Militona/5

La bibliothèque libre.
Militona (1847)
Hachette (p. 77-87).


V


Juancho s’était éloigné, à la voix du garde de nuit, sans s’assurer si Andrès était mort ou seulement blessé : il croyait l’avoir tué, tant il était sûr de ce coup pour ainsi dire infaillible. La lutte avait été loyale, et il ne se sentait aucun remords : le sombre plaisir d’être débarrassé de son rival dominait chez lui toute autre considération.

L’anxiété de Militona pendant cette lutte, dont le bruit sourd l’avait attirée à la fenêtre, ne saurait se peindre : elle voulait crier, mais sa langue s’attachait à son palais, la terreur lui serrait la gorge de sa main de fer ; chancelante, éperdue, à demi folle, elle descendit l’escalier au hasard, ou plutôt elle se laissa glisser sur la rampe comme un corps inerte. Elle arriva juste au moment où Andrès tombait et repoussait par sa chute le battant mal clos de la porte.

Heureusement Juancho ne vit pas le mouvement plein de désespoir et de passion avec lequel la jeune fille s’était précipitée sur le corps d’Andrès ; car, au lieu d’un meurtre, il en aurait commis deux.

Elle mit la main sur le cœur d’Andrès et crut sentir qu’il battait faiblement ; le sereno passait, répétant son refrain monotone ; Militona l’appela à son secours. L’honnête gallego accourut, et mettant sa lanterne au visage du blessé, il dit : « Eh ! tiens, c’est le jeune homme à qui j’ai prêté mon fanal pour lire une lettre », et il se pencha pour reconnaître s’il était mort ou vivant.

Ce sereno aux traits fortement caractérisés, à la physionomie rude, mais bonne ; cette jeune fille, d’une blancheur de cire et dont les sourcils noirs faisaient encore ressortir la mortelle pâleur ; ce corps inanimé, dont elle soutenait la tête sur ses genoux, formaient un groupe à tenter la brosse de Rembrandt. La lumière jaune de la lanterne frappait ces trois figures de reflets bizarres, et formait au centre de la scène cette étoile scintillante que le peintre hollandais aime à faire briller dans ses rousses ténèbres ; mais peut-être aurait-il fallu un pinceau plus pur et plus correct que le sien pour rendre la suprême beauté de Militona, qui semblait une statue de la Douleur agenouillée près d’un tombeau.

« Il respire, dit le sereno après quelques minutes d’examen ; voyons sa blessure. » Et il écarta les habits d’Andrès toujours évanoui. « Ah ! voilà un fier coup, s’écria-t-il avec une sorte d’étonnement respectueux, porté de bas en haut, selon toutes les règles : c’est bien travaillé. Si je ne me trompe, ce doit être l’ouvrage d’une main sévillane. Je me connais en coups de couteau ; j’en ai vu tant ! Mais qu’allons-nous faire de ce jeune homme ? il n’est pas transportable, et d’ailleurs, où le porterions-nous ? Il ne peut pas nous dire son adresse.

— Montons-le chez moi, dit Militona ; puisque je suis venue la première à son secours… il m’appartient. »

Le sereno appela, en poussant le cri de ralliement, un confrère à son aide, et tous deux se mirent à gravir avec précaution le rude escalier. Militona les suivait, soutenant le corps de sa petite main, et tâchant d’épargner les secousses au pauvre blessé, qui fut posé doucement sur le petit lit virginal, à la couverture de mousseline dentelée.

L’un des serenos alla chercher un chirurgien, et l’autre, pendant que Militona déchirait quelque linge pour faire des bandelettes et de la charpie, tâtait les poches d’Andrès pour voir s’il ne s’y trouvait pas quelque carte ou quelque lettre qui pût servir à constater son identité. Il ne trouva rien. Le chiffon de papier sur lequel Militona prévenait Andrès du danger qu’il courait était tombé de sa poche pendant la lutte, et le vent l’avait emporté bien loin ; ainsi, jusqu’au retour du blessé à la vie, nulle indication ne pouvait mettre la police sur la voie.

Militona raconta qu’elle avait entendu le bruit d’une querelle, puis un homme tomber, et ne dit pas autre chose. Bien qu’elle n’aimât pas Juancho, elle ne l’aurait pas dénoncé pour un crime dont elle était la cause involontaire. Les violences du torero, quoiqu’elles l’effrayassent, prouvaient une passion sans bornes, et, même lorsqu’on ne la partage pas, on est toujours secrètement flatté de l’inspirer.

Enfin le chirurgien arriva et visita la blessure, qui n’avait rien de très grave : la lame du couteau avait glissé sur une côte. La force du coup et la rudesse de la chute, jointes à la perte de sang, avaient étourdi Andrès, qui revint à lui dès que la sonde toucha les bords de la plaie. Le premier objet qu’il aperçut en ouvrant les yeux, ce fut Militona, qui tendait une bandelette au chirurgien. La tia Aldonza, accourue au bruit, se tenait debout de l’autre côté du chevet et marmottait à demi-voix des phrases de condoléance.

Le chirurgien, ayant achevé le pansement, se retira et dit qu’il reviendrait le lendemain.

Andrès, dont les idées commençaient à se débrouiller, promenait un regard encore vague sur ce qui l’entourait ; il s’étonnait de se trouver dans cette chambre blanche, sur ce chaste petit lit, entre un ange et une sorcière ; son évanouissement formait une lacune dans ses souvenirs, et il ne s’expliquait pas la transition qui l’avait amené de la rue, où tout à l’heure il se défendait contre la navaja de Juancho, dans le frais paradis habité par Militona.

« Je t’avais bien dit que Juancho ferait quelque malheur. Quel regard furieux il nous lançait ! ça ne pouvait manquer. Nous voilà dans de beaux draps ! Et quand il apprendra que tu as recueilli ce jeune homme dans ta chambre !

— Pouvais-je le laisser mourir sur ma porte, répondit Militona, moi qui suis cause de son malheur ? Et, d’ailleurs, Juancho ne dira rien ; il aura fort à faire pour échapper au châtiment qu’il mérite.

— Ah ! voilà le malade qui revient à lui, fit la vieille ; regarde, ses yeux s’entr’ouvrent, un peu de couleur reparaît aux joues.

— N’essayez pas de parler, le chirurgien l’a défendu », dit la jeune fille en voyant qu’Andrès essayait de balbutier quelques mots ; et, avec ce petit air d’autorité que prennent les gardes-malades, elle posa sa main sur les lèvres pâles du jeune homme.

Quand l’aurore, saluée par le chant de la caille et du grillon, fit pénétrer sa lueur rose dans la chambrette, elle éclaira un tableau qui eût fait rugir Juancho de colère : Militona, qui avait veillé jusqu’au matin au chevet du lit du blessé, brisée par la fatigue et les émotions de la nuit, s’était endormie, et sa tête flottante de sommeil avait cherché, à son insu, un point d’appui au coin de l’oreiller sur lequel reposait Andrès. Ses beaux cheveux s’étaient dénoués et se répandaient en noires ondes sur la blancheur des draps, et Andrès, qui ne dormait pas, en enroulait une boucle autour de ses doigts.

Il est vrai que la blessure du jeune homme et la présence de la tia Aldonza, qui ronflait à l’autre bout de la chambre à faire envie à la pédale de l’orgue de Notre-Dame de Séville, empêchaient toute mauvaise interprétation.

Si Juancho avait pu se douter qu’au lieu de tuer son rival il lui avait procuré un moyen d’entrer chez Militona, d’être déposé sur ce lit, qu’il ne regardait qu’avec des frissons et des pâleurs, lui, l’homme au cœur d’acier et au bras de fer, de passer la nuit dans cette chambre où il était à peine admis le jour et devant laquelle il errait à travers l’ombre, irrité et grondant, il se serait roulé par terre de rage, et déchiré la poitrine avec ses ongles.

Andrès, qui cherchait à se rapprocher de Militona, n’avait pas pensé à ce moyen dans tous ses stratagèmes.

La jeune fille se réveilla, renoua ses cheveux toute honteuse, et demanda au malade comment il se trouvait :

« Bien », répondit celui-ci en attachant sur la belle enfant un regard plein d’amour et de reconnaissance.

Les domestiques d’Andrès, voyant qu’il n’était pas rentré, crurent qu’il avait fait quelque souper joyeux ou qu’il était allé à la campagne, et ne s’inquiétèrent pas autrement.

Feliciana attendit vainement la visite accoutumée. Andrès ne parut pas. Le piano en souffrit. Feliciana, contrariée de cette absence, frappait les touches avec des mouvements saccadés et nerveux ; car en Espagne, ne pas aller voir sa novia à l’heure dite est une faute grave qui vous fait appeler ingrat et perfide. Ce n’est pas que Feliciana fût éprise bien violemment de don Andrès ; la passion n’était pas dans sa nature et lui eût paru une chose inconvenante : mais elle avait l’habitude de le voir et, à titre de future épouse, le regardait déjà comme sa propriété. Elle alla vingt fois du piano au balcon, et contrairement à la mode anglaise, qui ne veut pas qu’une femme regarde par la fenêtre, elle se pencha dans la rue pour voir si don Andrès n’arrivait pas.

« Je le verrai sans doute au Prado ce soir, se dit Feliciana par manière de consolation, et je lui ferai une verte semonce. »

Le Prado, à sept heures du soir, en été, est assurément une des plus belles promenades du monde : non qu’on ne puisse trouver ailleurs des ombrages plus frais, un site plus pittoresque, mais nulle part il n’existe une animation plus vive, un mouvement plus gai de la population.

Le Prado s’étend de la porte des Récollets à la porte d’Atocha, mais il n’est guère fréquenté que dans la portion comprise entre la rue d’Alcala et la rue de San-Geronimo. Cet endroit s’appelle le Salon, nom assez peu champêtre pour une promenade. Des rangées d’arbres trapus, qu’on écime pour forcer le feuillage à s’étendre, versent une ombre avare sur les promeneurs.

La chaussée réservée aux voitures est bordée de chaises comme le boulevard de Gand, et de candélabres dans le goût de ceux de la place de la Concorde, qui ont remplacé les jolies potences de fer à volutes élégamment enroulées qui naguère encore supportaient les lanternes.

Sur cette chaussée se pavanent les voitures de Londres et de Bruxelles, les tilburys, les calèches, les landaus aux portières armoriées, et quelquefois aussi le vieux carrosse espagnol traîné par quatre mules rebondies et luisantes.

Les élégants se penchent sur leurs trotteurs anglais ou font piaffer leurs jolis chevaux andalous à la crinière nattée de rouge, au col arrondi en gorge de pigeon, aux mouvements onduleux comme les hanches d’une danseuse arabe. De temps en temps passe au galop un magnifique barbe de Cordoue noir comme l’ébène et digne de manger de l’orge mondé dans une auge d’albâtre aux écuries des califes, ou quelque prodige de beauté, une vierge de Murillo détachée de son cadre et trônant dans sa voiture avec un chapeau de Beaudrand pour auréole.

Dans le Salon proprement dit fourmille une foule incessamment renouvelée, une rivière vivante avec des courants en sens contraires, des remous et des tourbillons, qui se meut entre des quais de gens assis.

Les mantilles de dentelles blanches ou noires encadrent de leurs plis légers les plus célestes visages qu’on puisse voir. La laideur est un accident rare. Au Prado les laides ne sont que jolies ; les éventails s’ouvrent et se ferment avec un sifflement rapide, et les agurs (bonjours) jetés au passage sont accompagnés de gracieux sourires ou de petits signes de main ; c’est comme le foyer de l’Opéra au carnaval, comme un bal masqué à visage découvert.

De l’autre côté, sous les allées qui longent le parc d’artillerie et le Musée de peinture, à peine flânent quelques fumeurs misanthropiques qui préfèrent à la chaleur et au tumulte de la foule la fraîcheur et la rêverie du soir.

Feliciana, qui se promenait en voiture découverte à côté de don Geronimo, son père, cherchait vainement des yeux son fiancé parmi les groupes de jeunes cavaliers ; il ne vint pas, selon son habitude, caracoler près de la voiture. Et les observateurs s’étonnèrent de voir la calèche de doña Feliciana Vasquez de los Rios faire quatre fois la longueur de la chaussée sans son escorte ordinaire.

Au bout de quelque temps, Feliciana, ne voyant pas Andrès à l’état équestre, pensa qu’il se promenait peut-être pédestrement dans le Salon, et dit à son père qu’elle avait envie de marcher.

Trois ou quatre tours faits dans le Salon et l’allée latérale la convainquirent de l’absence d’Andrès.

Un jeune Anglais recommandé à don Geronimo vint le saluer et commença une de ces conversations laborieuses que les habitants de la Grande-Bretagne ont seuls la persévérance de poursuivre, avec les gloussements et les intonations les plus bizarres, à travers les langues qu’ils ne savent pas.

Feliciana, qui entendait assez couramment le Vicaire de Wakefield, venait au secours du jeune insulaire avec une obligeance charmante, et prodiguait les plus doux sourires à ses affreux piaulements. Au théâtre del Circo, où ils se rendirent ensuite, elle lui expliqua le ballet et lui fit la nomenclature des loges… Andrès ne se montra pas encore.

En rentrant, Feliciana dit à son père :

« On n’a pas vu Andrès aujourd’hui.

— C’est vrai, dit Geronimo, je vais envoyer chez lui. Il faut qu’il soit malade. »

Le domestique revint au bout d’une demi-heure et dit :

« M. Andrès de Salcedo n’a pas paru chez lui depuis hier. »