tout neuf, pourtant.

— Ç’eût été voler, Monsieur, fit Michel en se redressant, et je ne volerais pas pour rien au monde.

— Tant mieux, car je te fourrerais en prison. La pension y est moins bonne que chez moi, va. Bon, maintenant, voici mes ordres. Tu rentres à mon service particulier. Au diable, ton marchand de la rue Saint-Paul. Je suis vieux, malade, impotent, pour des mois peut-être, si j’en crois le médecin qui radote souvent, par bonheur… Il faudra bien me servir, gamin, te montrer un bon valet, un vrai, tu entends. Mais tu es jeune. Je te formerai.

— Un valet ! murmura presque malgré lui le pauvre Michel, peiné du ton méprisant de M. Perrault.

— Hein ! Comment ! Un petit gueux comme toi se permet de répliquer… Toi qui vis aux dépens de tout le monde depuis ta naissance, tu te dresses contre un honnête gagne-pain. Tu devrais avoir honte. Sache, en tout cas, que tu ne seras ici, si tu veux y rester, qu’un valet, un serviteur, mon garçon. L’égal de Mélanie, non de ma fille ni de Josephte. Si celles-ci l’oublient ? Tant pis ! C’est un mauvais service qu’elles te rendent… En tout cas, je suis le maître, et puis disposer de toi à ma guise… Sinon, va-t-en, va courir les rues et mendier à ton aise… »

Un sanglot du petit garçon allait se faire entendre. Il put le refouler… Oh ! si ce n’eût été pour l’amour de Josephte, comme il venait de le promettre, il s’en serait vite allé, loin, bien loin, de cet homme impitoyable…

— Bien, reprit M. Perrault. C’est entendu. Tu me serviras. Ton obéissance sera absolue, sans réplique. Ce fou d’Olivier Précourt, mon cousin, qui a placé de l’argent à la banque, paraît-il, pour servir à ton instruction verra ses plans idiots déjoués. Cet argent, j’y veillerai, moi, et plus tard, à ta majorité, tu en feras ce que tu voudras… mais pas avant ! Ainsi, tu resteras dans la condition où la vie t’a placé. Si tout le monde agissait ainsi, il y aurait moins de ratés par le temps qui court. Et maintenant, lis-moi le journal. On t’a appris à lire, c’est inespéré dans ta situation. Lis, mais lis donc… Oh ! là, là, il ne manquerait plus que cela… J’aurai affaire à un garçon sans énergie, mou, douillet, pleurard… Pouah ! Tiens, va-t-en… Et ne reviens pas avant une heure et demie, cet après-midi… Non, attends, j’ai deux mots importants à ajouter… Je ne veux pas te voir avant dix heures le matin, ni après quatre heures dans l’après-midi. Va paresser où tu voudras durant ces heures… Et sois ponctuel à frapper à la porte aux heures assignées. Sinon, je t’apprendrai l’exactitude de façon tangible…

Et de nouveau, M. Perrault leva sa canne ; puis il s’en servit pour pointer la porte.

Michel s’enfuit plus mort que vif. Il s’enferma dans sa chambre. Durant quelques minutes, il fut en proie à un violent désespoir. La révolte agitait son âme avec quelle force !… Il appelait sa mère. Ah ! pourquoi ne venait-elle pas le chercher… La mort était certes préférable à la vie… Puis, cette pensée de sa mère sembla peu à peu l’envelopper à la façon de deux bras très tendres… Il se raidit, se dit que la Providence viendrait bien encore à son secours… D’ailleurs, et l’enfant soupira, plus calme, c’était bien vrai qu’il était pauvre, seul au monde, et voué en quelque sorte à la charité publique. Peut-être avait-il eu tort de vouloir tant s’instruire ? Cela coûtait beaucoup d’argent, et l’argent des autres, bien entendu. Des grands cœurs comme M. Olivier oubliaient tout cela et ne songeaient qu’à mettre à l’aise ceux qu’ils aidaient avec leur or… La leçon était dure, mais il allait en profiter. Il se résignerait à ne savoir que l’indispensable. Il prendrait dans le monde la place qui lui convenait, et qui serait bien humble, comme le lui avait fait comprendre M. Perrault. Chaque jour, il se dirait que Josephte n’était pas, ne serait jamais son égale… Et soudain, Michel revit la sœur aînée de Josephte, dans le beau jardin des Précourt, à Saint-Denis. Il y avait un an de cela, ou quelques jours. Cela importait peu, car Michel se souvenait clairement de la scène de ce matin-là. Elle aussi, la sœur aînée, l’avait traité de va-nu-pieds ; elle aussi l’avait jugé indigne de jouer et même de parler avec Josephte. Et Michel sentit son cœur se serrer bien fort… Il tomba à genoux près d’un fauteuil. Il pria, pleurant de tout son cœur… Puis il se releva, se lava la figure à la grande eau et se repeigna avec soin… Le dîner allait sonner. Mais il n’y descendrait pas. Patiemment, il attendrait la visite de la jeune fille, de la princesse… Malgré la défense de M. Perrault, Michel comprenait que, cette fois, sa protectrice devait être mise au courant. Sa place, pour les repas, serait dorénavant à la cuisine, auprès de Mélanie. Très bien ! Mais dans toutes les autres circonstances de la vie, il faudrait bien décider ce qu’il aurait à faire ou à ne pas faire…

« Un petit valet, je ne suis qu’un petit valet, se répétait l’enfant, en soupirant. Ah ! pourquoi, M. Olivier avait-il voulu lui faire oublier sa véritable et humble condition ?… M. Olivier, la princesse, Josephte, mais voilà, c’étaient des êtres d’exceptions, de ces belles âmes que le ciel place sur la terre afin qu’on ne s’y sente pas tout à fait dans un lieu aussi affreux que le purgatoire. »

Une clochette résonna longuement, annonçant le dîner. Michel soupira. Ses mains se serrèrent. Cinq minutes s’écoulèrent ainsi. Le petit garçon ne bougeait point. Tout à coup, il entendit la voix de Mélanie. Elle parlait dans le corridor, tout près.

— Mademoiselle, disait-elle, que se passe-t-il ? Personne ne descend dîner. J’ai sonné, sonné, pourtant.

— Ma bonne Mélanie, ma petite malade réclamait des soins. Je descends à l’instant. Michel est à table, je suppose ?

— Non, Mademoiselle. M. Perrault doit le retenir. Je cours frapper à la porte.

— Retournez plutôt en bas. Je m’occuperai de Michel. Il se serait endormi dans sa chambre, car je l’ai vu y retourner, il y a une demi-heure. Retardez le dîner d’un quart d’heure, voulez-vous ?

— Le rôti sera immangeable.

— Nul ne vous en fera de reproche, Mélanie. Allez !

Mathilde entra tout doucement dans la chambre de Michel. En l’apercevant, elle poussa un cri et courut à lui. L’enfant, affreusement secoué par la scène pénible qui venait d’avoir lieu, et ayant peu mangé le matin, s’était senti défaillir.

— Mon petit Michel, tu es malade ? Ne bouge pas. Je vais te laver avec de l’eau froide. Mais comme tes yeux se sont creusés !… et… oui, tu as pleuré… Enfant, que s’est-il passé pour te mettre en cet état… C’est cela, appuie-toi sur moi… Essaie de croire que c’est ta maman qui t’aimait tant, qui te tient ainsi contre son cœur… Cher, cher petit Michel, raconte-moi tout, va…


— Mais comme tes yeux se sont creusé !… et… oui, tu as pleuré…

— Mademoiselle, commença Michel, mais un sanglot monta encore malgré lui à sa gorge.

— Oh ! mon petit, je t’en prie, ne pleure pas, car… j’aurai du chagrin, moi aussi… Quand une maman voit pleurer son chéri, elle ne peut s’empêcher d’en faire autant. C’est cela, raidis-toi,… calme-toi… Car il faut que je sache tout, tout, tu le sais bien… Mais je vais t’aider… Michel, mon père a été bien cruel, ce matin, n’est-ce pas ?

— Oui,… Quoique M. Perrault ait dit la vérité… Et je veux, je veux lui obéir, quand même cela me brûlerait le cœur et la tête, comme en ce moment.

— Mais encore, que t’a-t-il dit ? Que veut-il de toi ?

Et le cœur torturé de l’enfant s’ouvrit enfin, s’épancha. Avec les mots douloureux des enfants qui ont souffert trop jeunes, il dépeignit la scène récente qu’il ne pourrait plus jamais oublier… Consternée, la jeune fille l’écoutait en regardant droit devant elle. « Pourquoi, mais pourquoi son père avait-il agi avec cette cruauté,  » se demandait-elle ? Elle eut soudain l’intuition que la jalousie peut-être… oui, oui, la jalousie s’était manifestée de cette façon chez lui… Avant l’arrivée des enfants, il était certain que les attentions, les soins, de Mathilde, se concentraient uniquement autour de la personne de son père… Michel payait la rançon du temps et de l’affection qu’elle partageait maintenant avec des petits enfants qu’Olivier avait placés pour quelque temps entre ses bras… Pauvre papa ! se disait-elle. Sa nature peu généreuse, ne peut comprendre que le cœur grandit sans cesse, et à la mesure de l’affection que l’on donne à autrui… Hélas ! puis-je lui en vouloir d’être sentimentalement pauvre ?… Et une grande pitié lui envahit l’âme, une douceur miséricordieuse envers tous… Envers son père, qui souffrait, quoiqu’il se montrât injuste ;… envers Michel que son cœur d’enfant esseulé rendait si sensible aux froissements ;… et pitié, enfin, pour elle-même, dont la tâche allait devenir si ardue, alors que son propre cœur portait une blessure chaque jour grandissante… le souvenir d’Olivier la torturait, la brûlait, car elle le savait malade, là-bas, dans la froide cellule de sa prison, sans soins, sans douces paroles, sans rien, rien qui pût alléger sa peine et ses regrets. Mais elle domina, par un grand effort, tout ce trouble intérieur. Elle commanda à ses nerfs, à ses sentiments, à sa révolte contre tant de souffrances accumulées… Elle se leva. Elle fit lever Michel, en le tenant toujours pressé contre elle.

— Allons manger un peu, mon petit Michel. Nous remonterons ensuite bien vite. Tu courras embrasser Josephte, puis nous reviendrons ici… Mon père a pris ses décisions, il me faudra bien prendre les miennes aussi.

Et ce fut ainsi que Michel dut mener double vie. Maltraité, humilié dans la chambre de M. Perrault, il redevenait, dès qu’il en sortait, un enfant aimé et tendrement protégé. Durant la matinée, de huit à dix heures, il s’enfermait avec ses livres pour étudier. Dans l’après-midi, de quatre à six, il se rendait au séminaire de Saint-Sulpice, où un vieux prêtre, très savant, lui faisait la classe, à la demande de Mathilde. Oh ! la jeune fille n’avait pas pris ces dispositions, qui contrecarraient les plans de son père, sans avoir demandé conseil… Puis, il fallait en tout cela ne point fausser le cœur de Michel, concilier en son esprit le respect dû aux parents avec les saines et nobles prescriptions de la charité envers autrui. Mathilde avait donc dit à Michel, le lendemain de la scène terrible avec son père : « Mon bon petit, comprends bien ce que je vais de nouveau te dire, t’expliquer. Mon père veut faire de toi un serviteur en sa maison. Tu le seras. Mais en sa présence et dans sa chambre seulement. Hors de celle-ci, tu seras sous mes ordres, qui seront ceux d’Olivier, car il a sur toi des droits supérieurs et antérieurs à ceux de mon père. Et les ordres de mon cher Olivier sont formels, tu le sais. Veiller à ton instruction, et faire de toi le petit protecteur, en même temps que le compagnon de Josephte. Il faudra donc obéir à la fois à mon père et à Olivier, mon enfant, c’est-à-dire, pour l’instant, à moi qui le remplace auprès de toi. Puis, comme nous allons prier. Mon père s’attendrira bien un jour. Olivier, mon fiancé, pourrait aussi, obtenir, dans quelque temps, sa délivrance… et alors tu redeviendrais libre, n’est-ce pas ?  »

— Mademoiselle, avait murmuré l’enfant en joignant les mains, est-ce que ce bonheur, ce grand bonheur serait jamais possible ? Libre, moi ! Et réuni à M. Olivier ?

— Mais oui… Dieu prendra en pitié tous nos patriotes, coupables seulement d’avoir aimé trop aveuglément leur pays, et de n’avoir pas été les plus forts… Mais, dis-moi, tu t’en irais donc mon petit enfant, sans un regret pour moi, la princesse…

— Oh ! Mademoiselle, répliquait finement Michel, c’est que je sais bien moi, que vous aussi vous suivrez M. Olivier… N’êtes-vous pas sa belle promise ?… Oh ! ce sera le ciel que d’habiter près de vous deux avec Josephte.

La jeune fille n’avait pu s’empêcher de rire devant les regards extatiques que lui jetait l’enfant. Et bien vite, ce jour-là, elle l’avait entraîné dans la chambre de Josephte. La petite fille, qui n’était au courant de rien, poussait des cris de joie en voyant entrer Michel pour quelque longue, longue demi-heure auprès d’elle.

Elle fut une docile convalescente et semblait contente de tout. La pensée que Michel habiterait dorénavant la maison, et cela avec l’assentiment du cousin Perrault, avait agi sur elle à la façon d’un tonique merveilleux.

Le premier de l’an 1838, fut pour tous une journée bien sombre… Le seul rayon consolant fut un paquet que l’on prépara pour le cher prisonnier, et qui fut remis à Olivier, grâce à une influence protectrice, vers le midi. Il y avait de tout dans les deux grandes boîtes que Mathilde avait considérées les yeux pleins de larmes. Un poulet froid, une tourtière, des gâteaux, quelques beignes, des fruits, du vin, en remplissaient l’une. Des vêtements chauds, quelques volumes, d’autres petits souvenirs ajoutés par Michel et par Josephte, des lettres de Mathilde où tous les événements depuis leur terrible séparation étaient longuement racontés, remplissaient la seconde… Hélas ! le pauvre Olivier n’avait pu répondre d’aucune façon à ces présents des cœurs qui l’aimaient et se souvenaient. Aucune faveur ne lui était jamais faite.

La jeune fille ne devait plus être au bout de ses peines, hélas ! Le mois de février s’annonça terrible. Les nouvelles d’Olivier, qu’un ami de son père apporta, étaient inquiétantes. Le régime de la prison le tuait. Un rhume mal guéri persistait de façon alarmante. On craignait la phtisie galopante… Le moral du jeune homme se maintenait bon toutefois. Il rassurait tout le monde autour de lui… Mais parfois, aussi, ses meilleurs confidents, le voyaient les yeux rougis, le regard douloureux…

Le lendemain du jour où Mathilde apprit ces nouvelles, et où son cœur se serra à se briser, une lettre arriva. La sœur aînée de Josephte, qui habitait aux États-Unis depuis les premières heures de la rébellion priait Mathilde de faire reconduire sa petite sœur, auprès d’elle, à la première bonne occasion. Sa fortune, qu’elle avait conservée entière, lui permettait de prendre soin sans peine de la petite Josephte. L’imprudence de son frère d’ailleurs, qui avait attiré déjà tant de malheurs sur la famille, avait diminué ses revenus de façon alarmante pour lui et pour Josephte, et si son emprisonnement se prolongeait plus d’un an… Dieu sait ce qu’il adviendrait des revenus qui restaient. Elle avait eu des nouvelles très sûres d’une amie de Saint-Denis. Tous savaient, à cet endroit, que les grains amassés dans les hangars, par Olivier, où avaient brûlé dans les entrepôts, ou y pourrissaient tranquillement. Seule, la maison de famille des Précourt avait été épargnée, grâce à


— Quel étrange va-nu-pied, avec sa figure de prince.

l’intervention d’un officier anglais, qui accomplissait une promesse faite à Olivier, paraît-il. Puis la jeune fille annonçait son mariage à Mathilde. Elle épousait un Américain, qui ne manquait pas de fortune, et qui consentait à garder la petite Josephte à leur foyer. Tout s’arrangeait donc bien, et les cousins Perrault que la jeune fille remerciait seraient déchargés de ce fardeau inattendu.

Mathilde, à la réception de cette lettre, si froide, quoique correcte, s’était sentie atterrée. Se pouvait-il qu’on lui enlèverait Josephte ? sa petite fille qu’elle aimait de tout son cœur ?… Et la nature si tendre, si sensible de Josephte, qu’elle aurait à souffrir auprès de cette sœur au caractère de glace… Olivier devait avoir raison, hélas, lorsqu’il se plaignait à elle, jadis, de l’égoïsme et de l’insensibilité de sa sœur… Mais elle allait réfléchir, consulter, avant de donner une réponse ! La lettre qu’Olivier lui avait écrite un peu avant la bataille de Saint-Denis, et dans laquelle, il la priait de prendre soin à la fois de Josephte, et des petits capitaux restés intacts et placés en son nom à la banque, pèserait beaucoup dans la balance devant les tribunaux. Il lui serait pénible de faire voir cette relique où tout l’amour d’Olivier pour elle s’exprimait. Cela constituerait presque une profanation à ses yeux. Mais qu’importe ! Elle se sacrifierait pour garder Josephte, pour obéir aux volontés suprêmes de son fiancé.

Durant deux mois, de février à avril, elle lutta contre la volonté de son père ; elle lutta contre un avocat, ami de celui-ci et de la sœur aînée d’Olivier. Mais enfin, elle l’emporta. Et un jour d’avril, une lettre de la jeune mariée, signée également par son mari, lui donnait tous les droits.

Quelle force morale possédait Mathilde Perrault ! Elle n’avait parlé à presque personne de ses ennuis et de ses difficultés, encore moins à la petite Josephte. Michel avait été mis au courant, cependant, mais par M. Perrault, qui avait ainsi déchargé sur lui sa mauvaise humeur.

Il était bien changé, bien amaigri, le terrible M. Perrault. Son épaule le faisait souffrir, quoique guérie. Le rhumatisme avait fait son apparition. Il avait souffert aussi d’une crise d’angine qui avait failli l’emporter. Son humeur, de violente, était devenue sombre. Il ne répondait à toutes les attentions, même à celles de sa fille, qu’avec des paroles désagréables, injurieuses même.

Il ne pouvait se passer de Michel. Il se félicitait de l’avoir rééduqué, d’avoir fait de lui un bon serviteur, empressé, ponctuel, silencieux… Mais il se gardait bien de le lui dire. Il demeurait vis-à-vis de lui, exigeant, hautain, impitoyable, même aux petits manquements involontaires. Un soir qu’il avait rudement frappé l’enfant parce que celui-ci, par inadvertance, avait renversé sur lui, un verre d’eau glacée, il le fit appeler un peu avant de s’endormir.

— Viens près du lit, maladroit, j’ai quelque chose à te demander.

— Oui, Monsieur, avait répondu Michel la voix triste, bien lasse.

— Lève la tête, oui, tu en as une marque à la joue ! Eh bien, ta maladresse te coûte-t-elle assez cher ? Tu ne recommenceras pas de sitôt, j’espère ? tu ne me réponds pas ?

— Je vous en prie, Monsieur, laissez-moi…

— Tu as raconté à ma fille, je suppose, que je t’avais frappé durement ?

— Non, Monsieur. Elle a cru que j’étais tombé sur le coin d’un meuble. Je n’ai répondu ni oui, ni non.

— C’est très bien cela. Je ferai un homme de toi. Tiens, pour t’en récompenser, prends le pot de pommade qui se trouve sur mon bureau et frotte-t-en la joue avant de t’endormir… Et maintenant, va-t-en. Éteins la chandelle… ; Eh bien, qu’est-ce que tu attends ?

— Bonsoir, Monsieur, fit Michel avec crainte. Dormez bien, Monsieur.

Et toute la nuit, la pensée de M. Perrault fut obsédée par ce dernier mot de Michel. Il entendait sans cesse ce Dormez bien. Monsieur. Cela lui paraissait comme une musique, une douceur jusqu’ici inconnue pour lui. Comment ! cet enfant qu’il brutalisait en actes et en paroles, chaque fois qu’il le pouvait lui voudrait du bien… C’était impossible ! Il y avait là une fourberie inconsciente d’enfant. Ce Michel n’était pas bête, loin de là.

Et cependant, il avait l’air tout à fait sincère… Il ne paraissait pas lui en vouloir de ce coup un peu fort qu’il lui avait donné. Il aurait voulu ne pas l’avoir frappé, au fond. Cet enfant le servait bien, et jamais, jamais, il n’avait parlé de la scène de la rue Saint-Paul. Ça n’était pas mal cela, ma foi, pour un petit gueux, sorti de l’on ne savait d’où… Mais qu’est-ce qu’il lui prenait ? Où était sa fermeté de caractère habituelle. Ce Michel n’était rien pour lui… Dès le lendemain, il lui donnerait un peu d’argent pour expier sa colère… car il s’était mis en colère vraiment… « Dormez bien, Monsieur ». Non, c’était impossible, non, cet enfant le haïssait trop pour avoir dit vrai. Hé ! J’aurais aimé, autrefois, continuait-il, avoir un fils… et s’il avait ressemblé à ce petit, s’il avait eu son intelligence, son courage, sa discrétion, eh ! eh ! j’en aurais été fier. Mais cet enfant à moi, bien à moi, m’aurait-il dit lui aussi, comme ce Michel, un soir, que j’avais été trop violent avec lui : « Dormez bien, papa ». Allons, allons, Octave, tu es bien malade, pour raisonner ainsi… Misères que tout cela !… Dormons, dormons ! »

Mais tout de même, le mot gentil de Michel sembla avoir accompli un miracle. M. Perrault ne se montra plus jamais violent avec lui. Et souvent, d’un air pensif, il examinait la physionomie de l’enfant, alors que celui-ci lui lisait le journal. Il remarquait avec surprise la distinction de ces traits, son air réservé. « Quel étrange va-nu-pieds, avec sa figure de prince », se disait-il.

Mais si M. Perrault fit taire sa violence, il resta hautain. Il peinait et blessait l’enfant sans cesse par les ordres qu’il lui donnait, devant témoins, d’un ton infiniment méprisant, dédaigneux. Et toujours les services demandés, dans ces occasions, prenaient un caractère humiliant. « Mon cireur de vieilles bottes », avait-il dit un jour, en le présentant avec dédain à un de ses amis.

Mais Michel endurait maintenant sans trop de peine. Le mois de mai avait apporté des nouvelles extraordinaires au sujet des prisonniers.

LE gouverneur militaire, sir John Colborne allait disparaître devant le nouvel administrateur nommé, qui arrivait, lord Durham. Et celui-ci, disait-on, ne cherchait qu’à tout concilier, à satisfaire et les Bureaucrates et tous les Canadiens, en général. Une attente fiévreuse s’empara des parents et des amis des prisonniers politiques, de ces pauvres malheureux qui languissaient depuis six mois dans des cachots malsains, glacés, où l’on pouvait à peine remuer à cause de leur étroitesse, où l’on avait pour toute nourriture qu’une ration mesurée de pain arrosé d’eau. Ce régime avait raison de la plupart de ces honnêtes citoyens, qui n’avaient rien des aventuriers, qui vivaient auparavant dans un confort très simple, mais véritable. Leur santé à tous se voyait compromise. Chez les Perrault, ces nouvelles remplirent les cœurs d’émoi et d’espoir. Mathilde, le soir où on lui rapporta ces faits, pleura, sanglota, une fois seule dans sa chambre, la joue appuyée sur le petit tableau où souriait Olivier. Ô douleur ! comment allait-elle le retrouver, s’il était libéré ? Il était toujours bien malade, lui avait-on redit tout dernièrement.