Mille et un jours en prison à Berlin/02

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L’Éclaireur Enr (p. 1-7).

Chapitre I


« c’est la guerre ! »


Ce jour-là, une atmosphère de religiosité enveloppait l’imposante chaîne de montagnes qui séparent l’Espagne de la France. Le Congrès Eucharistique, qui prenait fin, avait réuni, à Lourdes, un nombreux clergé et un peuple immense venus de tous les coins du monde. Tous — fidèles par centaines de mille : laïques, prêtres, prélats, évêques, princes de l’Église — avaient, la veille au soir, mêlé leurs voix dans les chants pieux de l’inoubliable et grandiose procession aux flambeaux en face de la Basilique, pendant que là-haut, au sommet du Pic du Gers, la croix flamboyante se détachait dans la nuit profonde. Cette croix de feu, au fond de la nue, semblait rappeler la parole angélique d’il y a deux mille ans : Pax hominibus bonae voluntatis.

C’était le 26 juillet 1914, un dimanche. Nous nous promenions, ma femme et moi, dans le parc d’un village pyrénéen. Le soleil dardait ses rayons chauds et vivifiants, incendiant toute la vallée du Gave. Soudain, un camelot s’approche de nous portant sous son bras un paquet de journaux. Le gamin criait à tue-tête : — « C’est la guerre ! C’est la guerre ! » Nous lui coupons la parole en posant cette question :

— « Quelle guerre ? »…

— « Mais la guerre entre l’Autriche et la Serbie, monsieur. Vous aurez tous les détails en achetant mon journal : la Liberté du Sud-Ouest. »

En effet, ce matin-là, toute la presse européenne publiait le texte de l’ultimatum, désormais fameux, que l’Autriche venait de lancer à la petite Serbie.

Le lendemain, dans le rapide qui nous ramenait de Bordeaux à Paris, nous trouvions, à chaque gare importante, les plus récentes éditions des quotidiens français où était commenté à profusion, avec passion et nervosité, le document diplomatique qui menaçait de troubler la paix de l’Europe. — On discutait fiévreusement dans le compartiment où nous étions : — « C’est bien encore et toujours la perfide Autriche ! »… D’autres ajoutaient : — « C’est encore plus l’ambitieuse et traîtresse Allemagne qui inspire l’Autriche ! »

Nous nous hâtions de retourner à Anvers, en ne faisant à Paris qu’une halte de quelques jours. Nous étions surpris de constater que dans cette tourmente diplomatique qui allait s’accentuant d’heure en heure, l’énorme capitale conservait un calme remarquable. On discutait bien dans les cafés, sur les grands boulevards, dans les omnibus, mais non pas avec cette agitation fébrile, cette verbosité, ce mélange de blague, d’enthousiasme, d’emballement et de contradiction que l’on a l’habitude d’observer chez un public parisien.

Lorsque, au débotter, j’essayai d’envoyer une dépêche en Belgique, on me répondit que les lignes télégraphiques étaient déjà entièrement et exclusivement à la disposition des autorités militaires, et que ma dépêche pourrait bien être retardée de vingt-quatre heures.

Le jour de mon départ de Paris pour Anvers, j’étais allé rendre visite à l’hon. M. Roy, à qui je posai la question — « Que pensez-vous de la situation diplomatique ? » L’éminent représentant du Canada me fit part de sa grande anxiété et de ses réelles appréhensions. Il me sembla plutôt pessimiste, redoutant une guerre entre l’Allemagne et la France.

Le 30 juillet, à midi, nous prenions, ma femme et moi, le rapide Paris-Amsterdam à destination d’Anvers, et nous traversions ce territoire de France et de Belgique qui à peine deux mois plus tard était le théâtre des horreurs de la guerre. Nous étions alors loin de penser que ces cités, véritables fourmilières industrielles, et ces campagnes couvertes à cette époque d’une moisson dorée invitant la faux du moissonneur seraient, avant quelques semaines, dévastées, saccagées, pillées et incendiées.

À Anvers, grande agitation. La garde civique a été appelée, et la rumeur circule, ce soir-là, 30 juillet, que l’Allemagne a des intentions sinistres, qu’elle se dispose à violer la neutralité de la Belgique. La seule mention d’un acte si contraire aux lois internationales soulève l’indignation de tous ceux que nous rencontrons. Nous traversons la ville et nous nous rendons à Capellen, village situé à six milles au nord de la ville d’Anvers, sur la grande chaussée Anvers-Rotterdam.

Le samedi, 1er août 1914, nous nous rendions d’Anvers à Bruxelles, puis à Ostende, où nous devions occuper une villa au bord de la mer, exactement à Middelkerke. Middelkerke est une place charmante qui vient justement d’être évacuée par les Allemands, et qui est située à mi-chemin entre Ostende et Nieuport. C’est des environs de Nieuport que partait la ligne de séparation entre les armées alliées et les armées teutonnes pendant les quatre années de la guerre.

Je me permettrai d’ouvrir ici une parenthèse afin de raconter un incident qui pourra jeter quelque lumière sur les intentions de l’Allemagne envers la Belgique.

Au moment où le train à destination d’Ostende sortait de la gare de Bruxelles, un couple entrait dans notre compartiment déjà rempli. Ce brave homme et sa femme s’excusèrent de leur mieux de pénétrer ainsi dans un compartiment encombré. On leur pardonna de bonne grâce, vu qu’à ce moment le trafic était déjà fortement congestionné. — C’était M. L. F… et sa femme, habitants de Gand, et voici l’aventure — leur aventure — qu’ils racontèrent aux six autres occupants du compartiment.

Comme je l’ai dit plus haut, c’était samedi, le 1er août. Or, la veille, 31 juillet, ce monsieur gantois et sa femme rentraient en Belgique, de retour d’une excursion en Allemagne. Dans un village d’Allemagne situé tout près de la frontière belge, ils furent arrêtés et leur automobile fut saisie par les autorités militaires locales, malgré leurs protestations. Notre Gantois et sa femme durent passer la nuit dans un petit hôtel de ce village, et dormir dans une chambre du rez-de-chaussée. « De toute la nuit, dit madame F…, il nous fut impossible de clore l’œil ; ce fut un défilé continuel de troupes allemandes allant vers la Belgique. Ces soldats passaient en chantant, tambours battants, et faisant un tapage infernal. Ils chantaient : « Deutschland, Deutschland, uber alles ! »

— Le lecteur est prié de remarquer que ceci se passait le soir du 31 juillet, et dans un village qui n’était qu’à deux ou trois kilomètres de la frontière belge, et que l’ultimatum de l’Allemagne à la Belgique n’était présentée que le 2 août.

Au cours de ce voyage de Bruxelles à Ostende, qui dura près de six heures par suite des retards occasionnés par la foule des passagers qui s’empressaient de rentrer dans leurs foyers, — plus ou moins effrayés qu’ils étaient par les rumeurs en circulation, — un autre incident eut lieu qui me semble assez intéressant pour être raconté un peu en détail.

Dans le compartiment que nous occupions, ma femme et moi, il y avait, — en outre de l’intéressant couple gantois, — quatre autres passagers, dont trois dames autrichiennes, une mère et ses deux filles, et un grand propriétaire de chevaux de course des environs de Charleroi. Ces dames autrichiennes semblaient appartenir à la meilleure société. Elles se rendaient à Ostende, avec l’intention de passer en Angleterre. La mère prétendait que son fils y était étudiant. La discussion s’engagea, on ne sait trop comment, entre le propriétaire de chevaux et les dames autrichiennes. Depuis quatre jours déjà, l’Autriche avait déclaré la guerre à la Serbie. La proposition anglaise suggérant de faire régler l’imbroglio austro-serbe au moyen d’une conférence était dans tous les esprits, et le monsieur de Charleroi qui, soit dit en passant, n’avait pas froid aux yeux, disait carrément son fait à l’Autriche. La dame autrichienne plaidait tout naturellement pour son pays ; elle prétendait que les Serbes étaient fourbes et conspiraient constamment contre l’Autriche. — « Les Serbes, disait le propriétaire de chevaux, je l’admets, ne sont pas intéressants, Madame, mais il y a quelque chose de moins intéressant que les Serbes, ce sont les horreurs de la guerre. L’Autriche est l’instrument de l’Allemagne, et cette guerre que vous venez de déclarer à un petit peuple, cette guerre est peut-être entreprise, Madame, par votre gouvernement dans le but d’arrondir son territoire balkanique, mais elle est avant tout dictée par l’autocrate de Postdam. » — La brave Autrichienne qui, il faut le reconnaître, apportait dans cette discussion une certaine dose de modération, s’obstinait à ne pas voir dans cette guerre la main de l’Allemagne. — « Nous verrons un peu », disait le propriétaire de chevaux, « nous verrons un peu ; attendez une fois seulement que la France, la Russie et l’Angleterre se donnent la main, et il m’est avis que l’empereur Guillaume regrettera d’avoir compromis le confort du fauteuil royal sur lequel il se prélasse depuis 25 ans ! »…

Nous arrivions à Gand, et nous prenons congé de ce malheureux couple gantois qui le matin même avait dû passer à pied la frontière de Belgique, et faire encore quelques milles de plus pour prendre un train à destination de Bruxelles.