Militona/11

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Militona (1847)
Hachette (p. 161--).


XI


Non loin de l’ancien couvent de Santo-Domingo, dans le quartier de l’Antequerula de Grenade, sur le penchant de la colline, s’élevait une maison d’une blancheur étincelante, qui brillait comme un bloc d’argent entre le vert foncé des arbres qui l’entouraient.

Par-dessus les murailles du jardin débordaient, comme d’une urne trop pleine, de folles guirlandes de vigne et de plantes grimpantes qui retombaient en larges nappes du côté de la rue.

À travers la grille de la porte on apercevait d’abord une espèce de péristyle, orné d’une mosaïque de cailloux de différentes couleurs, ensuite, une cour intérieure, un patio, pour nous servir de l’expression propre, d’une architecture évidemment moresque.

Ce patio était entouré de sveltes colonnes de marbre blanc d’un seul morceau, de la plus gracieuse proportion, dont les chapiteaux, d’un corinthien capricieux, portaient, entremêlées à leurs volutes, des inscriptions en lettres arabes fleuries, où brillaient encore quelques restes de dorure.

Sur ces chapiteaux retombaient des arcs évidés en cœur, pareils à ceux de l’Alhambra, qui formaient sur les quatre faces de la cour une galerie couverte.

Au milieu, dans un bassin bordé de vases de fleurs et de caisses d’arbustes, grésillait un mince jet d’eau qui couvrait de perles les feuilles lustrées, et semblait chuchoter, de sa voix de cristal, quelque amoureux secret à l’oreille des myrtes et des lauriers-roses.

Un tendido de toile plafonnait la cour et en faisait comme un salon extérieur où régnaient une ombre transparente et une fraîcheur délicieuse.

Au mur était accrochée une guitare, et sur un canapé de crin traînait un large chapeau de paille, orné de rubans verts.

Tout homme, en passant par cette rue et en jetant l’œil dans cet intérieur, quelque mauvais observateur qu’il fût, n’eût pu manquer de dire : « Là vivent des gens heureux. » Le bonheur illumine les maisons et leur donne une physionomie que n’ont pas les autres. Les murailles savent sourire et pleurer ; elles s’amusent ou elles s’ennuient ; elles sont revêches ou hospitalières, selon le caractère de l’habitant qui leur sert d’âme : celles-ci ne pouvaient être animées que par de jeunes amants ou de nouveaux époux.

Puisque la grille n’est pas fermée, poussons-la et pénétrons dans l’intérieur.

Au fond du patio, une autre porte, ouverte aussi, nous donnera entrée dans un jardin qui n’est ni français ni anglais, et dont le type n’existe qu’à Grenade ; une vraie forêt vierge de myrtes, d’orangers, de grenadiers, de lauriers-roses, de jasmins d’Espagne, de pistachiers, de sycomores, de térébinthes, dominée par quelque cyprès séculaire s’élevant silencieusement dans le bleu du ciel, comme une pensée de mélancolie au milieu de la joie.

A travers ces fouillis de fleurs et de parfums s’élançaient en fusées d’argent les eaux du Darro, amenées du sommet de la montagne par les merveilleux travaux hydrauliques des Arabes.

Des plantes rares s’épanouissaient en gerbe dans de vieux vases moresques, aux ailes découpées à jour, au galbe plein de sveltesse, historiées de versets du Coran.

Mais ce qu’il y avait de plus remarquable était une allée de lauriers aux troncs polis, aux feuilles métalliques, le long de laquelle régnaient deux bancs à dossiers et à sièges de marbre, et couraient deux ruisseaux d’une eau diamantée dans une rigole d’albâtre.

Au bout de cette allée, sur le pavé de laquelle le prodigue soleil de l’Andalousie pouvait à peine jeter quelques ducats d’or à travers le réseau serré des feuilles, s’élevait un petit bâtiment de forme élégante, une espèce de pavillon de ceux qu’on appelle à Grenade tocador ou mirador, et d’où l’on jouit d’une vue étendue et pittoresque.

L’intérieur du mirador était un bijou de ciselure moresque. La voûte, de celles que les Espagnols désignent sous le nom de media-naranja (demi-orange), offrait une si prodigieuse complication d’arabesques et d’ornements, qu’elle semblait plutôt un madrépore ou un gâteau d’abeilles que l’œuvre de la patience humaine ; les grottes à cristallisations offrent seules cette abondance de stalactites sculptés.

Au fond, dans le cadre de marbre de la fenêtre, qui s’ouvrait sur un abîme, étincelait le plus splendide tableau qu’il soit donné à l’œil humain de contempler.

Sur les premiers plans, à travers un bois de lauriers énormes, parmi des rochers de marbre et de porphyre, le Genil accourait, par sauts et par bonds, de la Sierra, et se dépêchait d’aller retrouver Grenade et le Darro ; plus loin s’étendait la riche Vega avec sa végétation opulente, et tout au fond, mais si près qu’il semblait qu’on pût les toucher, s’élevaient les montagnes de la Sierra-Nevada.

Dans ce moment, le soleil se couchait et teignait les cimes neigeuses d’un rose à qui rien ne peut se comparer : un rose tendre et frais, lumineux et vivant, un rose idéal, divin, d’une nuance introuvable ailleurs qu’au paradis ou à Grenade ; un rose de vierge écoutant pour la première fois un aveu d’amour.

Un jeune homme et une jeune femme, appuyés l’un près de l’autre au balcon, admiraient ensemble ce sublime spectacle : le bras du jeune homme reposait sur la taille de la jeune femme, avec le chaste abandon de l’amour partagé.

Après quelques minutes de contemplation silencieuse, la jeune femme se releva et fit voir un visage charmant, qui n’était autre, comme nos lecteurs l’ont sans doute deviné, que celui de Mme Andrès de Salcedo, ou Militona, si ce nom, sous lequel ils l’ont connue plus longtemps, leur plaît davantage.

Il n’est pas besoin de dire que ce jeune homme était Andrès.

Aussitôt le mariage conclu, Andrès et sa femme étaient partis pour Grenade, où il possédait une maison venant d’héritage d’un de ses oncles. Feliciana avait suivi sir Edwards à Londres. Chaque couple cédait ainsi à son instinct : le premier cherchait le soleil et la poésie, le second la civilisation et le brouillard.

Ainsi qu’elle l’avait dit, Militona n’avait pas voulu entrer tout de suite dans le monde, où son union avec Andrès lui donnait droit de tenir un rang ; elle aurait craint de faire rougir Andrès par quelque charmante ignorance ; et dans cette heureuse retraite elle était venue oublier les étonnements naïfs de la pauvreté.

Elle avait gagné singulièrement au physique et au moral. Sa beauté, qu’on aurait pu croire parfaite, avait augmenté. Quelquefois, dans l’atelier d’un grand sculpteur, on voit une statue admirable qui vous semble finie, mais l’artiste trouve encore moyen d’ajouter de nouvelles perfections à ce que l’on croyait achevé.

Il en était ainsi de la beauté de Militona ; le bonheur lui avait donné le suprême poli ; mille détails charmants étaient devenus d’une délicatesse exquise par les recherches et les soins que permet la fortune. Ses mains, d’une forme si pure, avaient blanchi ; les quelques maigreurs causées par le travail et le souci du lendemain s’étaient comblées. Les lignes de son beau corps ondulaient plus moelleuses, avec la sécurité de la femme et de la femme riche. Son heureuse nature s’épanouissait en toute liberté et jetait ses fleurs, ses parfums et ses fruits ; son esprit vierge recevait toutes les notions et se les assimilait avec une facilité extrême. Andrès jouissait du plaisir de voir naître, pour ainsi dire, dans la femme qu’il aimait, une femme supérieure à la première.

Au lieu du désenchantement de la possession, il trouvait chaque jour en Mme de Salcedo une qualité nouvelle, un charme inconnu, et s’applaudissait d’avoir eu le courage de faire ce que le monde appelle une sottise, c’est-à-dire d’épouser, étant riche, une jeune fille sage, admirablement belle et passionnément amoureuse de lui.

Ne devrait-ce pas être pour les gens qui ont de la fortune une espèce de devoir de retirer de l’ombre et de la misère les belles filles vertueuses, les reines de beauté sans royaume, et de les faire monter sur le trône d’or qui leur est dû ?

Rien ne manquait à la félicité d’Andrès et de Militona. Seulement elle pensait quelquefois au pauvre Juancho, dont personne n’avait plus entendu parler ; elle aurait bien voulu que son bonheur ne fît le désespoir de personne, et l’idée des souffrances éprouvées par ce malheureux la troublait au milieu de sa joie : « Il m’aura sans doute oubliée, se disait-elle comme pour s’étourdir ; il sera allé dans quelque pays étranger, loin, bien loin. »

Juancho avait-il, en effet, oublié Militona ? La chose est douteuse. Il n’était pas si loin que le pensait la jeune femme ; car, au moment où elle s’abandonnait à cette pensée, si elle eût regardé à la crête du mur, du côté du précipice, elle eût vu, à travers le feuillage, scintiller une prunelle fixe, phosphorescente comme celle d’un tigre, qu’elle eût reconnue à son éclat.

« Veux-tu venir faire notre promenade au Generalife ? dit Andrès à Mme de Salcedo, respirer les parfums amers des lauriers-roses et entendre miauler les paons sur les cyprès de Zoraïde et de Chaîne-des-Cœurs ?

— Il fait encore bien chaud, mon ami, et je ne suis pas habillée, répondit la jeune femme.

— Comment ! tu es charmante avec ta robe blanche, ton bracelet de corail, et la fleur de grenade qui éclate à ton oreille. Jette une mantille là-dessus, et les rois maures seront capables de ressusciter, quand tu traverseras l’Alhambra. »

Militona sourit, ajusta les plis de sa mantille, prit son éventail, cet inséparable compagnon de la femme espagnole, et les deux époux se dirigèrent du côté du Generalife, situé, comme chacun sait, sur une éminence reliée à celle que couronnent les tours rouges de l’Alhambra par un ravin, le plus pittoresque qui soit au monde, et où serpente un sentier bordé d’une végétation luxuriante dans lequel nous devancerons de quelques pas M. et Mme de Salcedo, qui s’avancent lentement sous la voûte de feuillage en se tenant par le bout de la main et en balançant leurs bras comme des enfants joueurs.

Derrière le tronc de ce figuier, dont les feuilles vertes et sombres font comme une nuit sur le sentier qui s’étrangle, est-ce une erreur ? il nous semble avoir vu luire comme le canon d’une arme à feu, comme l’éclair de cuivre d’un tromblon qui s’abaisse.

Un homme est couché à plat ventre dans les lentisques et les azeroliers, comme un jaguar à l’affût de sa proie et qui mesure en pensée le saut qu’il doit faire pour lui tomber sur les épaules : c’est Juancho, qui vit depuis deux mois à Grenade, caché dans les tanières de Troglodytes des Gitanos, creusées le long des escarpements de Monte-Sagrado, où sont les caves des martyrs. Ces deux mois l’ont vieilli de dix ans ; il a le teint noir, les joues creuses, les yeux ardents, comme un homme que dévore une pensée unique : cette pensée est celle de tuer Militona !

Vingt fois déjà, car il rôde sans cesse autour d’elle, invisible et méconnaissable, épiant l’occasion, il aurait pu mettre à exécution son projet ; mais toujours au moment le cœur lui avait manqué.

En venant à son embuscade, car il avait remarqué que tous les jours, à peu près à la même heure, Andrès et Militona passaient par ce chemin, il s’était juré par les serments les plus formidables d’accomplir sa funeste résolution et d’en finir une fois pour toutes.

Il était donc là, son arme chargée à côté de lui, épiant, écoutant les bruits de pas dans le lointain, se disant pour raison suprême et dernier encouragement au meurtre :

« Elle a tué mon âme, je puis bien tuer son corps ! »

Un son de voix rieuses et claires se fit entendre au bout du sentier.

Juancho tressaillit et devint livide ; puis il arma le chien du tromblon.

« N’est-ce pas, disait Militona à son mari, on dirait le sentier qui mène au paradis terrestre ; ce ne sont que fleurs et parfums, chants d’oiseaux et rayons... Avec un chemin pareil, on serait fâché d’arriver même au plus bel endroit ! »

Elle était, en disant ces mots, parvenue près du figuier fatal.

« Qu’il fait bon, qu’il fait frais ici ! Je me sens toute légère, toute heureuse. »

La gueule du tromblon invisible était orientée parfaitement dans la direction de sa tête, qui n’avais jamais été plus rose et plus souriante.

« Allons, pas de faiblesse, murmura Juancho en mettant le doigt sur la gâchette de la détente. Elle est heureuse, elle vient de le dire, jamais moment ne fut plus favorable. Qu’elle meure sur cette phrase ! »

C’en était fait de Militona : la bouche du tromblon, caché par le feuillage, touchait presque à son oreille ; une seconde de plus, et cette tête charmante allait voler en éclats, et toute cette beauté ne former qu’un mélange de sang, de chair et d’os broyés.

Au moment de briser son idole, le cœur de Juancho se gonfla ; un nuage passa sur ses yeux ; cette hésitation ne dura que l’espace d’un éclair, mais elle sauva Mme de Salcedo, qui ne sut jamais quel péril elle avait couru et qui acheva sa promenade au Generalife avec la plus parfaite tranquillité d’esprit.

« Allons, décidément, je suis un lâche, dit Juancho en s’enfuyant à travers les broussailles ; je n’ai de courage que contre les taureaux et les hommes. »

Quelque temps après, la renommée se répandit d’un torero qui faisait des prodiges d’adresse et de valeur ; jamais on n’avait vu une témérité pareille : il disait venir d’Amérique, de Lima, et en ce moment donnait des représentations à Puerto de Santa Maria.

Andrès, qui se trouvait avec sa femme à Cadix, où il avait été dire adieu à un ami en partance pour Manille, eut le désir, bien naturel pour un aficionado comme lui, d’aller voir ce héros tauromachique ; Militona, quoique douce et sensible, n’était pas femme à refuser une semblable proposition, et tous deux descendirent sur la jetée, afin de prendre le bateau à vapeur qui fait la traversée de Cadix à Puerto, ou, à son défaut, une de ces petites barques qui ont un œil ouvert, peint de chaque côté de leur taille-mer, ce qui donne à leur proue une apparence de visage humain des plus singulières.

Il régnait sur le port une activité et un mouvement extraordinaires ; les patrons des barques s’arrachaient les pratiques et passaient alternativement des flatteries aux menaces ; les cris, les jurons, les quolibets croisaient leurs feux roulants, et, de minute en minute, un esquif, livrant au vent sa voile latine, était emporté comme une plume de cygne sur le bleu cristal de la rade.

Andrès et Militona prirent place à la poupe de l’une d’elles, dont le patron fredonnait gaiement, en tendant le coude à la jeune femme pour la faire monter à son bord, le vers de la chanson des taureaux de Puerto.


Levez un peu ce petit pied !


Cadix présente un aspect admirable du côté de la mer, et mérite tout à fait les éloges que Byron lui adresse dans ses strophes. On dirait une ville d’argent posée entre deux coupoles de saphir : c’est la patrie des belles femmes, et ce n’est pas faire un médiocre éloge de Militona que de dire qu’ elle y était regardée et suivie sur l’Alameda de plusieurs attentifs.

Aussi, c’est qu’elle était adorable avec sa mantille de dentelles blanches, sa rose dans les cheveux, son mouchoir de col assujetti aux épaulettes par deux camées, son corsage garni de passementeries et de franges aux poignets et aux entournures, sa jupe aux larges volants, ses bas à jour plus minces que des toiles d’araignées, enfermant une jambe faite au tour, ses jolis souliers de satin chaussant le pied le plus mignon du monde et dont on eût pu dire, comme dans la chanson espagnole : « Si la jambe est une réalité, le pied est une illusion. »

En changeant de fortune, Militona avait conservé son amour pour les modes et les usages espagnols ; elle ne s’était faite ni Française ni Anglaise, et, quoiqu’elle pût avoir des chapeaux aussi jaune soufre que qui que ce soit dans la Péninsule, elle n’abusait pas de cette facilité. Le costume que nous venons de décrire montre qu’elle s’inquiétait assez peu des modes de Paris.

Cette population vêtue de couleurs brillantes, car le noir n’a pas encore envahi tout à fait l’Andalousie, qui fourmillait sur la place ou s’attablait à l’auberge de Vista-Alegre et dans les cabarets voisins en attendant la course, formait un spectacle des plus gais et des plus animés.

Aux mantilles se mêlaient ces beaux châles écarlates et posés sur la tête, qui encadrent si bien les visages d’une pâleur mate des femmes de Puerto de Santa Maria et de Xérès de la Frontera. Les majos, laissant pendre un mouchoir de chacune des poches de devant de leur veste, se dandinaient et prenaient des poses en s’appuyant sur leur vara, espèce de canne bifurquée, ou s’adressaient des andaluçades dans leur patois désossé et presque entièrement composé de voyelles.

L’heure de la course approchait, et chacun se dirigeait du côté de la place en racontant des merveilles du torero, qui, s’il continuait et n’était pas embroché subitement tout vif, ne tarderait pas à dépasser Montés lui-même, car il avait certainement tous les diables au corps.

Andrès et Militona s’assirent dans leur loge et la course commença.

Ce fameux torero était vêtu de noir ; sa veste, toute garnie de jais et d’ornements de soie, avait une richesse sombre en harmonie avec la physionomie farouche et presque sinistre de celui qui la portait ; une ceinture jaune tournait autour de ses flancs maigres ; dans cette charpente, il n’y avait que des muscles et des os.

Sa figure brune était coupée de deux ou trois rides tracées plutôt par l’ongle tranchant d’un souci que par le soc des années ; car, bien que la jeunesse eût disparu de ce masque, l’âge mûr n’y avait pas mis son empreinte.

Ce visage, cette tournure ne semblaient pas inconnus à Andrès ; mais cependant il ne pouvait démêler ses souvenirs.

Militona n’avait pas hésité un seul instant. Malgré son peu de ressemblance avec lui-même, elle avait tout de suite reconnu Juancho !

Ce profond changement opéré en si peu de temps l’effraya, en lui montrant quelle passion terrible était celle qui avait ravagé à ce point cet homme de bronze et d’acier.

Elle ouvrit précipitamment son éventail pour cacher sa figure et se jeter en arrière en disant à Andrès d’une voix brève : « C’est Juancho. »

Mais elle s’était reculée trop tard ; le torero l’avait vue ; il lui fit de la main comme une espèce de salut.

« Tiens, c’est Juancho, reprit Andrès ; le pauvre diable est bien changé, il a vieilli de dix ans. Ah ! c’est lui qui est la nouvelle épée dont on parle tant : il a repris le métier.

— Mon ami, allons-nous-en, dit Militona à son mari ; je ne sais pourquoi je me sens toute troublée ; il me semble qu’il va se passer quelque chose de terrible.

— Que veux-tu qu’il arrive, répondit Andrès, si ce n’est les chutes de picadores et les éventrements de chevaux obligatoires ?

— Je crains que Juancho ne fasse quelque extravagance, ne se laisse aller à quelque acte de fureur.

— Tu as toujours ce méchant coup de navaja sur le cœur. Si tu savais le latin, et heureusement tu l’ignores, je te dirais que cela ne peut arriver, d’après la loi, non bis in idem. D’ailleurs, ce brave garçon a dû avoir le temps de se calmer. »

Juancho fit des prodiges ; il agissait comme s’il eût été invulnérable à la façon d’Achille ou de Roland ; il prenait les taureaux par la queue et les faisait valser ; il leur posait le pied entre les cornes et les franchissait d’un saut ; il leur arrachait les devises, se plantait droit devant eux, et se livrait avec une audace sans exemple aux plus dangereux manèges de cape.

Le peuple enthousiasmé applaudissait avec frénésie et disait qu’on n’avait jamais vu course pareille depuis le Cid Campeador.

La quadrille des toreros, électrisés par l’exemple, semblait ne plus connaître aucun péril. Les picadores s’avançaient jusqu’au milieu de la place ; les banderilleros posaient leurs flèches entourées de découpures de papier, sans en manquer une. Juancho secondait tout le monde à temps, savait distraire la bête farouche et l’attirer sur lui. Le pied avait glissé à un chulo, et le taureau allait lui ouvrir le ventre, si Juancho ne l’avait fait reculer au péril de sa vie.

Toutes les estocades qu’il donnait étaient portées de haut en bas entre les épaules de la bête, entrées jusqu’à la garde, et les taureaux tombaient foudroyés à ses pieds, sans que le cachetero ait eu besoin de venir terminer leur agonie avec son poignard.


« Tudieu, disait Andrès, Montès, le Chiclanero, Arjona, Labi et les autres n’ont qu’à se bien tenir ; Juancho les dépassera tous, si ce n’est déjà fait. »

Mais une semblable fête ne devait pas se renouveler ; Juancho atteignit cette fois aux plus hautes sublimités de l’art ; il fit des prodiges qu’on ne reverra plus. Militona elle-même ne put s’empêcher de l’applaudir ; Andrès trépignait ; le délire était au comble, des exclamations frénétiques saluaient chaque mouvement de Juancho.

On lâcha le sixième taureau.

Alors il se passa une chose extraordinaire, inouïe ; Juancho, après avoir manégé supérieurement le taureau et fait des passes de muleta inimitables, prit son épée, et au lieu de l’enfoncer dans le col de l’animal, comme on s’y attendait, la jeta en l’air avec tant de force qu’elle fut se planter dans la terre en pirouettant à vingt pas de lui.

« Que va-t-il faire ? s’écria-t-on de toutes parts. Ce n’est pas du courage, c’est de la folie ! quelle nouvelle invention est-ce là ? Va-t-il tuer le taureau en lui donnant une croquignole sur le nez ?... »

Juancho lança sur la loge où se trouvait Militona un regard ineffable où se fondaient tout son amour et toutes ses souffrances, et resta immobile devant le taureau.

L’animal baissa la tête. La corne entra tout entière dans la poitrine de l’homme et en sortit rouge jusqu’à la racine.

Un colossal cri d’horreur, composé de dix mille voix, monta vers le ciel.

Militona se renversa sur sa chaise, pâle comme une morte. Pendant cette minute suprême elle avait aimé Juancho.





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