Midraschim et fabliaux/L’Agneau

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Imprimerie Vve P. Larousse et Cie (p. 5-10).


[1]

Le Talmud prétend qu’Israël,
En recevant le Décalogue,
Entreprit avec l’Éternel
Ce naïf et grand dialogue :

— Seigneur, d’après ta loi suprême,
Je dois aimer et respecter
Chaque prochain comme moi-même
Et je ne dois rien convoiter.

Elle me dit : Surtout prends garde
De ne tuer, ni dérober ;
Je suis ton Dieu, je te regarde,
Et n’espère pas me fourber.


Je suis le seul, je suis l’unique,
Je vois de près, je vois de loin,
Je hais le mauvais fils, l’inique,
L’adultère et le faux témoin.

Il n’est pas d’image taillée
Que l’on puisse faire de moi,
Par elle ton âme souillée
D’un homme adopterait la foi.

La septième journée entière,
Pour maintenir ton corps dispos,
Et pour rechercher ma lumière,
Observe la loi du repos. —

Donc, Seigneur, je dois fuir la ruse,
Haïr de ma chair l’appétit,
Et tu ne veux plus que j’abuse
De ma force ou de mon esprit.

Mais, si des peuples de la terre
Je suis seul à suivre ta loi,
Rien n’égalera ma misère,
Et nul n’aura pitié de moi.


Si je ne puis plus rendre injure
Pour injure sans t’offenser,
Si je ne puis rendre blessure
Pour blessure sans te blesser ;

Alors, ne pouvant pas défendre
Ma maison, mon droit, mon honneur,
Il me faudra bientôt descendre
Au dernier degré du malheur.

— Mon fils, quand je créai l’agneau,
Je reçus de lui cette plainte :
Je suis le dernier du troupeau,
Chacun va me frapper sans crainte ;

Car je n’ai pas de dents pour mordre,
Et pas de griffes pour couper ;
Je ne puis rien saisir, rien tordre,
Je suis sans cornes pour frapper.

Quoi ! lui dis-je, préfères-tu
Le noir venin de la vipère,
La dent du tigre à ta vertu,
La tyrannie à ta misère ?


La force est l’instrument du crime,
La faiblesse est souvent victime,
Veux-tu devenir le bourreau
Qui doit faire souffrir l’agneau ?

— Non, je préfère l’innocence,
Répondit l’agneau, la douceur,
La faiblesse, la conscience,
Et la tranquillité du cœur.

Ainsi de toi, fils d’Israël !
Qu’on te déchire, qu’on t’immole !
Que Caïn assassine Abel,
Pour mieux honorer son idole.

Sers d’exemple à l’humanité,
Sers de pâture au paganisme ;
Prophète de mon unité,
Sois l’agneau du monothéisme.




DÉDICASSE DE L’AGNEAU


À


MADAME F. HALÉVY



Ma sœur est un petit agneau
Rempli d’esprit et de finesse ;
Maniant fort bien le ciseau,
Mais parfois emportant la pièce.

Très merveilleusement douée,
Elle fait tout ce qu’elle veut ;
Pour tous se montrant dévouée,
Elle fait tout ce qu’elle peut.

Elle est peut-être un peu trop fière ;
Elle sait bien ce qu’elle vaut ;
Mais… elle n’aime pas son frère…
Il faut bien avoir un défaut.


— Mais je suis un ange, mon frère,
Si je n’ai qu’un défaut. — Ma sœur,
Je voudrais te voir plus sévère,
Plus inaccessible au flatteur.

Tu n’écoutes pas la réplique,
Et, comme un superbe indompté,
Préférant louange à critique,
Tu pourchasses la vérité.

— Frère, ta morale m’assomme,
Tu mens, j’ai l’esprit lourd, poncif,
Je m’appelle Berquin, Prudhomme,
Le bon sens est mon objectif.

  1. Source. — Justice de Dieu, page 79. Hippolyte Rodrigues, traduction libre d’après Midrasch Rabbah, Talmud.