Militona/6

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Militona (1847)
Hachette (p. 87-106).


VI


Le lendemain se passa sans apporter de nouvelles d’Andrès. On alla chez tous ses amis. Personne ne l’avait vu depuis deux jours.

Cela commençait à devenir étrange. On supposa quelque voyage subit pour affaire d’importance. Les domestiques, interrogés par don Geronimo, répondirent que leur jeune maître était sorti l’avant-veille, à six heures du soir, après avoir dîné comme à l’ordinaire, sans avoir fait aucun préparatif, ni rien dit qui pût faire soupçonner un départ. Il était habillé d’une redingote noire, d’un gilet jaune de piqué anglais, et d’un pantalon blanc, comme pour aller au Prado.

Don Geronimo, fort perplexe, dit qu’il fallait visiter la chambre d’Andrès pour voir s’il n’avait pas laissé sur quelque meuble une lettre explicative de sa disparition.

Il n’y avait chez Andrès d’autre papier que du papier à cigarettes.

Comment justifier cette absence incompréhensible ?

Par un suicide ?

Andrès n’avait ni chagrins d’amour, ni chagrins d’argent, puisqu’il devait épouser bientôt celle qu’il aimait, et jouissait de cent mille réaux de rente parfaitement assurés. D’ailleurs, comment se noyer au mois de juin dans le Manzanares, à moins d’y creuser un puits ?

Par un guet-apens ?

Andrès n’avait pas d’ennemis ou du moins on ne lui en connaissait pas. Sa douceur et sa modération écartaient l’idée d’un duel ou d’une rixe où il aurait succombé ; ensuite l’événement eût été connu, et, mort ou vivant, Andrès eût été rapporté chez lui.

Il y avait donc là-dessous quelque mystère que la police seule pouvait éclaircir.

Geronimo, avec la naïveté des honnêtes gens, croyait à l’omniscience et à l’infaillibilité de la police ; il eut recours à elle.

La police, personnifiée par l’alcade du quartier, mit ses lunettes sur son nez, consulta ses registres, et n’y trouva rien, à dater du soir de la disparition d’Andrès, qui pût se rapporter à lui. La nuit avait été des plus calmes dans la très noble et très héroïque cité de Madrid : sauf quelques vols avec effraction ou escalade, quelque tapage dans les mauvais lieux, quelques rixes d’ivrognes dans les cabarets, tout avait été le mieux du monde.

« Il y a bien, dit le grave magistrat avant de refermer son livre, un petit cas de tentative de meurtre aux environs de la place de Lavapiès.

— Oh ! monsieur, répondit Geronimo déjà tout alarmé, pouvez-vous me donner quelques détails ?

— Quels vêtements portait don Andrès de Salcedo la dernière fois qu’il est sorti de chez lui ? demanda l’officier de police avec un air de réflexion profonde.

— Une redingote noire, répondit Geronimo plein d’anxiété.

— Pourriez-vous affirmer, continua l’alcade, qu’elle fût précisément noire, et non pas tête de nègre, vert-bronze, solitaire, ou marron par exemple ? la nuance est très importante.

— Elle était noire, j’en suis sûr, je l’affirmerais sur l’honneur. Oui, devant Dieu et les hommes, la redingote de mon gendre futur était de cette couleur… distinguée, comme dit ma fille Feliciana.

— Vos réponses dénotent une éducation soignée, ajouta le magistrat en manière de parenthèse. Ainsi, vous êtes sûr que la redingote était noire ?

— Oui, digne magistrat, noire ; telle est ma conviction, et personne ne m’en fera changer.

— La victime portait une veste ronde, dite marseillaise et de couleur de tabac d’Espagne. À la rigueur, la nuit, une redingote noire pourrait passer pour une veste brune, se disait le magistrat paraissant se consulter lui-même. Don Geronimo, vos souvenirs vont-ils jusqu’à se rappeler le gilet que don Andrès avait ce soir-là ?

— Un gilet de piqué anglais jaune.

— Le blessé portait un gilet bleu à boutons de filigrane ; le jaune et le bleu n’ont pas beaucoup de rapport ; cela ne concorde pas très bien. Et le pantalon, monsieur, s’il vous plaît ?

— Blanc, monsieur, de coutil de fil, à sous-pied, ajusté sur la botte. Je tiens ces détails du valet de chambre qui a aidé Andrès dans sa toilette le jour fatal.

— Le procès-verbal marque pantalon large de drap gris, souliers blancs de peau de veau. Ce n’est pas cela. Ce costume est celui d’un majo, d’un petit-maître de la classe du peuple qui aura reçu ce mauvais coup à la suite de quelque bataille en l’honneur d’une donzelle en jupon court. Malgré toute la bonne volonté du monde, nous ne saurions reconnaître M. de Salcedo dans ce personnage. Voici, du reste, le signalement du blessé, relevé avec beaucoup de soin par le sereno : figure ovale, menton rond, front ordinaire, nez moyen, pas de signes particuliers. Reconnaissez-vous M. de Salcedo à ce portrait ?

— Pas le moins du monde, répondit avec conviction don Geronimo… Mais comment retrouver la trace d’Andrès ?…

— Ne vous inquiétez pas, la police veille sur les citoyens ; elle voit tout, elle entend tout, elle est partout ; rien ne lui échappe ; Argus n’avait que cent yeux, elle en a mille, et qui ne se laissent pas endormir par des airs de flûte. Nous retrouverons don Andrès, fût-il au fond des enfers. Je vais mettre deux agents en route, les plus fines mouches qui aient jamais existé, Argamasilla et Covachuelo, et dans vingt-quatre heures nous saurons à quoi nous en tenir. »

Don Geronimo remercia, salua et sortit plein de confiance. Il retourna chez lui et fit le récit de la conversation qu’il avait eue avec la police à sa fille, qui n’eut pas un instant l’idée que le manolo blessé rue del Povar pût être son fiancé.

Feliciana pleurait la perte de son novio avec la réserve d’une demoiselle bien née ; car il serait indécent à une jeune personne de paraître regretter trop vivement un homme. De temps à autre, elle portait à ses yeux son mouchoir bordé de dentelles, pour essuyer une larme qui germait péniblement dans le coin de sa paupière. Les duos délaissés traînaient mélancoliquement sur le piano fermé : signe de grande prostration morale chez Feliciana. Don Geronimo attendait avec impatience que les vingt-quatre heures fussent écoulées pour voir le triomphant rapport de Covachuelo et d’Argamasilla.

Les deux spirituels agents allèrent d’abord à la maison d’Andrès, et firent causer adroitement les valets sur les habitudes de leur maître. Ils apprirent que don Andrès prenait du chocolat le matin, faisait la sieste à midi, s’habillait sur les trois heures, allait chez doña Feliciana Vasquez de los Rios, dînait à six heures et rentrait se coucher vers minuit, après la promenade ou le spectacle, ce qui donna profondément à réfléchir aux deux agents. Ils surent aussi qu’en sortant de chez lui, Andrès avait descendu la rue d’Alcala jusqu’à la calle ancha de Peligros : ce détail précieux leur fut donné par un portefaix asturien qui se tenait habituellement devant la porte.

Ils se transportèrent rue de Peligros, et parvinrent à découvrir qu’Andrès y avait effectivement passé l’avant-veille, à six heures et quelques minutes ; de fortes présomptions pouvaient faire croire qu’il avait suivi son chemin par la rue de la Cruz.

Ce résultat important obtenu, fatigués par la violente contention d’esprit qu’il avait fallu pour y parvenir, ils entrèrent dans un ermitage, c’est ainsi qu’on appelle les cabarets à Madrid, et se mirent à jouer aux cartes en sablant une bouteille de vin de Manzanilla. La partie dura jusqu’au matin.

Après un court sommeil, ils reprirent leurs recherches et parvinrent à suivre rétrospectivement Andrès jusqu’aux environs du Rastro ; là ils perdirent ses traces, personne ne pouvait plus leur donner des nouvelles du jeune homme en redingote noire, en gilet de piqué jaune, en pantalon blanc. Évaporation complète ! Tous l’avaient vu aller, nul ne l’avait vu revenir… Ils ne savaient que penser. Andrès ne pouvait cependant avoir été escamoté en plein jour dans un des quartiers les plus populeux de Madrid ; à moins qu’une trappe ne se fût ouverte sous ses pieds et refermée aussitôt, il n’y avait pas moyen d’expliquer cette suppression de personne.

Ils errèrent longtemps aux alentours du Rastro, interrogèrent quelques marchands, et n’en purent tirer rien autre chose. Ils s’adressèrent même à la boutique où Andrès s’était travesti ; mais c’était la femme qui les reçut, et c’était le mari qui avait vendu les habits : elle ne put donc leur donner aucun renseignement, et d’ailleurs ne comprit rien aux questions ambiguës qu’ils lui firent ; sur leur mauvaise mine, elle les prit même pour des voleurs, quoiqu’ils fussent précisément le contraire, et leur ferma la porte au nez d’assez mauvaise humeur, tout en regardant s’il ne lui manquait rien.

Tel fut le résultat de la journée. Don Geronimo retourna à la police, qui lui répondit gravement qu’on était sur la trace des coupables, mais qu’il ne fallait rien compromettre par trop de précipitation. Le brave homme, émerveillé, répéta la réponse de la police à Feliciana, qui leva les yeux au ciel, poussa un soupir et ne crut pas se permettre une exclamation trop forte pour la circonstance en disant : « Pauvre Andrès ! »

Un fait bizarre vint compliquer cette ténébreuse affaire. Un jeune drôle d’une quinzaine d’années environ avait déposé dans la maison d’Andrès un paquet assez gros, et s’était précipitamment retiré en jetant cette phrase : « Pour remettre à M. Salcedo. »

Cette phrase, si simple en apparence, parut une infernale ironie lorsqu’on ouvrit le paquet.

Il renfermait, devinez quoi ? la redingote noire, le gilet piqué jaune, le pantalon blanc de l’infortuné Andrès, et ses jolies bottes vernies à la tige de maroquin rouge. On avait poussé le sarcasme jusqu’à rouler ses gants de Paris l’un dans l’autre avec beaucoup de soin.

À ce fait étrange et sans exemple dans les annales du crime, Argamasilla et Covachuelo restèrent frappés de stupeur : l’un leva les bras au ciel, l’autre les laissa pendre flasquement le long de ses hanches, dans une attitude découragée ; le premier dit : O tempora ! et le second : O mores !

Qu’on ne s’étonne pas d’entendre deux alguazils parler latin : Argamasilla avait étudié la théologie, et Covachuelo le droit ; mais ils avaient eu des malheurs. Qui n’en a pas eu ?

Renvoyer les habits de la victime à son domicile, fort proprement pliés et ficelés, n’était-ce pas un raffinement de perversité rare ? Joindre la raillerie au crime, quel beau texte pour le discours du fiscal !

Cependant l’examen des habits envoyés rendit encore les dignes agents plus perplexes.

Le drap de la redingote était parfaitement intact ; aucun trou triangulaire ou rond, accusant le passage d’une lame ou d’une balle, ne s’y montrait. Peut-être la victime avait-elle été étouffée. Alors il y aurait eu lutte ; le gilet et le pantalon n’auraient pas eu cette fraîcheur : ils seraient tordus, fripés, déchirés, on ne pouvait supposer qu’Andrès de Salcedo se fût déshabillé lui-même avec précaution avant la perpétration du crime et livré tout nu aux poignards de ses assassins pour ménager ses hardes : c’eût été une petitesse !

Il y avait vraiment de quoi casser contre les murs des têtes plus fortes que celles d’Argamasilla et de Covachuelo.

Covachuelo, qui était le plus logicien des deux, après s’être tenu pendant un quart d’heure les tempes à deux mains pour empêcher l’intensité de la méditation de faire éclater son front de génie, émit cette idée triomphante :

« Si le seigneur Andrès de Salcedo n’est pas mort, il doit être vivant, car ce sont les deux manières d’être de l’homme ; je n’en connais pas une troisième. »

Argamasilla fit un signe de tête en manière d’adhésion.

« S’il vit, ce dont j’ai la persuasion, il ne doit pas aller sans vêtement, more ferarum. Il n’avait aucun paquet en sortant de chez lui ; et, comme voilà ses habits, il doit en avoir acheté d’autres nécessairement, car il n’est pas supposable que dans cette civilisation avancée un homme se contente du vêtement adamique. »

Les yeux d’Argamasilla lui sortaient des orbites, tant il écoutait, avec une attention profonde, le raisonnement de son ami Covachuelo.

« Je ne pense pas que don Andrès eût fait préparer d’avance les habits dont il se serait revêtu plus tard dans une maison du quartier où nous avons perdu ses traces ; il doit avoir acheté des nippes chez quelque fripier, après avoir renvoyé ses propres vêtements.

— Tu es un génie, un dieu, dit Argamasilla en serrant Covachuelo sur son cœur ; permets que je t’embrasse : à dater de ce jour, je ne suis plus ton ami, mais ton séide, ton chien, ton mameluk. Dispose de moi, grand homme, je te suivrai partout. Ah ! si le gouvernement était juste, au lieu d’être simple agent de police, tu serais chef politique dans les plus importantes villes du royaume. Mais les gouvernements ne sont jamais justes !

— Nous allons fouiller toutes les boutiques des fripiers et des marchands d’habits tout faits de la ville ; nous examinerons leurs registres de vente, et nous aurons, de cette manière, le nouveau signalement du seigneur Salcedo. Si le portier avait eu l’idée d’arrêter ou de faire arrêter le muchacho qui a remis le paquet, nous aurions su par lui qui l’envoyait, et d’où il venait. Mais les gens qui ne sont pas de la partie ne pensent à rien, et nul ne pouvait prévoir cet incident. Allons, en route, Argamasilla : tu vas visiter les tailleurs de la Calle-Mayor ; moi, je confesserai les fripiers du Rastro. »

Au bout de quelques heures, les deux amis faisaient leur rapport à l’alcade.

Argamasilla raconta minutieusement et compendieusement le résultat de ses recherches. Un individu revêtu du costume de majo, paraissant fort agité, avait acheté et payé, sans faire d’observation sur le prix (signe d’une grande préoccupation morale), un frac et un pantalon noirs, chez un des principaux maîtres tailleurs établis sous les piliers de la Calle-Mayor.

Covachuelo dit qu’un marchand du Rastro avait vendu une veste, un gilet et une ceinture de manolo à un homme en redingote noire et en pantalon blanc, qui, selon toute probabilité, n’était autre que don Andrès de Salcedo en personne.

Tous deux s’étaient déshabillés dans l’arrière-boutique et étaient sortis revêtus de leurs nouveaux costumes, qui, vu la classe de la société à laquelle ceux qui les portaient semblaient appartenir, étaient à coup sûr des déguisements. Dans quel but, le même jour, et presque à la même heure, un homme du monde avait-il pris la veste de majo, et un majo le frac d’un homme du monde ? c’est ce que les faibles moyens d’agents subalternes comme les pauvres Argamasilla et Covachuelo ne sauraient décider, mais que devinerait infailliblement la haute perspicacité du magistrat devant lequel ils avaient l’honneur de parler.

Quant à eux, sauf meilleur avis, ils pensaient que cette disparition mystérieuse, cette coïncidence singulière de travestissements, ces habits renvoyés par manière de défi, toutes ces choses d’une étrangeté inexplicable, devaient se rattacher à quelque grande conspiration ayant pour but de mettre sur le trône Espartero ou le comte de Montemolin. Sous ces habits d’emprunt, les coupables étaient sans doute partis pour aller rejoindre, dans l’Aragon ou la Catalogne, quelque noyau carliste, quelque reste de guérilla cherchant à se réorganiser. L’Espagne dansait sur un volcan ; mais, si l’on voulait bien leur accorder une gratification, ils se chargeaient, à eux deux, Argamasilla et Covachuelo, d’éteindre ce volcan, d’empêcher les coupables de rejoindre leurs complices, et promettaient, sous huit jours, de livrer la liste des conjurés et les plans du complot.

L’alcade écouta ce rapport remarquable avec toute l’attention qu’il méritait, et dit aux deux agents :

« Avez-vous quelques renseignements sur les démarches faites par ces deux individus après leur travestissement réciproque ?

— Le majo, habillé en homme du monde, est allé se promener dans le salon du Prado, est entré au théâtre del Circo, et a pris une glace au café de la Bourse, répondit Argamasilla.

— L’homme du monde, habillé en majo, a fait plusieurs tours sur la place de Lavapiès et dans les rues adjacentes, flânant, lorgnant les manolas aux fenêtres ; ensuite il a bu une limonade à la neige, dans une orchateria de chufas, déposa Covachuelo.

— Chacun a pris le caractère de son costume, dissimulation profonde, infernale habileté, dit l’alcade ; l’un voulait se populariser et sonder les sentiments de la classe basse ; l’autre voulait assurer la haute de la sympathie et de la coopération populaires. Mais nous sommes là, nous veillons au grain ! Nous vous prendrons la main dans le sac, messieurs les conspirateurs, carlistes ou ayacuchos, progressistes ou retardataires. Ha ! ha ! Argus avait cent yeux, mais la police en a mille qui ne dorment pas. »

Cette phrase était le refrain du digne homme, son dada, son Lilla Burello. Il trouvait avec raison qu’elle remplaçait fort majestueusement une idée, quand l’idée lui manquait.

« Argamasilla et Covachuelo, vous aurez votre gratification. Mais ne savez-vous pas ce que sont devenus vos deux criminels (car ils le sont), après les allées et les venues exigées par leurs funestes projets ?

— Nous l’ignorons ; car il faisait déjà sombre, et, comme nous ne pouvons obtenir sur des démarches extérieures et passées que des témoignages oculaires et peu détaillés, nous avons perdu leurs traces à dater de la nuit.

— Diable ! c’est fâcheux, reprit l’alcade.

— Oh ! nous les retrouverons », s’écrièrent les deux amis avec enthousiasme.

Don Geronimo revint dans la journée pour savoir s’il y avait des nouvelles.

Le magistrat le reçut assez sèchement ; et comme don Geronimo Vasquez se confondait en excuses et demandait pardon d’avoir été sans doute importun, il lui dit :

« Vous devriez bien ne pas vous intéresser si ostensiblement à don Andrès de Salcedo ; il est impliqué dans une vaste conspiration dont nous sommes à la veille de saisir tous les fils.

— Andrès conspire ! s’écria don Geronimo ; lui !

— Lui, répéta d’un ton péremptoire l’officier de police.

— Un garçon si doux, si tranquille, si gai, si inoffensif !

— Il feignait la douceur comme Brutus contrefaisait la folie ; moyen de cacher son jeu et de détourner l’attention. Nous connaissons cela, nous autres vieux renards. Ce qui pourrait lui arriver de mieux, c’est qu’on ne le retrouvât pas. Souhaitez-le pour lui. »

Le pauvre Geronimo se retira très penaud et très honteux de son peu de perspicacité. Lui qui connaissait Andrès depuis l’enfance et l’avait fait sauter tout petit sur ses genoux, il ne se doutait pas le moins du monde qu’il avait recueilli dans sa maison un conspirateur d’une espèce si dangereuse. Il admirait avec terreur la sagacité effrayante de la police, qui, en si peu de temps, avait découvert un secret qu’il n’avait jamais soupçonné, lui qui pourtant voyait tous les jours le criminel, et l’avait méconnu au point de vouloir en faire son gendre.

L’étonnement de Feliciana fut au comble lorsqu’elle apprit qu’elle avait été courtisée avec tant d’assiduité par le chef d’un complot carliste aux immenses ramifications. Quelle force d’âme il fallait qu’eût don Andrès pour ne rien laisser transparaître de ses hautes préoccupations politiques, et répéter avec tant de flegme des duos de Bellini ! Fiez-vous donc après cela aux airs reposés, aux mines tranquilles, aux yeux sereins, aux bouches souriantes ! Qui eût dit qu’Andrès, qui ne prenait feu que pour les courses de taureaux et ne paraissait avoir d’autre opinion que de préférer Sevilla à Rodriguez, le Chiclanero à Arjona, cachait de si vastes pensées sous cette frivolité apparente ?

Les deux agents se livrèrent à de nouvelles recherches et découvrirent que le jeune homme blessé et recueilli par Militona était le même qui avait acheté des habits au Rastro. Le rapport du sereno et celui du fripier concordaient parfaitement. Veste chocolat, gilet bleu, ceinture rouge, il n’y avait pas à s’y tromper.

Cette circonstance dérangeait un peu les espérances d’Argamasilla et de Covachuelo relativement à la conspiration. La disparition d’Andrès leur eût été plus commode. La chose avait l’air de se réduire à une simple intrigue amoureuse, à une innocente querelle de rivaux, à un meurtre pur et simple, ce qu’il y a au monde de plus insignifiant. Les voisins avaient entendu la sérénade, tout s’expliquait.

Covachuelo dit en soupirant :

« Je n’ai jamais eu de bonheur. »

Argamasilla répondit d’un ton larmoyant :

« Je suis né sous une étoile enragée. »

Pauvres amis ! flairer une conspiration et mettre la main sur une méchante petite rixe suivie seulement de blessures graves ! C’était navrant.

Retournons à Juancho, que nous avons abandonné depuis son combat au couteau contre Andrès. Une heure après il était retourné, à pas de loup, sur le théâtre de la lutte, et, à sa grande surprise, il n’avait pas retrouvé le corps à la place où il était certain de l’avoir vu tomber. Son adversaire s’était-il relevé et traîné plus loin dans les convulsions de l’agonie ? avait-il été ramassé par les serenos ? C’est ce qu’il ne pouvait savoir. Devait-il, lui Juancho, rester ou s’enfuir ? Sa fuite le dénoncerait, et d’ailleurs l’idée de s’éloigner de Militona, de la laisser libre d’agir à son caprice, était insupportable à sa jalousie. La nuit était obscure, la rue déserte, personne ne l’avait vu. Qui pourrait l’accuser ?

Cependant le combat avait duré assez longtemps pour que son adversaire le reconnût ; car les toreros, comme les acteurs, ont des figures notoires et, s’il n’était pas mort sur le coup, comme l’on pouvait le supposer, peut-être l’avait-il dénoncé. Juancho, qui était en délicatesse avec la police pour ses vivacités de couteau, courrait risque, s’il était pris, d’aller passer quelques étés dans les possessions espagnoles en Afrique, à Ceuta ou à Melilla.

Il s’en alla donc chez lui, fit sortir dans la cour son cheval de Cordoue, lui jeta une couverture bariolée sur le dos et partit au galop.

Si un peintre eût vu passer dans les rues ce robuste cavalier pressant des jambes ce grand cheval noir, à la crinière échevelée, à la queue flamboyante, qui arrachait des aigrettes d’étincelles au pavé inégal, et filait le long des murailles blanchâtres sur lesquelles son ombre avait de la peine à le suivre, il eût fait une figure d’un effet puissant ; car ce galop bruyant à travers la ville silencieuse, cette hâte à travers la nuit paisible, étaient tout un drame : mais les peintres étaient couchés.

Il eut bientôt atteint la route de Caravanchel, dépassé le pont de Ségovie, et s’élança à fond de train dans la campagne sombre et morne.

Déjà il était à plus de quatre lieues de Madrid, lorsque la pensée de Militona se présenta si vivement à son esprit, qu’il se sentit incapable d’aller plus loin. Il crut que son coup n’avait pas été bien porté, et que son rival n’avait peut-être qu’une légère blessure ; il se le figura guéri, aux genoux de Militona souriante.

Une sueur froide lui baigna le front ; ses dents s’engrenèrent les unes dans les autres sans qu’il pût les desserrer ; ses genoux convulsifs serrèrent si violemment les flancs de son cheval, que la noble bête, les côtés ployés, manquant de respiration, s’arrêta court. Juancho souffrait comme si on lui eût plongé dans le cœur des aiguilles rougies au feu.

Il tourna bride et revint vers la ville comme un ouragan. Quand il arriva, son cheval noir était blanc d’écume. Trois heures du matin venaient de sonner ; Juancho courut à la rue del Povar. La lampe de Militona brillait encore, chaste et tremblante étoile, à l’angle d’un vieux mur. Le torero essaya d’enfoncer la porte de l’allée ; mais, en dépit de sa force prodigieuse, il ne put en venir à bout. Militona avait soigneusement baissé les barres de fer à l’intérieur. Juancho rentra chez lui, brisé, malheureux à faire pitié, et dans l’incertitude la plus horrible ; car il avait vu deux ombres sur le rideau de Militona. S’était-il donc trompé de victime ?

Quand il fit grand jour, le torero, embossé dans sa cape et le chapeau sur les yeux, vint écouter les différentes versions qui circulaient dans le voisinage sur l’événement de la nuit ; il apprit que le jeune homme n’était pas mort, et que, déclaré non transportable, il occupait la chambre de Militona, qui l’avait recueilli, action charitable dont les commères du quartier la louaient fort. Malgré sa vigueur, il sentit ses genoux chanceler et fut forcé de s’appuyer à la muraille ; son rival dans la chambre et sur le lit de Militona ! Le neuvième cercle d’enfer n’aurait pu inventer pour lui une torture plus horrible.

Prenant une résolution suprême, il entra dans la maison et commença à gravir l’escalier d’un pas lourd et plus sinistrement sonore que celui de la statue du commandeur.