Militona/10

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Militona (1847)
Hachette (p. 144-161).


X


Nous avons un peu perdu de vue notre ami Juancho. Il serait convenable d’aller à sa recherche, car il était sorti de la chambre de Militona dans un état d’exaspération qui touchait à la démence. En grommelant des malédictions et en faisant des gestes insensés, il avait gagné, sans savoir où il allait, la porte de Hierro, et ses pieds l’avaient mené au hasard à travers la campagne.

Les environs de Madrid sont arides et désolés, une couleur terreuse revêt les murailles des misérables constructions clairsemées le long des routes, et qui servent à ces industries suspectes et malsaines que les grandes villes rejettent hors de leur sein. Ces terrains décharnés sont constellés de pierres bleuâtres qui grossissent à mesure qu’on approche du pied de la Sierra de Guadarrama, dont les cimes, neigeuses encore au commencement de l’été, apparaissaient à l’horizon comme de petits nuages blancs pelotonnés. À peine voit-on çà et là quelque trace de végétation. Les torrents desséchés rayent le sol d’affreuses cicatrices ; les pentes et les collines n’offrent aucune verdure et forment un paysage en harmonie avec tous les sentiments tristes. La gaieté s’y éteindrait, mais au moins le désespoir ne s’y sent raillé par rien.

Au bout d’une heure ou deux de marche, Juancho, ployant sous le poids de sa pensée, lui que n’eussent pas courbé les portes de Gaza enlevées par Samson, se laissa tomber à plat ventre sur le revers d’un fossé, s’appuya sur les coudes en se tenant le menton et les joues avec les mains, et demeura ainsi immobile, dans un état de prostration complète.

Il regardait défiler, sans les voir, les chariots, dont les bœufs, effrayés de voir ce corps couché sur le bord de la route, faisaient, en passant près de lui, un écart qui leur attirait un coup d’aiguillon de la part de leurs conducteurs ; les ânes chargés de paille hachée et retenue par des cordelettes de jonc ; le paysan à physionomie de bandit fièrement campé sur son cheval, la main sur la cuisse et la carabine à l’arçon de la selle ; la paysanne à l’air farouche, traînant après soi un marmot en pleurs ; le vieux Castillan, coiffé de son casque de peau de loup ; le Manchègue, avec sa culotte noire et ses bas drapés, et toute cette population errante qui apporte de dix lieues au marché trois pommes vertes ou une botte de piment.

Il souffrait atrocement, et des larmes, les premières qu’il eût versées, tombaient de ses joues brunes sur la terre indifférente, qui les buvait comme de simples gouttes de pluie. Sa robuste poitrine, gonflée par des soupirs profonds, soulevait son corps. Jamais il n’avait été si malheureux ; le monde lui semblait près de finir ; il ne voyait plus de but à la création et à la vie. Qu’allait-il faire désormais ?

« Elle ne m’aime pas, elle en aime un autre, se répétait Juancho, pour se démontrer cette vérité fatale que son cœur refusait d’admettre. Est-ce possible ? est-ce croyable ? Elle si fière, si sauvage, avoir pris tout à coup une passion pour un inconnu, tandis que moi, qui ne vivais que pour elle, qui la suivais depuis deux ans comme son ombre, je n’ai pu obtenir un mot de pitié, un sourire indulgent ! Je me trouvais à plaindre alors, mais c’était le paradis à côté de ce que je souffre aujourd’hui. Si elle ne m’aimait pas, au moins elle n’aimait personne.

« Je pouvais la voir ; elle me disait de m’en aller, de ne plus revenir, que je l’ennuyais, que je la fatiguais, que je l’obsédais, qu’elle ne pouvait souffrir plus longtemps ma tyrannie ; mais au moins, quand je m’en allais, elle restait seule ; la nuit, j’errais sous sa fenêtre, fou d’amour, ivre de désirs ; je savais qu’elle reposait chastement sur son petit lit virginal ; je n’avais pas la crainte de voir deux ombres sur son rideau ; malheureux, je savourais cette douceur amère, que nul n’était mieux partagé que moi. Je ne possédais pas le trésor, mais aucun autre n’en avait la clef.

« Et maintenant, c’est fini, plus d’espoir ! Si elle me repoussait quand elle n’aimait personne, que sera-ce à présent que sa répulsion contre moi s’augmente de toute sa sympathie pour un autre ! Oh ! je le sens bien ! Aussi, comme j’écartais tous ceux qu’attirait sa beauté ! comme je faisais bonne garde autour d’elle ! Ce pauvre Luca et ce pauvre Ginès, comme je vous les ai arrangés, et cela pour rien ! et j’ai laissé passer l’autre, le vrai, le dangereux, celui qu’il fallait tuer ! Main maladroite, esclave imbécile qui n’as pas su faire ton devoir, sois punie ! »

En disant cela, Juancho mordit sa main droite si cruellement que le sang fut près de jaillir.

« Quand il sera guéri, je le provoquerai une seconde fois, et je ne le manquerai plus. Mais si je le tue, jamais Militona ne voudra me revoir ; de toute façon elle est perdue pour moi. C’est à en devenir fou ; il n’y a aucun moyen. S’il pouvait mourir naturellement par quelque catastrophe soudaine, un incendie, un écroulement de maison, un tremblement de terre, une peste. Oh ! je n’aurai pas ce bonheur-là. Démons et furies ! Quand je pense que cette âme charmante, ce corps si parfait, ces beaux yeux, ce divin sourire, ce cou rond et souple, cette taille si mince, ce pied d’enfant, tout cela c’est à lui ! Il peut lui prendre la main, et elle ne la retire pas ; faire pencher vers lui sa tête adorée, qu’elle ne détourne pas avec dédain. Quel crime ai-je commis pour être puni de la sorte ? Il y a tant de belles filles en Espagne qui ne demanderaient pas mieux que de me voir à leurs genoux ! Quand je parais dans l’arène, plus d’un cœur palpite sous une jolie gorge ; plus d’une main blanche me salue d’un signe amical. Que de Sévillanes, de Madrilènes et de Grenadines m’ont jeté leur éventail, leur mouchoir, la fleur de leurs cheveux, la chaîne d’or de leur cou, transportées d’admiration pour mon courage et ma bonne mine ! Eh bien ! je les ai dédaignées ; je n’ai voulu que celle qui ne voulait pas de moi ; entre ces mille amours j’ai choisi une haine ! Entraînement invincible ! destin fatal ! Pauvre Rosaura, toi qui avais pour moi une si naïve tendresse à laquelle je n’ai pas répondu, insensé que j’étais, comme tu as dû souffrir ! Sans doute je porte aujourd’hui la peine du chagrin que je t’ai fait. Le monde est mal arrangé : il faudrait que tout amour fît naître son pareil ; alors on n’éprouverait pas de pareils désespoirs. Dieu est méchant ! C’est peut-être parce que je n’ai pas fait brûler de cierges devant l’image de Notre-Dame, que j’ai éprouvé de telles disgrâces. Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! que faire ? Jamais je ne pourrai vivre une minute tranquille sur cette terre ! Dominguez est bien heureux que le taureau l’ait tué, lui qui aimait aussi Militona ! J’ai pourtant fait ce que j’ai pu pour le sauver ! Et elle qui m’accusait de l’avoir abandonné dans le péril ! car non seulement elle me hait, mais encore elle me méprise. O ciel ! c’est à devenir fou de rage ! »

Et en disant ces mots, il se leva d’un bond et reprit sa course à travers les champs.

Il erra ainsi tout le jour, la tête perdue, l’œil hagard, les poings contractés ; des hallucinations cruelles lui représentaient Andrès et Militona se promenant ensemble, se tenant la main, s’embrassant, se regardant d’un air de langueur, sous les aspects les plus poignants pour un cœur jaloux ! Toutes ces scènes se peignaient de couleurs si vives, s’empreignaient d’une réalité si frappante, qu’il s’élança plus d’une fois en avant comme pour percer Andrès ; mais il n’atteignait que l’air et se réveillait tout surpris de sa vision.

Les formes des objets commençaient à se confondre à sa vue ; il se sentait les tempes serrées ; un cercle de fer lui pressait la tête, ses yeux brûlaient, et, malgré la sueur qui ruisselait sur sa figure et les rayons d’un soleil de juin, il avait froid.

Un bouvier dont la charrette avait versé, la roue ayant passé sur une grosse pierre, vint lui taper sur l’épaule et lui dit :

« Homme, vous me paraissez avoir des bras robustes ; voulez-vous m’aider à relever ma charrette ? Mes pauvres bêtes s’épuisent en vain. »

Juancho s’approcha, et sans mot dire se mit en devoir de relever la charrette ; mais les mains lui tremblaient, ses jambes flageolaient, ses muscles invaincus ne répondaient plus à l’appel. Il la soulevait un peu et la laissait retomber, épuisé, haletant.


« Au juger, je vous aurais cru la poigne plus solide que cela », dit le bouvier, étonné du peu de succès des efforts de Juancho.

Il n’avait plus de forces, il était malade.

Cependant, piqué d’honneur par la remarque du bouvier, et orgueilleux de ses muscles comme un gladiateur qu’il était, il réunit, par une projection de volonté effrayante, tout ce qui lui restait de vigueur et donna un élan furieux.

La charrette se retrouva sur ses roues comme par enchantement, sans que le bouvier y eût mis la main. La secousse avait été si violente que la voiture avait failli verser de l’autre côté.

« Comme vous y allez, mon maître ! s’écria le bouvier émerveillé ; depuis l’hercule d’Ocaña, qui emportait les grilles des fenêtres, et Bernard de Carpio, qui arrêtait les meules de moulin avec le doigt, on n’a pas vu un gaillard pareil. »

Mais Juancho ne répondit pas, et tomba évanoui tout de son long sur le chemin, comme tombe un corps mort, pour nous servir de la formule dantesque.

« Est-ce qu’il se serait brisé quelque vaisseau dans le corps ? dit le bouvier tout effrayé. N’importe, puisque c’est en me rendant service que l’accident lui est arrivé, je vais le charger sur ma charrette et je le déposerai à San Agustin, ou bien à Alcobendas, dans quelque auberge. »

L’évanouissement de Juancho dura peu, bien qu’on n’eût employé pour le faire cesser ni sels ni esprits, choses dont les bouviers sont généralement dépourvus ; mais le torero n’était pas une petite maîtresse.

Le bouvier le couvrit de sa mante. Juancho avait la fièvre, et il éprouvait une sensation inconnue jusqu’alors à son corps de fer, la maladie !

Arrivé à la posada de San Agustin, il demanda un lit et se coucha.

Il dormit d’un sommeil de plomb, de ce sommeil invincible qui s’empare des prisonniers indiens au milieu des tortures que leur inflige l’ingénieuse cruauté des vainqueurs, et dont s’endorment les condamnés à mort le matin du jour de leur exécution.

Les organes brisés refusent à l’âme de lui donner les moyens de souffrir.

Ce néant de douze heures sauva Juancho de la folie ; il se leva sans fièvre, sans mal de tête, mais faible comme dans la convalescence d’une maladie de six mois. Le sol se dérobait à ses pieds, la lumière étonnait ses yeux, le moindre bruit l’étourdissait ; il se sentait l’esprit creux et l’âme vide. Un grand écroulement s’était fait en lui. A la place où s’élevait autrefois son amour, il y avait un gouffre que rien désormais ne pouvait remplir.

Il resta un jour dans cette auberge, et se trouvant mieux, car son énergique nature reprenait le dessus, il se fit donner un cheval et se dirigea vers Madrid, rappelé par cet instinct étrange qui ramène aux spectacles douloureux : il éprouvait le besoin d’inonder ses blessures de poison, d’élargir ses plaies et de se retourner lui-même le couteau dans le cœur ; il était trop loin de son malheur : il voulait s’en rapprocher, pousser son martyre jusqu’au bout, s’enivrer de son absinthe, se faire oublier la cause du mal par l’excès de la souffrance.

Pendant que Juancho promenait sa douleur, des alguazils le cherchaient de tous côtés, car la voix publique le désignait comme étant celui qui avait donné le coup de couteau au seigneur Andrès de Salcedo. Celui-ci, comme vous le pensez bien, n’avait pas porté plainte ; c’était bien assez d’avoir pris au pauvre Juancho celle qu’il aimait, sans encore lui prendre la liberté ; Andrès ignorait même les poursuites dirigées contre le torero.

Argamasilla et Covachuelo, cet Oreste et ce Pylade de l’arrestation, s’étaient mis en campagne pour découvrir et arrêter Juancho ; mais ils procédaient avec beaucoup de délicatesse, vu les mœurs notoirement farouches du compagnon ; on pouvait même croire, et des envieux qui jalousaient la position des deux amis l’affirmaient hautement, que Covachuelo et Argamasilla prenaient des informations pour ne pas se rencontrer avec celui qu’ils étaient chargés de prendre ; mais un espion maladroit vint dire qu’on avait vu entrer le coupable dans la place des Taureaux, d’un air aussi calme que s’il n’avait rien sur la conscience.

Il fallut donc s’exécuter. Tout en marchant à l’endroit désigné, Argamasilla disait à son ami :

« Je t’en prie en grâce, Covachuelo, ne fais pas d’imprudence ; modère ton héroïsme ; tu sais que le gaillard a la main leste ; n’expose pas la peau du plus grand homme de police qui ait jamais existé à la furie d’un brutal.

— Sois tranquille, répondit Covachuelo, je ferai tous mes efforts pour te conserver ton ami. Je ne serai brave qu’à la dernière extrémité, lorsque j’aurai épuisé tous les moyens parlementaires. »

Juancho, en effet, était entré dans le Cirque, afin de voir les taureaux qu’on venait d’enfermer pour la course du lendemain, plutôt par la force de l’habitude que par un dessein bien arrêté.

Il y était encore et traversait l’arène, lorsque Argamasilla et Covachuelo arrivèrent suivis de leur petite escouade.

Covachuelo, avec la plus grande politesse et les formules les plus cérémonieuses, notifia à Juancho qu’il eût à le suivre en prison.

Juancho haussa dédaigneusement les épaules et poursuivit son chemin.

Sur un signe de l’alguazil, deux agents se jetèrent sur le torero, qui les secoua comme un grain de poussière qu’on fait tomber de sa manche.

Toute la bande se rua alors sur Juancho, qui en envoya trois ou quatre rouler à quinze pas les quatre fers en l’air ; mais, comme le nombre finit toujours par l’emporter sur la force personnelle, et que cent pygmées ont raison d’un géant, Juancho, tout en rugissant, s’était peu à peu rapproché du toril, et là, se débarrassant par une brusque secousse des mains qui s’accrochaient à ses habits, il en ouvrit la porte, se précipita dans ce dangereux asile et s’y enferma, à peu près comme ce belluaire qui, poursuivi par des gardes de commerce, se réfugia dans la cage de ses tigres.

Les assaillants essayèrent de le forcer dans cette retraite ; mais la porte qu’ils tâchaient d’enfoncer se renversa tout à coup, et un taureau, chassé de son compartiment par Juancho, s’élança tête basse sur la troupe effrayée.

Les pauvres diables n’eurent que le temps bien juste de sauter par-dessus les barrières : l’un d’eux ne put éviter un large accroc à ses chausses.

« Diable! dirent Argamasilla et Covachuelo, cela va devenir un siège dans les règles.

— Tentons un nouvel assaut. »

Cette fois, deux taureaux sortirent ensemble et fondirent sur les assaillants ; mais comme ceux-ci se dispersèrent avec la légèreté que donne la peur, les bêtes farouches, ne voyant plus d’ennemis humains, se tournèrent l’une contre l’autre, croisèrent leurs cornes, et, le mufle dans le sable, firent de prodigieux efforts pour se renverser.

Covachuelo cria à Juancho, en tenant avec précaution le battant de la porte :

« Camarade, vous avez encore cinq taureaux à lâcher : nous connaissons vos munitions. Après cela, il faudra vous rendre, et vous rendre sans capitulation. Sortez de votre propre mouvement, et je vous accompagnerai à la prison avec tous les égards possibles, sans menottes ni poucettes, dans un calesin à vos frais, et je ne ferai aucune mention sur le rapport de la résistance que vous avez faite aux agents de l’autorité, ce qui aggraverait votre peine ; suis-je gentil ? »

Juancho, ne voulant pas disputer plus longtemps une liberté qui lui était indifférente, se remit aux mains d’Argamasilla et de Covachuelo, qui le conduisirent à la prison de la ville avec tous les honneurs de la guerre.

Lorsque les clefs eurent fini de grincer dans les serrures, il s’étendit sur son grabat et se dit : « Si je la tuais ! ne songeant plus qu’il était au cachot. Oui, c’est ce que j’aurais dû faire le jour où j’ai trouvé Andres chez elle. Ma vengeance eût été complète ; oh ! quelle atroce angoisse il eût soufferte en voyant sa maîtresse poignardée sous ses yeux ; faible, cloué au lit, ne pouvant la défendre ; car je ne l’aurais pas tué, lui ! je n’aurais pas commis cette faute ! Je me serais sauvé dans la montagne ou livré à la justice. Je serais tranquille, maintenant, d’une façon ou d’une autre. Pour que je puisse vivre, il faut qu’elle soit morte ; pour qu’elle puisse vivre, il faut que je meure ; j’avais ma navaja à la main, un coup, et tout était fini ; mais elle avait dans les yeux une lueur si flamboyante, elle était si désespérément belle que je n’ai plus eu ni force, ni volonté, ni courage, moi qui fais baisser la paupière aux lions quand je les regarde dans leurs cages, et ramper les taureaux sur le ventre comme des chiens battus.

« Eh quoi ! j’aurais déchiré son sein charmant, fait sentir à son cœur le froid de l’acier, et ruisseler sur sa blancheur son beau sang vermeil ! Oh ! non, je ne commettrai pas cette barbarie. Il vaudrait mieux l’étouffer avec son oreiller, comme fait le nègre à la jeune dame de Venise dans la pièce que j’ai vue au théâtre del Circo. Mais pourtant, elle ne m’a pas trompé, elle ne m’a pas fait de faux serment ; elle a toujours été vis-à-vis de moi d’une froideur désespérante. C’est égal, je l’aime assez pour avoir droit de mort sur elle ! »

Telles étaient, à quelques variantes près, les idées qui occupaient Juancho dans sa prison.

Andrès revenait à la santé à vue d’œil ; il s’était levé, et, appuyé sur le bras de Militona, avait pu faire le tour de la chambre et aller respirer l’air à la fenêtre ; bientôt ses forces lui avaient permis de descendre dans la rue et d’aller chez lui faire les dispositions nécessaires pour son prochain mariage.

Sir Edwards, de son côté, s’était déclaré ; il avait demandé dans les règles la main de Feliciana Vasquez de los Rios à don Geronimo, qui la lui avait accordée avec empressement. Il s’occupait de la corbeille et faisait venir de Londres des robes et des parures d’une richesse fabuleuse et d’un goût exorbitant. Les cachemires, choisis dans la gamme jonquille, écarlate et vert-pomme, eussent défié les investigations de M. Biétry. Ils avaient été rapportés de Lahore, cette métropole de châles, par sir Edwards lui-même, qui possédait une ou deux fermes dans les environs ; ils étaient faits avec le duvet de ses propres chèvres : l’âme de Feliciana nageait dans la joie la plus pure.

Militona, quoique bien heureuse aussi, n’était pas sans quelques appréhensions ; elle avait peur d’être déplacée dans le monde où son union avec Andrès allait la faire entrer. Chez elle une maîtresse de pension n’avait pas détruit l’ouvrage de Dieu, et l’éducation remplacé l’instinct ; elle avait le sentiment du bien, du beau, de toutes les poésies de l’art et de la nature, mais rien que le sentiment. Ses belles mains n’avaient jamais pétri l’ivoire du clavier ; elle ne lisait pas la musique, quoiqu’elle chantât d’une voix pure et juste ; ses connaissances littéraires se bornaient à quelques romances, et, si elle ne faisait pas de fautes en écrivant, il fallait en remercier la simplicité de l’orthographe espagnole.

« Oh ! se disait-elle, je ne veux pas qu’Andrès rougisse de moi. J’étudierai, j’apprendrai, je me rendrai digne de lui. Pour belle, il faut bien croire que je le suis, ses yeux me le disent ; et quant aux robes, j’en ai assez fait pour les savoir porter aussi bien que les grandes dames. Nous irons dans quelque retraite où nous resterons jusqu’à ce que la pauvre chrysalide ait eu le temps de déployer ses ailes et de se changer en papillon. Pourvu qu’ il ne m’arrive pas quelque malheur ! ce ciel trop bleu m’effraie. Et Juancho, qu’est-il devenu ? Ne fera-t-il pas encore quelque tentative insensée ?

— Oh ! pour cela, non, répondit la tia Aldonza à cette réflexion de Militona achevée à haute voix. Juancho est en prison, comme accusé de meurtre sur la personne de M. de Salcedo, et, vu les antécédents du gaillard, son affaire pourrait prendre mauvaise tournure.

— Pauvre Juancho ! je le plains maintenant. Si Andrès ne m’aimait pas, je serais si malheureuse ! »

Le procès de Juancho prenait une mauvaise tournure. Le fiscal présentait le combat nocturne sous forme de guet-apens et d’homicide n’ayant pas donné la mort par cause indépendante de la volonté de Juancho. La chose, ainsi considérée, devenait grave.

Heureusement Andrès, par les explications et le mouvement qu’il se donna, réduisit l’assassinat à un simple duel, à une arme autre, il est vrai, que celle employée par les gens du monde, mais qu’il pouvait accepter, puisqu’il en connaissait le maniement. La blessure, d’ailleurs, n’avait rien eu de grave ; il en était parfaitement rétabli, et, dans cette querelle, il avait eu, en quelque sorte, les premiers torts. Les résultats en avaient été trop heureux pour croire les avoir payés trop chers d’une égratignure.

Une accusation d’assassinat dont la victime se porte bien et plaide pour le meurtrier ne peut pas être soutenue longtemps, même par le fiscal le plus altéré de vindicte publique.

Ainsi Juancho fut-il relâché au bout de quelque temps, avec le regret de devoir sa liberté à l’homme qu’il haïssait le plus sur terre, et dont à aucun prix il n’eût voulu recevoir un service.

En sortant de prison, il dit d’un air sombre :

« Maintenant, me voilà misérablement lié par ce bienfait. Je suis un lâche et un infâme, ou désormais cet homme est sacré pour moi. Oh ! j’aurais préféré aller aux galères ; dans dix ans je serais revenu et je me serais vengé. »

A dater de ce jour, Juancho disparut. Quelques personnes prétendirent l’avoir vu galoper du côté de l’Andalousie sur son cheval noir. Le fait est qu’on ne le rencontra plus dans Madrid.

Militona respira plus à l’aise ; elle connaissait assez Juancho pour ne plus rien craindre de sa part.

Les deux mariages se firent en même temps et à la même église. Militona avait voulu faire elle-même sa robe de mariée : c’était son chef-d’œuvre ; on l’aurait dite taillée dans les feuilles d’un lis ; elle était si bien faite, que personne ne la remarqua.

Feliciana avait une toilette extravagante de richesse.

En sortant de l’église, tout le monde disait de Feliciana : « Quelle belle robe ! » et de Militona : « Quelle charmante personne ! »