Midraschim et fabliaux/La Moutarde avant dîner

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Imprimerie Vve P. Larousse et Cie (p. 41-43).

Chaque chose doit être, en son temps, discutée ;
Chaque chose doit être, à son jour, arrêtée.
Soyez opportuniste, et recherchez le joint,
Et n’agissez que quand l’affaire est à son point.

Hélas ! dans cette nuit qui lui cache sa route,
L’homme est incessamment poursuivi par le doute ;
Ce qu’il sait, c’est qu’il doit craindre le lendemain,
Car tout varie et meurt et tout est incertain.

« Fais donc ce que tu fais » dit un grand moraliste,
« En y pensant toujours » dit Newton. Je prétends,
Malgré que je ne sois qu’un petit fabuliste,
Qu’encor ne faut-il pas agir à contretemps. »


C’est pendant le dîner qu’on passe la moutarde ;
Mais avant, mais après, il n’en faut point offrir :
Quand le fruit est trop vert, ou trop mûr, on s’en garde,
On laisse le premier mûrir, l’autre périr.

Témoin ces deux époux qui s’aimaient d’amour tendre,
Et qui, se disputant du matin jusqu’au soir
Sur l’enfant à venir, ne purent pas s’entendre,
S’entendant toutefois très bien pour en avoir.

Le mari dit : un jour, mon fils sera notaire.
— Quoi notaire, allons donc ! pour moi, j’ai le désir
Que mon fils soit poète, artiste ou militaire,
Mais notaire, jamais, j’aimerais mieux mourir.

Le mari, du notaire exalta les délices :
Estimé, consulté, prudent, homme de bien,
Tandis que du poète il blâmait les caprices,
Disant, pour l’achever : c’est un musicien.

Rossignol sur un arbre, il enchante l’oreille,
Mais il n’en reste rien après ; ce n’est qu’un bec
Possédant de beaux bruits, les poussant à merveille,
Mais dépourvus de sens et creux comme un fruit sec.


La femme repartit qu’un notaire est un homme
Qu’on reçoit par devoir et jamais par plaisir ;
Qu’il est lent, ergoteur, presque toujours prud’homme
Et qu’à la comédie on sait s’en divertir ;

Tandis que le poète, adoré par les femmes,
Exerce autour de lui l’empire le plus grand ;
Qu’il fait, de ses amis, jusques à des réclames
Et que c’est la lumière, ici-bas, qu’il répand.

Chaque jour, chaque nuit, reprenant sa querelle,
Le ménage devint un foyer sans parfum ;
Le mari ne trouva plus sa femme aussi belle,
Et la femme trouva son mari bien commun.

Dans ces oiseux débats, quarante ans se passèrent,
Sans que jamais le ciel leur eût donné d’enfants ;
Puis, quand leurs jours, gâtés ainsi, se terminèrent,
Ils dirent : discutons chaque chose en son temps.