Militona/7

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Militona (1847)
Hachette (p. 107-116).


VII


Arrivé au palier du premier étage, Juancho, chancelant, éperdu, s’arrêta et demeura comme pétrifié ; il avait peur de lui-même et des choses terribles qui allaient se passer. Cent mille idées lui traversèrent la tête en une minute. Se contenterait-il de trépigner son rival et de lui faire rendre ce qui lui restait de son souffle abhorré ? Tuerait-il Militona ou mettrait-il le feu à la maison ? Il flottait dans un océan de projets horribles, insensés, tumultueux. Pendant un court éclair de raison, il fut sur le point de descendre, et avait même déjà fait une demi-conversion de corps ; mais la jalousie lui enfonça de nouveau son épine empoisonnée dans le cœur, et il recommença à gravir la rude échelle.

Certes, il eût été difficile de trouver une nature plus robuste que celle de Juancho : un col rond comme une colonne et fort comme une tour, rattachait sa tête puissante à ses épaules athlétiques ; des nerfs d’acier s’entrecroisaient sur ses bras invincibles ; sa poitrine eût défié les pectoraux de marbre des gladiateurs antiques ; d’une main il aurait arraché la corne d’un taureau ; et pourtant la violence de la douleur morale brisait toute cette force physique. La sueur baignait ses tempes, ses jambes se dérobaient sous lui, le sang montait à sa tête par folles vagues, et il lui passait des flammes dans les yeux. A plusieurs reprises il fut obligé de s’accrocher à la rampe pour ne pas tomber et rouler comme un corps inerte à travers l’escalier, tant il souffrait atrocement de l’âme.

A chaque degré il répétait, en grinçant comme une bête fauve :

« Dans sa chambre !... dans sa chambre !... » Et machinalement il ouvrait et il fermait son long couteau d’Albacète, qu’il avait tiré de sa ceinture.

Il arriva enfin devant la porte, et là, retenant sa respiration, il écouta.

Tout était tranquille dans l’intérieur de la chambre, et Juancho n’entendit plus que le sifflement de ses artères et les battements sourds de son cœur.

Que se passait-il dans cette chambre silencieuse, derrière cette porte, faible rempart qui le séparait de son ennemi ? Militona, compatissante et tendrement inquiète, se penchait sans doute vers la couche du blessé pour épier son sommeil et calmer ses souffrances.

« Oh ! se dit-il, si j’avais su qu’il ne fallait qu’un coup de couteau dans la poitrine pour te plaire et t’attendrir, ce n’est pas à lui, mais à moi, que je l’aurais donné ; dans ce funeste combat, je me serais découvert exprès pour tomber mourant devant ta maison. Mais tu m’aurais laissé me tordre sur le pavé sans secourir mon agonie : car je ne suis pas un joli monsieur à gants blancs et à redingote pincée, moi ! »

Cette idée réveillant sa fureur, il heurta violemment.

Andrès tressaillit sur sa couche de douleur ; Militona, qui était assise près de son lit, se leva droite et pâle, comme poussée par un ressort ; la tia Aldonza devint verte, et fit un signe de croix en baisant son pouce.

Le coup était si bref, si fort, si impératif, qu’il n’y avait pas moyen de ne pas ouvrir. Un autre coup pareil à celui-là, et la porte tombait en dedans.

C’est ainsi que frappent les convives de marbre, les spectres qu’on ne peut chasser, tous les êtres fatals qui surviennent aux dénouements : la Vengeance avec son poignard, la Justice avec son glaive.

La tia Aldonza ouvrit le judas d’une main tremblante, et par le trou carré aperçut la tête de Juancho.

Le masque de Méduse, blafard au milieu de sa chevelure vipérine et verdâtre, n’eût pas produit un effet plus terrible sur la pauvre vieille ; elle voulut appeler, mais aucun son ne put s’exhaler de sa gorge aride, elle resta les doigts écartés, les prunelles fixes, la bouche ouverte avec son cri figé, comme si elle eût été changée en pierre.

Il est vrai que la tête du torero, ainsi encadrée, n’avait rien de rassurant : une auréole rouge cernait ses yeux ; il était livide, et ses pommettes, abandonnées par le sang, faisaient deux taches blanches dans sa pâleur ; ses narines dilatées palpitaient comme celles des bêtes féroces flairant une proie ; ses dents mordaient sa lèvre toute gonflée de leurs empreintes. La jalousie, la fureur et la vengeance combattaient sur cette physionomie bouleversée.

« Notre-Dame d’Almudena, marmotta la vieille, si vous nous sauvez de ce péril, je vous dirai une neuvaine et vous donnerai un cierge à feston et à poignée de velours »

Tout courageux qu’il fût, Andrès éprouva ce sentiment de malaise que les hommes les plus braves ressentent en face d’un péril contre lequel ils sont sans défense ; il étendit machinalement la main comme pour chercher quelque arme.

Voyant qu’on n’ouvrait pas, Juancho appuya son épaule et fit une pesée ; les ais crièrent et le plâtre commença à se détacher autour des gonds et de la serrure.

Militona, se posant devant Andrès, dit d’une voix ferme et calme à la vieille, folle de terreur :

« Aldonza, ouvrez, je le veux. »

Aldonza tira le verrou, et, se rangeant contre le mur, elle renversa le battant de la porte sur elle pour se couvrir, comme le belluaire qui lâche un tigre dans l’arène, ou le garçon de toril donnant la liberté à une bête de Gaviria ou de Colmenar.

Juancho, qui s’attendait à plus de résistance, entra lentement, un peu déconcerté de n’avoir pas trouvé d’obstacles. Mais un regard jeté sur Andrès, couché sur le lit de Militona, lui rendit toute sa colère.

Il saisit le battant de la porte, auquel se cramponnait de toute sa force la tia Aldonza, qui croyait sa dernière heure arrivée, et la referma malgré tous les efforts de la pauvre femme ; puis il s’appuya le dos à la porte et croisa les bras sur sa poitrine.

« Grand Dieu ! murmura la vieille claquant des dents, il va nous massacrer ici tous les trois. Si j’appelais au secours par la fenêtre ? »

Et elle fit un pas de ce côté. Mais Juancho, devinant son intention, la rattrapa par un pan de sa robe, et, d’un mouvement brusque, la replaqua au mur avec un morceau de jupe de moins.

« Sorcière, n’essaye pas de crier, ou je te tords le col comme à un poulet, et je te fais rendre ta vieille âme au diable ! Ne te mets pas entre moi et l’objet de ma colère, ou je t’écraserai en allant à lui. » Et en disant cela, il montrait Andrès faible et pâle et tâchant de soulever un peu sa tête de dessus l’oreiller.

La situation était horrible ; cette scène n’avait fait aucun bruit qui pût alarmer les voisins. Et d’ailleurs les voisins, retenus par la terreur qu’inspirait Juancho, se seraient plutôt enfermés chez eux qu’ils n’auraient eu l’idée d’intervenir dans un semblable débat ; aller chercher la police ou la force armée demandait beaucoup de temps, et il aurait fallu que quelqu’un du dehors fût prévenu, car il n’y avait pas moyen de songer à s’échapper de la chambre fatale.

Aussi le pauvre Andrès, déjà frappé d’un coup de couteau, affaibli par la perte de son sang, n’ayant pas d’armes et hors d’état d’en faire usage quand il en aurait eu, embarrassé de linges et de couvertures, se trouvait à la merci d’un brutal ivre de jalousie et de rage, sans qu’aucun moyen humain pût le défendre : tout cela parce qu’il avait regardé le profil d’une jolie manola à la course de taureaux. Il est permis de croire qu’en ce moment il regrettait le piano, le thé et les mœurs prosaïques de la civilisation. Cependant il jeta un regard suppliant à Militona, comme pour la prier de ne pas essayer une lutte inutile, et il la trouva si radieusement belle dans la blancheur de son épouvante, qu’il ne fut pas fâché de l’avoir connue même à ce prix.

Elle était là debout, une main appuyée sur le bord du lit d’Andrès, qu’elle semblait vouloir défendre, et l’autre étendue vers la porte avec un geste de suprême majesté :

« Que venez-vous faire ici, meurtrier ? dit-elle à Juancho d’une voix vibrante ; il n’y a qu’un blessé dans cette chambre où vous cherchez un amant ! retirez-vous sur-le-champ. N’avez-vous pas peur que la plaie ne se mette à saigner en votre présence ? N’est-ce pas assez de tuer ? faut-il encore assassiner ? »

La jeune fille accentua ce mot d’une façon singulière et l’accompagna d’un regard si profond, que Juancho se troubla, rougit, pâlit, et sa physionomie de féroce devint inquiète. Après un silence, il dit d’une voix entrecoupée :

« Jure-moi sur les reliques de Monte-Sagrado et sur l’image de Notre-Dame del Pilar, par ton père qui fut un héros, par ta mère qui fut une sainte, que tu n’aimes pas ce jeune homme, et je me retire aussitôt ! »

Andrès attendit avec anxiété la réponse de Militona.

Elle ne répondit pas.

Ses longs cils noirs s’abaissèrent sur ses joues que colorait une imperceptible rougeur.

Bien que ce silence pût être un arrêt de mort pour lui, Andrès, qui avait attendu la réponse de Militona avec anxiété, se sentit le cœur inondé d’une satisfaction indicible.

« Si tu ne veux pas jurer, continua Juancho, affirme-le-moi simplement. Je te croirai ; tu n’as jamais menti ; mais tu gardes le silence, il faut que je le tue... Et il s’avança vers le lit, son couteau ouvert... Tu l’aimes !

— Eh bien ! oui, s’écria la jeune fille avec des yeux étincelants et la voix tremblante d’une colère sublime. S’il doit mourir à cause de moi, qu’il sache du moins qu’il est aimé ; qu’il emporte dans la tombe ce mot, qui sera sa récompense et ton supplice. »

Juancho, d’un bond, fut à côté de Militona, dont il saisit vivement le bras.

« Ne répète pas ce que tu viens de dire, ou je ne réponds plus de moi, et je te jette, avec ma navaja dans le cœur, sur le corps de ce mignon.

— Que m’importe ? dit la courageuse enfant. Crois-tu que je vivrai, s’il meurt ? »

Andrès, par un effort suprême, essaya de se relever sur son séant. Il voulut crier : une écume rose monta à ses lèvres ; sa plaie s’était rouverte. Il retomba évanoui sur son oreiller.

— Si tu ne sors pas d’ici, dit Militona en voyant Andrès en cet état, je croirai que tu es vil, infâme et lâche ; je croirai que tu aurais pu sauver Dominguez lorsque le taureau s’est agenouillé sur sa poitrine et que tu ne l’as pas fait, parce que tu étais bassement jaloux.

— Militona ! Militona ! vous avez le droit de me haïr, quoique jamais femme n’ait été aimée par un homme comme vous par moi ; mais vous n’avez pas le droit de me mépriser. Rien ne pouvait arracher Dominguez à la mort !

— Si vous ne voulez pas que je vous regarde comme un assassin, retirez-vous de suite.

— Oui, j’attendrai qu’il soit guéri, répondit Juancho d’un ton sombre ; soignez-le bien... J’ai juré que, moi vivant, vous ne seriez à personne. »

Pendant ce débat, la vieille, entrebâillant la porte, avait été sonner l’alarme dans le voisinage et requérir main-forte.

Cinq ou six hommes se précipitèrent sur Juancho, qui sortit de la chambre avec une grappe de muchachos suspendue après lui ; il les secoua et les jeta contre les murs comme le taureau fait des chiens, sans qu’aucun pût mordre et l’arrêter.

Puis il s’enfonça d’un pas tranquille dans le dédale des rues qui entourent la place de Lavapiès.

Cette scène aggrava l’état d’Andrès, qui fut pris d’une fièvre violente et délira toute la journée, toute la nuit et le jour suivant. Militona le veilla avec la plus délicate et la plus amoureuse sollicitude.

Pendant ce temps-là, Argamasilla et Covachuelo, comme nous l’avons raconté à nos lecteurs, par leurs industrieuses démarches étaient parvenus à découvrir que le manolo blessé rue del Povar n’était autre que M. de Salcedo, et l’alcade du quartier avait écrit à don Geronimo que le jeune homme auquel il s’intéressait avait été retrouvé chez une manola de Lavapiès, qui l’avait recueilli à moitié mort devant sa porte et couvert, on ne savait pourquoi, d’un vêtement de majo.

Feliciana, à cette nouvelle, se posa cette question, à savoir si une jeune fiancée peut aller voir en compagnie de son père ou d’une parente respectable, son fiancé dangereusement blessé. N’y a-t-il pas quelque chose de choquant à ce qu’une demoiselle bien élevée voie prématurément un homme dans un lit ? Ce spectacle, quoique rendu chaste par la sainteté de la maladie, n’est-il pas de ceux que doit se refuser une vierge pudique ? Mais cependant, si Andrès allait se croire abandonné et mourait de chagrin ! Ce serait bien triste.

« Mon père, dit Feliciana, il faudra que nous allions voir ce pauvre Andrès.

— Volontiers, ma fille, répondit le bonhomme ; j’allais te le proposer. »