Midraschim et fabliaux/La Forêt et le Chariot

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Imprimerie Vve P. Larousse et Cie (p. 1-4).

Une forêt, vaste et tranquille
Renfermant de fort belles eaux,
S’élevait, non loin d’une ville,
Aux chants de ses nombreux oiseaux.

Cette forêt majestueuse
Ne connaissait pas son bonheur,
Ses arbres, d’humeur ombrageuse,
Vivants agités par la peur.

S’il passait un cerf dont les cornes
Effleuraient quelque peu leurs flancs,
Tous les ornes devenaient mornes,
Tous les trembles étaient tremblants.

Même une biche au pied agile
Ne pouvait passer auprès d’eux,
Sans que son allure tranquille
Couvât un projet ténébreux.

Lors, un jour, rumeur souterraine
S’éleva du fond de ces bois,
Et se répandit dans la plaine,
Comme une formidable voix.

Rejetant chevelure arrière,
Un saule pleureur idiot
Criait : « Frères, par la clairière,
Je viens de voir un chariot.

Chariot plein de fers de hache,
De taillants, luisants au soleil ;
Ils viennent accomplir la tâche
De nous conduire au grand sommeil.

— Fi ! le peureux, dit un vieux chêne,
Encor très vert, quoique ridé ;
Faudrait-il pas se mettre en peine
Pour un chariot attardé ?

D’ailleurs, que peut le fer sans manches ;
Or, les manches, frères, c’est nous :
Défendez-vous, joignez vos branches ;
Que nul ne pénètre entre vous.

Et si le sort vous est contraire,
S’il faut périr : tombez sur eux ;
N’êtes-vous plus un adversaire
Qui, même mort, est dangereux.

Tous les pays ont l’âme haute,
Tous les soldats ont même cœur ;
Donc c’est toujours par notre faute
Que l’ennemi devient vainqueur.

Car ce n’est pas leur seul mérite
Qui les a rendus triomphants ;
Notre taille étant moins petite,
Ils paraîtraient certes moins grands. »

Les arbres ne pouvaient comprendre
Ni même entendre ce discours ;
Ils ne demandaient qu’à se rendre :
La peur les avait rendus sourds.

La forêt devint une plaine ;
Ses arbres, frappés de terreur,
S’effondrèrent autour d’un chêne
Que respecte encor le faucheur.

Parfois, d’un côté, l’arbre penche,
L’homme aussi ; que nous sommes fous
De livrer ainsi notre branche
Au fer, pour qu’il frappe sur nous.



Source. — « Aussitôt que le fer fut créé, tous les arbres se mirent à trembler ; le fer leur dit : Pourquoi tremblez-vous ? tant qu’aucun de vous ne me prêtera son concours, il n’arrivera malheur à personne. »

(Midrasch Rabbah, fin du 5me chapitre, Talmud.)